mercredi 21 août 2019

LE St. ABBS UN FIER VOILIER




LE SAINT ABBS






                         





_" Je ne sais pas si tu peux imaginer ... Je vais te dire ... 

_" Tu as dix-huit ans tout juste ... Tu viens d'être reçu à tes examens militaires ... Tu es désigné pour le service de la Compagnie des Indes ... Ton passage est retenu sur un navire dénommé le Saint-Abbs. C'est un excellent navire. Il doit, dès qu'il aura hissé les voiles, faire route directement vers Bombay, sans escale.

_" Cette année-là, pourtant, l'hiver est exceptionnellement froid : Les hangars et la Tamise elle-même ont gelé ! ... Ce n'est donc que le sept mars que le Saint-Abbs peut se dégager des glaces et gagner Greenwich, où je le rejoins. C'est le début du voyage ... Il y a avec moi deux cadets : Money et Poole et puis trois autres passagers : Bell, Hawes et Hamilton, qui rejoignent la marine indienne.

_" Les tempêtes du mois de mars soufflent sur la Manche avec leur violence habituelle. Mais ensuite, le voyage est agréable jusqu'au Cap. Nous apercevons l'île française qui s'appelle "La Réunion". Elle se nommait autrefois l'île "Bourbon". Elle est superbe avec ses pentes verdoyantes et son curieux sommet volcanique, jaillissant des eaux bleues pour culminer à près de huit mille pieds. Nous glissons, avec une jolie brise ... Je suis loin, à ce moment-là, de penser que le destin me ramènera ici et me donnera l'occasion de mieux connaître cette belle île ...

Nous sommes au mois de juin. Nous sommes entrés dans la zone des alizés du sud-est qui, cette année-là, soufflent avec une violence assez inhabituelle. Le vent est favorable. Le Saint-Abbs file sa meilleure allure, toutes voiles dehors ...






                      




_"Le soir du quatorze juin, je suis assis dans le petit salon, en compagnie des autres passagers ... Vers dix heures, nous rejoignons nos cabines ...

_" Il y a une demi-heure que je dors ... Un effroyable choc, soudain, fait bondir tous les dormeurs de ce malheureux bateau ... Le Saint-Abbs vient de heurter un récif de corail ! ... Il barbotte au-milieu des écueils pleins d'écume ... Le veilleur avait bien, une minute plus tôt, aperçu de l'écume qui moussait à l'avant ... Mais il était bien trop tard pour éviter la catastrophe !

_" Je cours vers l'arrière. Là-bas, la scène est consternante, même pour les coeurs les plus fermes ... Des hommes courent sans raison, çà et là. Des espars se brisent à hauteur de nos oreilles. Des lames colossales emportent tout sur leur passage ... C'est une confusion invraisemblable ! La nuit est d'un noir profond, qu'assombrit encore une pluie diluvienne ... Autour du bateau, on ne voit plus rien ... Que l'écume blanche des rouleaux qui déferlent, se fracassent autour de nous avec d'impitoyables rugissements. Le navire roule terriblement. Nous nous cramponnons aux cordages pour ne pas être balayés par-dessus bord.

_" Petit à petit, le bateau vire sur le récif. Sa proue se dirige face aux vagues. Tout à coup, au moment où la coque est encore en travers, le grand mât, le mât de misaine, le mât d'artimon, toute la mâture se brise et s'abat d'un seul coup, avec un grand bruit. Le pont étant dénudé, le bateau présentant enfin son étrave à la vague, les mouvements deviennent alors moins éprouvants. 










