ERROMANGO
L’île est bien celle que décrivait Pierre Benoît. Mais comment Pierre Benoît fit-il connaissance avec elle, perdue dans les fins fonds du Pacifique ?
Personnellement, je la rencontrai
pour la première fois en 1962. L’avion qui me transportait, un petit bimoteur
emportant six ou huit passagers s’est posé sur un terrain qui n’était qu’une
déchirure au milieu des arbres.
La piste avait été ouverte à la
machette. Elle avait juste la largeur suffisante pour se poser et le bout des
ailes frôlait les troncs des cocotiers. Comme la piste était aussi très courte,
l’avion bloquait ses freins juste au bord de la très haute falaise.
Quand il décollait, il effleurait les
têtes des papayers, puis chutait vers la mer.
Le pilote faisait ronfler les moteurs
et l’appareil reprenait doucement de l’altitude :
Impressionnant !
Un kaori
L’île est luxuriante, foisonnante,
étouffante de splendeurs végétales. C’est la splendeur d’une serre. Air rare,
saturé de vapeur, chaud comme l’haleine d’une bête et sentant le suint. Depuis
quinze jours, la pluie n’a pas cessé, drue comme un déluge. Les hommes courbent
le dos, comme si des graviers leur tombaient dessus, par poignées, par volées.
Les larges feuilles des tarots ont été lacérées.
Depuis une heure, il ne pleut plus.
La forêt s’égoutte, et c’est encore comme s’il pleuvait. La forêt que l’on
sent, que l’on devine, proche, vivante, enveloppante, mouvante. Mais la forêt
qu’à dire le vrai, on ne voit même pas ! On y est plongé, et elle est si dense
! Le sentier que l’on suit n’a que la largeur du pied, encore faut-il veiller à
ses contorsions, à ses détours, aux obstacles inattendus, aux arbres renversés,
aux torrents nés des dernières averses, qui roulent des eaux rouges et noires.
Les branches forment voûtes et ce n’est que rarement qu’elles laissent une
fente étroite à travers laquelle on aperçoit les lourds nuages mouvants.
Le sol doit être noir, noir de
cendres volcaniques, ou bien rouge d’argiles détritiques. On le devine, mais on
ne le voit pas : l’herbe le recouvre : Le pourpier, la tétragone, les impatiens
... Toutes plantes buveuses d’eau dont le climat favorise la pousse. De temps à
autre, assez rarement somme toute, un buisson éclate de feuilles rouges et de
fleurs rouges aussi : hibiscus, croton. On enjambe les racines et les
contreforts d’arbres gigantesques, des “ châtaigniers” dont les appendices et
tentacules se tortillent en nœuds de serpents. Parfois on distingue la branche
longue, lourde et horizontale d’un figuier banian. Cet arbre est aussi appelé
le figuier étrangleur.
Le banian ! Il est capable de
phagocyter, d’avaler carrément un autre arbre, son voisin, une maison. C’est
lui qui “avale”, au Cambodge, les palais et les temples d’Angkor ! Racines
aériennes qui forme une autre forêt, dont on dit qu’elle fait le lien, sorte de
ligne téléphonique, entre le ciel et la terre. On dit que ces racines
permettent de communiquer avec les morts, établissant la relation entre le ciel
et l’enfer. Des pigeons verts y roucoulent, se gorgeant de baies. Un loriquet,
vert lui aussi, mais on ne le voit que rarement tant il passe vite ! Il lance
un cri aigu. C’est le royaume du vert. Les petites tourterelles, nombreuses,
sont vertes elles aussi, avec une tache de rubis sur le dessus de la tête. À
quelques exceptions près, on est incapable de percevoir et d’identifier les
arbres qui se fondent dans la masse, elle-même drapée du haut en bas dans une
épaisse tapisserie de lianes et de feuillages épiphytes ou parasites. Une masse
végétale, comme une mer !
Cinq hommes avancent en colonne,
silencieux. Dans l’ordre, deux Mélanésiens un Européen à large chapeau, puis
encore deux “men-bush”. Les Mélanésiens sont grands, athlétiques, nus jusqu’à
la taille. Ils marchent pieds nus. Leur peau est fuligineuse. Leur chevelure crépue
forme une boule massive et indisciplinée. Ils ont le nez large et plat.
