LA MARIE-JEANNE (-3-)
_ X _
_ " Une île, tout là-bas ! "
_ " Ce doit être Agalega ..." Agalega ! ... À plus de
trois cent trente milles de Mahé, d'où l'on vient ... Six cent cinquante
kilomètres ! ... On a parcouru six cent cinquante kilomètres dans la main de
Dieu ...
Où orienter la voile de fortune que l'on a gréée dès le début de
l'aventure ? ... Le vent s'est levé ... Il est bon, doux, régulier ... Clapot
le long de la coque ...
Les uns se dressent et ne bougent plus, tendus; d'autres sont à
genoux et prient. Les femmes chantent un cantique : On est très religieux aux
Seychelles ...
Agalega ! Déjà les détails du relief se distinguent, les arbres
... La case de l'Administrateur ... Ô ! Prêtez l'oreille ! ... Le vent tourne
tout à coup ! ... Était-on dans la main de Dieu ou dans la main de
l'"Autre", le "Cornu" ?
Mon histoire est terrible, je vous l'avais dit ... Mon histoire
est terrible. Elle rebondit d'horreur en horreur : Au moment où l'on touchait
presque cette île : Agalega l'isolée, perdue à six cent cinquante kilomètres
dans le sud-est de Mahé ... Juste à ce moment-là ... Le vent tourne et devient
contraire ... Remonter au vent avec un bateau si lourd et un semblant de voile
de fortune ? ... Pensez donc ! ... Mais s'en éloigner le moins possible ...
Réduire la voile, louvoyer, tourner en rond ...
_ XI _
Ne pas s'éloigner de cette île ... Qui sait où nous pousseraient
les courants ? ... Jusqu'au cap d'Ambre, pointe de Madagascar ... À cinq cents
kilomètres plus au sud ? ... Est-on bien sûr de ne pas dériver beaucoup plus
loin encore, plus à l'Est ? .. Combien de bateaux, perdus ainsi, ne sont jamais
revenus ? ... Combien de jours tiendra-t-on, combien de nuits ? ... La soif, la
faim, le soleil, le sel ... Qui sera le premier à perdre la raison ? - Madame
Arissol, de Côte-d'Or, sur Praslin, semble bien faible ...
_ XII _
On approche doucement, et le vent est portant ... On distingue,
parmi les cocotiers, la case de l'administrateur ... On allait arriver ... On
allait toucher la rive ...
Et puis le vent est devenu contraire et le bateau s'est éloigné
... L'île est loin déjà, quoi que l'on fasse pour essayer de rester auprès
d'elle ... Gémissements, cris ... D'autres se taisent, consternés ... Monsieur
Corgat saisit deux bouts de bois, y fixe deux plaques d'aluminium qui
traînaient là : Ce sont des avirons qu'il a fabriqués ... Quels avirons ...
Dérisoires ! ... Un bateau si lourd ! Un bateau de bois de takamaka ... Un
bateau de trente-cinq pieds ! ... Dix personnes à bord ! .. Et les vents contraires
! ... À l'arrière du bateau, Monsieur Corgat rame, rame de toutes ses forces
... Dérisoire! Il rame pourtant ... Il rame de toutes ses forces ... Il
s'arqueboute ... Plus fort encore !
... Un hurlement : Terrible douleur dans le ventre : Monsieur
Corgat jette ses rames : Il abandonne, s'étend sur le pont et ne bouge plus :
L'effort a été trop violent : Rupture d'un vaisseau sanguin, sans doute ...
Hémorragie interne ...
_ X III _
Je vous avais bien dit que mon histoire était terrible ... Mais écoutez
le conteur : L'histoire n'est pas finie, et la suite est plus terrible encore
... Jusqu'à la fin, c'est une terrible histoire comme en savent les marins ...
C'est une histoire vraie : Demain peut-être, vous rencontrerez quelqu'un dont
un des parents se trouvait parmi les dix passagers de la
"Marie-Jeanne" ... La "Marie-Jeanne", du Port de Victoria
... Qui a dérivé sur l'océan pendant des jours et des nuits, depuis le trente
et un janvier, (c'était un samedi) ... Depuis le trente et un janvier mille neuf
cent cinquante-trois ...