_"Il est minuit maintenant. Depuis deux heures, tous les passagers sont à l'arrière ... en pyjama ! Le navire est gifflé par les vagues ... Chacune nous submerge, chacune brise quelque chose en passant. Trempés, gelés, nous nous risquons à quitter l'arrière et nous nous réfugions dans le salon. La nuit se passe en discussions, en supputations quant à notre probable position géographique ... Il semble bien qu'à ce moment-là, le capitaine et ses officiers l'ignorent complètement ... En fait, ce n'est que beaucoup plus tard, que nous saurons sur quel récif nous avons fait naufrage ... Quant au navire, il est irrémédiablement perdu. Il a talonné durement. Ses ponts sont défoncés. Les cabines sont inondées et la quantité d'eau qu'il y a dans les cales montre qu'à l'évidence le fond du navire est éventré. La terre est donc notre seul espoir. Le matin l'éclaire et nous la révèle proche. Certains désespèrent, d'autres, plus optimistes, conservent l'espoir...

_"La conduite de l'équipage est parfaite : Tout le monde reste discipliné ... Mais la nature impose ses lois : Je m'endors, rêvant sans doute d'un sort meilleur. Je dors jusqu'au matin.




_"Terre ! " crie quelqu'un ... Juste au moment où nous nous réveillons ... Ce cri est accueilli comme une véritable bénédiction : L'espoir revient avec le petit matin !

_" Là ... Nous en sommes sûrs ... Presque sous le vent ... On distingue, sans erreur possible ... L'ombre d'une petite île basse. Dans la lumière encore pâle, elle semble couverte de roseaux ou de bambous que surmonteraient leurs fleurs, comme de grands panaches ... Lorsque le soleil disperse les brumes matinales, on apporte les longues-vues ... Il apparaît clairement qu'il ne s'agit ni de roseaux ni de bambous, mais que d'innombrables vols d'oiseaux de mer planent au-dessus de l'île, au ras du sol ... La lumière devient plus vive. Elle nous découvre une seconde île, plus grande et plus haute, sous le vent ... Elle est un peu plus éloignée ...




_"Nous avons fait naufrage entre ces deux îles, sur le récif qui court sans doute de l'une à l'autre. Nous saurons plus tard que la plus petite est l'île Bird. La plus grande est l'île Juan-de-Nova. Nous nous trouvons dans le groupe des îles Farquhar, situé à deux cents milles au nord-est de Madagascar. Les rouleaux se fracassent sur le récif et le submergent complètement à marée haute. De toute évidence, aucun bateau ne saurait demeurer intact au-milieu de semblables déferlantes. Les vagues énormes, soulevées par les vents du sud-est et poussées jusque là en une course ininterrompue à travers l'Océan-Indien, sur plus d'un millier de milles, s'écrasent sur les écueils qui brisent leur course triomphante. Celui qui n'a pas assisté à pareil spectacle peut difficilement imaginer leur déchaînement. 





_"Le soleil se lève, le treize juin, sur un véritable spectacle de désolation : Le navire est naufragé, démâté, entouré d'épaves ...

_" Le Saint-Abbs possédait trois embarcations : Une baleinière et deux canots, mais l'un de ces derniers a été écrasé lors de la chute des mâts et du gréement. Il ne reste donc plus que la baleinière et un seul canot. La baleinière, qui se trouve sous le pont principal, a servi d'abri aux porcs et aux moutons pendant tout le voyage... Elle n'est pas en excellent état pour prendre la mer ... C'est pourtant elle qui représente notre seul espoir de sauver ceux qui ne savent pas nager car on ne peut même pas envisager de lancer un radeau ... Aucun être vivant n'aurait une chance de tenir sur un radeau : La mer est tellement démontée !










_" La marée atteindra son niveau le plus bas vers midi. Nous tenterons de gagner le récif à cette heure-là ... Tous nos efforts se concentrent en vue de la mise à l'eau de la baleinière ... Il faut d'abord la hisser avec les palans ... La manoeuvre n'est pas facile ! Vers dix heures trente, pourtant, la baleinière a été descendue. Elle flotte le long de la coque du Saint-Abbs. Monsieur Stone, le Maître d'équipage est à son bord avec deux matelots ...