L’arcade sourcilière forme visière sur les yeux. Chacun porte un sabre
d’abattage. Les deux derniers se sont décoloré les cheveux qui semblent blonds,
d’un blond filasse tirant sur le roux. Ils se décolorent avec de la chaux.
L’Européen, lui, est un homme sec et
grand. Il semble avoir un peu moins de la cinquantaine. Il a le visage
ascétique et tanné. Les pommettes sont hautes. Hormis le chapeau de toile
beige, il porte une chemise saharienne, un short kaki et des bas de laine bien
tirés. Ses chaussures de brousse sont de toile. Les pas des Mélanésiens sont
souples, coulés. Ceux de l’Européen sont plus courts.
- ” Monsieur Wilkins, on ne va pas
trop vite ? “
- ” Allez, j’y arriverai ! “
Mais la mâchoire est crispée.
L’attitude trahit la souffrance, le visage est luisant de sueur. La chemise est
trempée.
- ” J’y arriverai. Il faut que j’y
arrive : L'avion se pose à onze heures !”
Wilkins, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, a ressenti dès hier les attaques de la fièvre. La nuit a été pénible : maux de tête effroyables, diarrhées ...
- ” Une crise d’amibiase encore. Il y
avait longtemps ! Je pensais que c’était fini !”
Wilkins, tout en marchant, revoit les
rizières de son enfance, les buffles noirs baignant dans les mares aux eaux
rouges. Il entend beugler les crapauds. Il songe aux plantations d’hévéas. Il
sent monter à ses narines l’odeur âcre du latex. Le latex ! Wilkins est pris de
nausée. La colonne s’arrête. Il vomit, se plie en deux, les mains sur le
ventre. Il a failli crier de douleur ...
L’avion se pose à onze heures. Il en
est dix. Encore une heure de marche, si tout va bien. On a quitté le bivouac au
lever du jour, vers les cinq heures.
- ” En route ! Je sais ce que c’est.
Deux jours de soins à l’hôpital de Port-Vila, et ce sera terminé. Le Docteur a
fait l’Indochine, il connaît bien le traitement des amibiases ...”
Mais les Mélanésiens sont obligés de
ralentir leur marche. On voit bien qu’ils sont inquiets, même si aucun d’entre
eux ne tourne la tête.
- ”Va, Kaltapan, vas-y ! Ne
t’inquiète pas, ça ira !”
Kaltapan est l’homme qui tient la
tête de la colonne, l’un des deux qui ont les cheveux décolorés. La fierté de
son port et de sa démarche marque son rang. C’est lui le chef du petit groupe
de Mélanésiens. Une plume est plantée dans sa tignasse; Il ne tourne même pas
la tête. Il ne répond pas. C’est tout juste s’il a montré qu’il a bien compris,
par un mouvement qui relève puis rabaisse ses sourcils. Mais il raccourcit le
pas.
- ”Kaltapan, pars devant. Si l’avion
se pose avant que j’arrive au terrain, tu expliqueras au pilote ce qui se
passe. Tu lui demanderas de m’attendre.”
Wilkins, en effet, s’est à nouveau
plié en deux sous la douleur. Il ôte son chapeau, sort un large mouchoir,
essuie son front couvert de sueur : La fièvre ! Il s’appuie à un tronc pendant
un moment. Même moiteur, même touffeur qu’aux rives du Mékong à l’approche de
la mousson. Images de femmes en pantalons noirs, légèrement pliées sous le
poids d’un fléau de bambou auquel pendent des marmites de soupe et de riz ...
Poissons-chats, silures de plusieurs centaines de kilos, cochons planches,
noirs, efflanqués (et c’est de cela qu’ils tirent leur nom ) ...
Kaltapan est parti, de ce pas couru
des chasseurs quand ils vont en forêt traquer le pigeon « notou », avec leur
arc dans le dos. Aucun doute : Il arrivera à temps. Burton, le pilote,
attendra.
Les Mélanésiens forment une petite
équipe qui accompagne Wilkins depuis un mois déjà. Il s’agit de prospecter la
forêt d’Erromango. Il y a ici des arbres qui sont bons pour l’industrie des
bois déroulés. Des kaoris, hauts et droits. Y en a-t-il suffisamment pour
tenter l’exploitation ? Terminer le dénombrement n’est plus qu’une question de
temps. Tout en marchant, Wilkins pense à sa revanche sur la vie.
- ” Remonter une affaire, une bonne
affaire, en exploitant les arbres ... Après avoir été chassé des plantations
d’hévéas en Indochine !”
