L'ODYSSÉE DE LA MARIE-JEANNE ( 2-)
_ V _
Ô, ces nuits ! _ Contrairement à ce que l'on croit, les étoiles
ne sont pas toutes semblables : Il y en a de bleues, il y en a de blanches, des
jaunes, des vertes ... Certaines palpitent, d'autres sont fixes ... Parfois,
une comète raie la voie lactée : Sa queue s'enflamme, s'irise, brille,
versicolore, puis s'éteint tout à coup. Ô ! ... Ces nuits ! On a vu décroître
la lune, jusqu'à disparaître tout à fait : C'est affolant, une nuit sans lune,
lorsqu'on dérive sur l'océan...
On avait espéré voir l'île Frégate : Elle se trouve sur
l'itinéraire supposé du bateau ... On a dû la doubler par une nuit sans lune
... On l'aura doublée sans la voir ...
_ VI _
Frégate, on l'aura doublée par une nuit sans lune ... On
guettait pourtant ... Ô ! Si on guettait ! _ Dix, onze, douze fois, on a vu se
lever l'astre du jour. Presque aussitôt apparu, il chauffait ... chauffait ...
Comment s'en abriter ? Sur l'océan toujours plat s'étendaient en longs cingles
blancs les marques des courants. Dès le matin, bien qu'il n'y eût pas de vent,
la surface de l'eau se couvrait d'écailles ... Des millions d'écailles de
miroirs brisés ... Comment protéger ses yeux de cette lumière, qui vous vrille
le crâne et jusqu'à l'âme ? -
Ô ! - Ces journées de braise pendant lesquelles le ciel chauffe
à blanc et la mer s'émiette en morceaux de cuivre fondu !
_ VII _
Douces journées passées sur la plage de Beauvallon, à l'ombre
des grands filaos, tandis que les hommes tirent les filets et que les gamins
courent après les poissons qui fuient : Éclats de rires, ... Et la paix, le dos
calé confortablement contre un énorme bloc de granit tombé des sommets ...
Palmes qui se balancent, eau des noix de coco, conversations anodines : Ô ! -
Les douces journées sur le sable blanc ! ...
On ira tout à l'heure, au moment du jusant, ramasser les
tec-tec, coquillages qui sautent quand l'eau se retire ! ... Dans le ressac
brilleront des ribambelles de petits poissons qui, si on émiette du pain,
viendront vous manger dans la main... ! Qui rêve ainsi ? ... Divagation ?
Est-ce la soif, la faim, l'inquiétude, l'angoisse, ou bien l'effet du soleil ?
_ VIII _
Au petit matin, pendant quelques minutes seulement, le soleil
vous laisse un peu de répit : _ Quelques minutes, pas plus ... Le ciel a
blanchi, mais le soleil n'a pas encore jailli de l'horizon qui devient violet,
puis bleu foncé ... Cela ne dure pas : Sous ces latitudes, le soleil bondit.
_ " Là, je vous dis ... Là, Là ! "
C'est Auguste Lavigne qui a crié le premier. Son cousin, Joachim
Servina a repris ce cri tout de suite :
_ " Là, là ... Une île ... Une île ! "
C'est vrai qu'il y a une île : On la distingue très bien sur
l'horizon, du côté où se lève le soleil : Elle est éloignée, mais on s'en
approche doucement ...
_ IX _
Prêtez l'oreille, amis ... Prêtez l'oreille si vous désirez que
le conteur poursuive : Le moment est crucial dans cette aventure : L'aventure
de dix personnes réunies par hasard sur un bateau de bois de takamaka, un
bateau de trente-cinq pieds de long, appartenant à Monsieur Corgat, de
Victoria, et commandé par Louis Laurence, véritable loup de mer, habitué à
toutes les surprises de l'océan ...
Mais le moteur du bateau est en panne et, depuis dix à douze
jours ... Dix jours, disait Monsieur Corgat ... Douze affirmait son fils Selby
... Chiffre que confirmait Madame Finesse...
Pauvre Madame Finesse qui ne cessait de gémir, couchée, immobile
sur le pont du bateau ... C'est vraiment une terrible histoire comme en savent
les marins et les femmes des marins.
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