_ XIV _
Monsieur Corgat a laissé tomber les rames. Il s'est couché pour
ne plus se relever ... Bateau trop lourd, courants trop forts ... Vents
contraires ... Rames trop faibles ... Le soleil brûle comme jamais et le bateau
dérive, dérive ... On entend à peine gémir le blessé ... Prostrés, les neuf
autres se taisent ... Quelques-uns cherchent encore à l'horizon ... Espérant
quoi ? ... La main de Dieu ou la main de l'"Autre", celui que l'on ne
nomme pas ? ... Dérive vers l'Ouest ... Plus de terre en vue ...
_ XV _
Auguste Lavigne parle de sa maison, de sa mère, de son père, de
ses frères et soeurs : Les reverra-t-il ? ... Quelle angoisse doit être la leur
!
- Bien sûr, on doit les chercher ... Mais ils sont si loin,
perdus depuis si longtemps !
... Si son frère, Jules, allait disparaître avec lui !
Ô ! - Les chemins de la montagne de "Sans-souci" ! ...
Canneliers odorants dans les douces soirées ... Canneliers aux feuilles jeunes
colorées de rose et de rouge ... Cultures de thé sur les pentes, en rangées
alignées : Chaque plant de même hauteur que l'autre ... Tous les matins, les
cueilleuses passent avec leur hotte dans le dos ... Chansons des cueilleuses,
et pourtant le travail est dur, la pente est rude ... Au loin, les pointes
rocheuses que l'on appelle "Les Trois-Frères", qui surplombent la
ville, laquelle dégringole jusqu'au bord du lagon ... Sur l'un des rochers, on
a planté une croix. Elle est l'objet d'un pèlerinage : Chaque année la
procession y grimpe et l'on repeint la croix ... Chants, prières, bénédiction
... Joie !... Les nappes sont étalées, on sort des paniers les victuailles et
la boisson ...
_ " Jules, tu m'entends ?" Jules a entendu son frère.
À quoi pensait-il, lui ? _"
Maman, maman ... Comment résisterais-tu à la douleur de perdre
deux garçons à la fois "?
_ " Ous pas un z'homme ... Assez plaigne ous misères !
"
_" Assez plaigne ous misères ! " ... Mais trois ...
quatre personnes ont crié ensemble, dressées, se tenant au plat-bord :
_ " Une île ! Une autre île ! ..."
_ " Providence ... Ce ne peut être que l'île Providence
", crie Antoine Vidot, le mécanicien.
_" Providence ... Providence la bien nommée", approuve
Louis Laurence : Il a tant fréquenté ces parages : Il connaît toutes les îles,
même les plus petites ! ... Aborder ... Aborder Providence ! ... Jésus, doux
Seigneur ... Doux Seigneur que j'honore chaque année pour la fête-Dieu ... Doux
Jésus que je prie chaque année en suivant la procession ... Doux Jésus ...
Quand sonnent les cornets, les clairons, les pistons ... Quand battent les
tambours ... Quand sonnent les caisses et les cymbales ... Bannières dorées,
brodées, robes de tulle rose, de tulle blanc, messieurs en costumes sombres,
chemises blanches, cravates et noeuds- papillons ... L'ostensoir d'or, les
fumées de l'encens qui montent au ciel ... Les fumées de l'encens montent au
ciel et les prêtres balancent les encensoirs ... Mon Dieu ... Mon Dieu ! ...
_ XVII _
Eh bien non ! Le conteur vous avait bien prévenus : L'histoire
qu'il vous raconte est terrible : Elle rebondit d'horreur en horreur ... C'est
une histoire vraie cependant ... Absolument vraie ... La Marie-Jeanne
n'abordera pas l'île Providence... Les vents ont tourné encore ... Efforts ...
Vains efforts ... Il ne reste plus qu'à espérer en la véritable Providence ...
Mais celle-là, on peut aussi bien l'atteindre mort que vivant ! _ " Que
Votre volonté soit faite et non la mienne ... " C'est la véritable entrée
en agonie ...
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