- ”L’affaire est rentable, j’en suis
certain !”
Il en a parlé depuis longtemps avec
des entrepreneurs français dont les usines se trouvent dans le Poitou et les
Charentes. On peut rêver ... Mais ce n’est plus tout à fait un rêve. Les
rugissements des tronçonneuses, les arbres qui tombent. Les troncs que l’on
écorce et que l’on marque. Les tracteurs qui les tirent jusqu’à la mer. Les
quais que l’on construit. Les grues et les palans. Les navires au mouillage,
que l’on charge, qui partent tandis que d’autres arrivent. Les Mélanésiens au
travail, et les maisons en dur succédant à leurs cases de roseaux ! Du profit à
faire pour tout le monde, et des progrès à apporter.
La pente est rude, à laquelle grimpe
le sentier. Il s’est remis à pleuvoir. On courbe le dos à nouveau. Bientôt le
bruit de l’averse est assourdissant. Suivre ... Suivre l’homme qui marche
devant. Regarder où l’on pose le pied. On ne saurait regarder plus loin devant,
et la pluie se mêle à la sueur, emplit les yeux. Les vêtements se plaquent à la
peau ... On ne saurait se protéger de ces pluies-là ! Allez donc vous protéger
d’un déluge ! Il n’est pas de parapluie sous la cataracte! Il
n’est pas d’imperméable non plus, que l’on ne supporterait pas à cause de la
chaleur.
Il faut boire, boire, boire ! Wilkins
boit, sans arrêter son avance, au bec de sa gourde, par petites gorgées. Son
pied, lui, bute souvent.
- ” Ça va ! Ça va !”
D’ailleurs on arrive. On y est
presque ... On est sur le plateau. Quatre bœufs sauvages traversent le chemin
et disparaissent sous la pluie, dans la pluie. Ils sont les témoins d’un ancien
élevage maintenant abandonné. On est sur le plateau. On devrait voir la mer, et
l’île voisine : Tanna, sur laquelle fume un volcan. En fait on ne voit rien ...
La pluie, toujours, et drue ! C’est à peine si l’on se rend compte que la forêt
fait place à une savane et à une cocoteraie.
Wilkins sait qu’entre les cocotiers s’allonge la saignée où prend place la piste, si étroite qu’elle donne à peine la place pour les ailes de l’avion. Le Dornier se posera ... Il faut qu’il se pose ! Parfois, lorsque la piste est trop détrempée, l’avion ne se pose pas. Il file vers Tanna. Aujourd'hui, il faut qu’il se pose ! À la Grande Plantation, vers Saïgon, la piste était gazonnée, aussi. Lorsque crevait la mousson, en juillet, il arrivait que l’avion ne puisse pas se poser ... Le petit avion de liaison ... À cause des buffles errants qui obstruaient la piste. Les buffles ! Et les mares qu’ils creusent en se roulant dans la boue ! Ah ! Le chant des crapauds, ce chant lancinant ! - ” C’est le chant des crapauds, ou bien ce sont mes oreilles qui bourdonnent de fièvre? Il n’y a pas de crapauds dans ces îles! Pas non plus de grenouilles ! - Mais tout autour de la Grande Plantation ! ... Paniers grouillants de grenouilles sur les étals des marchés de villages ... À côté des étals d’orchidées, des tables chargées de ramboutans, de pommes cannelles, de sapotilles, corossols, durions, jacques et pamplemousses ... Parfois, un marchand offrait un petit singe tenu en laisse, ou bien un ourson tout pataud ... Mais c’était ailleurs ! Ici, il n’y a pas d’oursons. Il n’y a pas de singes, ni petits ni grands ... Ah ! Les gibbons, leur fourrure blonde, leurs bras trop longs ... Pas de singes, pas de singes, pas de singes ! “ La pluie s’arrête à nouveau, brusquement.
- ” Hi ... Yah ... Ô ...Ô ...
Houhouaah !”
Ce cri ? - presque un yodlé ! Comme
un cri de Muezzin ! En plus joyeux.
- ” Ne t’inquiète pas. c’est Kaltapan
qui signale qu’il est arrivé.”
- ”Kaltapan ? Ah oui, Kaltapan !
Arrivé ... Soufflons un peu.”
La nuée se déchire. Dans le ciel,
vers le Sud, le volcan vomit une longue écharpe de cendres. Cela fait plus de
quinze jours qu’il vomit ainsi. Les vents portent au loin l’énorme fumée. La
forêt, que l’on domine en vérité sans la voir tant elle est recouverte de
lianes à larges feuilles, l’océan par-delà, aussi terne, aussi plombé que le
ciel ...
- ” Le muezzin, le muezzin, les
minarets, les mosquées" ...
L’Algérie, après le Vietnam. Est-ce
le délire ? Wilkins se reprend vite. Il recommence à marcher tout en s’appuyant
sur l’épaule de Georges, l’homme qui le précède. Un kilomètre encore, peut-être
deux ?
Le vrombissement de l’avion ! Le
voilà ! Le Dornier se faufile entre deux nuages. Il amorce un virage sur l’aile.
Il disparaît en arrondissant son vol pour prendre la piste. Non seulement elle
est étroite et mouillée, mais elle est courte, très courte, la piste ! Elle
s’arrête juste au ras de la falaise.
-” Kaltapan est là-bas. L’avion
attendra.”
C’est d’autant plus certain que
l’appareil n’est pas réapparu. Les moteurs sont arrêtés, muets. Il s’est posé.
Il attend. La marche devient difficile. l’herbe est haute aux abords de la
piste. On dirait de l’herbe à éléphants, comme en Indochine, aussi coupante, en
tout cas !
Voici l’avion. C’est un bimoteur à
atterrissage court. Sa queue, son empennage qui luisent à la lumière …
Justement ! Son empennage qui luit à la lumière ! Qu’est-ce qu’il a, cet
empennage ? - Eh bien, il est de travers !
- ”Ce n’est pas vrai !” - Si, c’est
vrai !
Kalatapan le confirme, qui a rejoint
son équipe : L’avion a pris la piste trop court : avion neuf, nouveau pilote
... Il a cassé du bois ! Le train est de guingois, l’aile gauche a raclé le
sol, une hélice est brisée. Wilkins n’en peut plus de douleur. Il s’étend à
terre, de tout son long, les deux mains à plat sur le bas-ventre.
- ” Ce n’est ni du paludisme, ni une
amibiase. J’ai eu beau essayer de me convaincre que c’en était".
Il est évident que ce n’est pas du
paludisme. Lui, il se manifeste par crises : ça vous prend à six heures le
soir, et ça vous tient jusqu’à l’aube, et puis ça disparaît. - Ce n’est pas le
cas. La fièvre ne m’a pas lâché depuis vingt-quatre heures. Dysenterie
amibienne ? -Des coliques, terribles, mais pas de diarrhée ... Alors, quoi ?
Bon. De toute façon, qu’est-ce que je vais devenir maintenant ?
Le pilote n’a pas été blessé. Il
farfouille dans son cockpit, fenêtre ouverte à cause de la chaleur. Il n’est
guère que seize heures.
- ” O.K. ! la radio fonctionne !
Port-Vila m’a entendu. Ils envoient le De Haviland.”
- ” Ils seront là dans combien de
temps ?”
- ” Le temps de préparer l’avion, de
venir jusqu’ici … Une heure, je pense.”
- ” Une heure !” - ” Ça tiendra,
Wilkins ?
-“ Ça tiendra, ça tiendra ... Il
faudra bien que ça tienne. Mais les douleurs sont de plus en plus aiguës, et
cette envie de vomir qui revient ! Ce roulement qu’on entend, qu’est-ce que
c’est ? Explosion dans la rue Catinat, à Saïgon ? Chapelet de bombes larguées du
ciel ? Rafales des mitrailleuses de douze sept ? Ah ! Ces rafales, venues d’on
ne sait où, du côté de Tlemcen ! Juste au moment où le muezzin psalmodiait !
Tous les orangers, tous les orangers, sciés pendant la nuit ... Tous les
orangers coupés ! - ” Non, ce n’est pas en Algérie que je m’installerai : J’ai
déjà donné en Indochine ! j’ai déjà donné lorsque j’ai quitté les hévéas. Mais,
ce roulement qui continue : Le train de Tlemcen à Oran ? L’explosion ! Ah! Mon
Dieu! Que j’ai mal !"
- ” C’est le volcan de Tanna qui se secoue : Un tremblement de terre.”
- ” Le volcan ? Ah oui ! Le volcan !
Ah !”
Pour que la douleur lui arrache un
cri, il faut qu’elle soit grande. De ses ancêtres britanniques, Wilkins a
hérité le flegme et la retenue.
- ” Vila demande à la radio ... C’est
un médecin qui demande ce que tu ressens. Il demande aussi comment cela s’est
passé depuis que tu as mal. Qu’est-ce que je lui réponds ?”
- ” Tu lui réponds, tu lui réponds
... Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est toujours une histoire avec les
arbres. Les hévéas en Indochine, les orangers en Algérie, ici les kaoris ... Tu
lui dis que c’est toujours une histoire avec les arbres ... Ah ! Et puis le
Dornier qui a cassé !”
- “Le médecin m’a fait expliquer, dit
Kaltapan. J’ai fait de mon mieux. Il a parlé d’appendicite. Je lui ai dit les
vomissements. Je lui ai dit la fièvre. Je lui ai dit la douleur. Il a parlé de
péritonite. Mais le De Haviland va bientôt arriver. Ne t’en fais pas. Ne t’en
fais pas, il sont tous prêts à t’aider."
La douleur ... La douleur ! Et la
terre qui recommence à trembler !... Le volcan ? Non. La terre ne tremble plus.
Ce doit être la douleur.”
- “ Est-ce que ce ne serait pas le De
Haviland ?”
- ”C’est lui. Tu as raison. Il a fait
vite. Allons, tu seras bientôt soigné.”
L’appareil est en vue, venant du
nord. Ciel presque dégagé maintenant. Pas de problème ... Si ce n’est la
carcasse du Dornier, plantée à l’amorce de la piste ! Le nouvel arrivant
aura-t-il la longueur voulue pour se poser ? Kaltapan et son équipe, aidés par
le pilote, ont bien essayé de dégager le Dornier, mais va donc !
Il aurait fallu aller chercher du secours au village. Trop loin ! Le village est situé en bord de mer ! Mais si, il se posera. Bien sûr, il lui faut plus de longueur de piste que pour le Dornier, mais ce pilote-là est un habitué d’Erromango ... Cela fait des années qu’il dessert les îles ! Il se posera.
- ” Je ne sais pas ce qu’il se passe.
Je n’arrive pas à l’avoir à la radio. Sur aucune fréquence ! Je ne sais pas
s’il me reçoit.”
- ” J’appelle Vila. Recevez-vous le
De Haviland ? Sa radio doit être en panne !
- ” Radio, radio ... Il faut leur
dire, pourtant. Il faut leur dire : On a coupé les orangers ... Il faut qu’ils
fassent vite. Ils vont aussi couper les kaoris ! Aïe ! Bon Dieu que ça fait mal
!”
L’avion en est à son quatrième tour
au-dessus du terrain, bas, très bas. On a vu clairement le pilote. Une
cinquième fois, il bascule sur l’aile gauche. Il glisse. Il descend, il
descend. Il va se poser ! Il ne se posera pas ! La petite fenêtre s’est
ouverte, sur le côté du cockpit, un bras fait un signe d’impuissance. L’avion
reprend de l’altitude. Il bat des ailes.
- ” Non !”
- ”Si !"
Trois fois, il a battu des ailes. Il
reprend la direction du Nord.
- ” Foutu !”
- ”Monsieur Wilkins ... Monsieur
Wilkins, j’ai prévenu Port-Vila. Ils envoient le Tiaré, qui est à Tanna, juste
à côté. Le Tiaré, vous savez, cet ancien dragueur de mines qui fait maintenant
le cabotage du coprah d’une île à l’autre. Il sera là demain matin, dès
l’aube.”
- ” Dès l’aube ! Demain matin ! Au
bord de la mer … Il faut redescendre, redescendre tout ce chemin, jusqu’en bas.
Mais je ne pourrai pas marcher. Je ne peux plus marcher, plus marcher, plus
marcher. Et pourtant, si on ne marche pas ... Qui ira rafraîchir les saignées
des hévéas pour que le latex coule ? Les orangers … Qui va replanter les
orangers ? Qui va achever le comptage des kaoris ? Les kaoris ... Achever le
comptage avant que ne tremble la terre, avant que le volcan n’explose !
Redescendre jusqu’à la mer ... Demain matin! Le Tiaré, le Tiaré, bien sûr. Bien
sûr … Péritonite … Péritonite, inflammation du péritoine, membrane séreuse qui
revêt la plus grande partie de la cavité abdominale. Péritonite ! Tiaré ! Tiaré,
fleur de la famille des gardénias, endémique à Tahiti. Tahiti ! Redescendre
jusqu’à la mer ... Le Tiaré !”
- ”Eh bien Monsieur, nous l’avons
redescendu. Il ne pouvait plus tenir debout. Il était allongé, là, les deux
mains sur le ventre. Il essayait de contrôler sa douleur. On l’entendait gémir.
Ses joues s’étaient creusées et il semblait que les yeux se fussent enfoncés
dans les orbites. Nous avons marché une bonne partie de la nuit. Nous avions
bricolé un brancard, en enfilant des branches dans nos chemises boutonnées. On
avait ficelé tout ça comme on l’avait pu, en ajoutant nos ceintures pour que ça
tienne. Ça a tenu, vaille que vaille. Vous pouvez imaginer cette descente,
entre deux murs d’arbres et de buissons. On ne voyait même pas les étoiles ! De
temps à autre le pied glissait. Heureusement il ne pleuvait plus mais toute la
moiteur stagnait sous les frondaisons sous forme de vapeur. Dans ces îles, il
n’y a pas de serpents, pas de scorpions, ni de vermines dangereuses. Il n’y a
pas de fauves non plus. Tout juste si l’on peut entendre parfois un cochon
sauvage qui fouille de son groin le sol en décomposition. Nous nous sommes
relayés, les quatre Mélanésiens et moi. En nous passant le brancard, nous
faisions attention à ne pas donner de secousses, mais Wilkins gémissait. Il
gémissait aussi lorsque le terrain provoquait un cahot. Pour ma part, j’ai
toujours porté le brancard par l’arrière : Il n’est pas possible à un Européen
de trouver un sentier dans cette forêt. Le pied guide le pied. J’ai suivi.
Heureusement encore, il n’y a ni ronces ni épineux ! … Encore que je me suis
laissé dire qu’il y a des feuillages terriblement urticants. Leur contact peut
être cause de lymphangites. Bon, nous n’en avons pas rencontré."
- ” On n’entendait plus le volcan,
mais on entendait les tambours ... Le son des tambours emplissait la forêt.
Tambours, tambours, vous savez quoi ? - Cet imbécile de Pasteur qui fait
commémorer tous les ans le débarquement des missionnaires à Erromango !
-” Repentez-vous : vos grands-parents
ont tué les missionnaire... Ils les ont bouffés !”
Incroyable, mais vrai ! C’était la
date, ce jour-là. La Mission commémorait le massacre. Tambours, tambours ! Et
des hurlements, et des chants ! Wilkins délirait carrément maintenant. Nous faisions
de notre mieux, pourtant ! Nous avancions le plus vite possible. Il parlait
toujours des arbres : arbres à caoutchouc, orangers ... On avait coupé les
orangers ... Il disait qu’il avait quitté l’Algérie à temps. Et puis, à
certains moments, il parlait dans une langue étrangère, du Vietnamien peut-être
?
- ” Nous n’avions plus de contact
avec qui que ce soit. Nous n’avions pas pu emporter la radio de l’avion bien
sûr ! Quand nous sommes arrivés au bord de la mer, juste au fond de la baie de
Dillon, le Tiaré n’était pas encore là. On a cherché ses feux, mais ils
n’étaient pas encore visibles. “ Il sera là à l’aube” m’avait-on dit. l’aube.
Ah bien oui, l’aube ! Comme vous vous sentez démuni, inutile, devant quelqu’un
qui va mourir ! Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Vous avez peiné, porté
le brancard, marché, marché. Tout ce temps-là, vous n’avez pensé à rien, bien
sûr ... Trop à faire ! Tenir debout, marcher, marcher ... Et puis voilà ! Vous
êtes là. Wilkins est allongé sur le sable noir. Vous avez l’esprit vide.
-"Ah ! Si je n’avais pas cassé
du bois en prenant la piste !" C’est la seule pensée qui occupe votre
esprit. Et les tambours qui battent encore et toujours ! Wilkins est mort là.
Je lui tenais la main. Il est mort ... Il fredonnait la chanson de Brassens :
-” Auprès de mon arbre, j’aurais dû
rester ...” Je n’invente rien. Je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Encore
un souffle, ténu :
- ”J‘aurais jamais dû ...”
C’était fini. En relevant la tête,
j’ai vu les feux du Tiaré qui entrait dans la baie.
Le Tiaré était un ancien dragueur de mines, désaffecté et affecté au transport du coprah.
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