_" Il ne faut pas plus de cinq minutes pour qu'elle soit mise en morceaux ! ... Le Maître d'équipage, évanoui, est remonté le long du bord avec les plus grandes difficultés ... Plus agiles, les deux matelots ont sauté juste à temps. 

_" Les débris de la baleinière restent suspendus ... Pour aujourd'hui, tout espoir de sauvetage est perdu. Monsieur Stone est très affecté : Il ne sait pas nager ! Il désespère et se recroqueville dans un coin ... C'est navrant pour nous tous car Monsieur Stone est très apprécié pour ses grandes qualités de marin. Jamais un après-midi n'a été plus triste ! ... Nous restons assis, contemplant la vague qui bat le navire condamné et le met en pièces ... Les oiseaux de mer tournent autour de nous. Ils crient. On ne perçoit aucune sympathie dans leurs voix discordantes et je ne suis pas dans un état qui me permettrait d'admirer la grâce de leurs évolutions circulaires ... Il est évident qu'ils nous observent avec la curiosité la plus intense. Il n'y a aucun doute là-dessus : Leur va et vient n'a pour seul but que la contemplation d'un spectacle inhabituel ...  

_" Tout a une fin pourtant ... même la journée la plus triste et la plus longue ! Le soleil finit pas se coucher... La nuit tombe. La situation est désespérée ... Le navire est en voie de destruction rapide ... Nul ne peut dire à quel moment, dans combien de temps nous serons précipités dans l'éternité ... Tout est brisé, sur le pont ... A chaque coup de boutoir, suivi la plupart du temps d'un long frémissement, nous voyons arriver notre fin. 

_" Je trouve un endroit qui est resté sec ... Je m'enveloppe dans ma capote et je dors jusqu'au matin ...






_"Il ne nous reste plus qu'une chance ... une seule chance de sauver les vingt huit personnes qui se trouvent à bord ... Heureusement, tous sont des hommes, mais plusieurs ne savent pas nager ...

" L'idée est de lancer à la mer un lourd espar, attaché à une longue ligne et de le laisser dériver jusqu'au récif ... Nous pourrions ainsi établi une communication, précaire bien sûr, avec le récif. 

_"Nous faisons un essai ... L'espar atteint bien le récif mais, lorsque nous hâlons la ligne, nous ne pouvons que constater que l'espar ne s'est pas accroché aux rochers : C'est un échec !

_" Est-ce que nous ne réussirions pas mieux si quelques hommes gagnaient le récif ? ... Le canot, dernière embarcation intacte, représente pour beaucoup d'entre nous le dernier espoir ... 

_" Le temps passe ... Nous sommes le seize juillet. Midi approche. La marée sera à son niveau le plus bas vers une heure ... Il ne semble pas que notre navire, pourtant remarquablement robuste, puisse tenir encore une marée ... A coup sûr il se brisera la nuit prochaine ... Le Capitaine Campbell propose alors de faire lui-même une nouvelle tentative avec le canot. Deux matelots sont désignés pour l'accompagner : Bouche, un Français de Jersey et Edge, un Anglais. 

_" Nous mettons le canot à la mer avec les plus grandes précautions ... Nous le descendons par l'arrière ... A l'instant-même où il est à l'eau, les amarres sont filées ... Le bateau est soulevé sur la crête d'une énorme vague ... Il navigue à travers les écueils, s'approche du récif ... D'un seul coup, il chavire ! ... Le Capitaine et les deux marins gagnent le récif ... Ils y sont maintenant en sécurité, mais le canot est perdu !






_"Nous qui sommes restés à bord, nous assistons alors à une scène étrange et douloureuse ... Ne se préoccupant que de sa sécurité personnelle, le Capitaine n'essaie même pas d'accrocher l'espar ... Il traverse le récif à toute vitesse pour aller jusqu'à l'île Bird, suivi par Edge ... Bouche, le petit Français, reste courageusement, seul, sur le récif, jusqu'à la marée montante...
Mais, seul, que pourrait-il faire ? 

_" Je ne peux pas dire que cette idée d'accrocher un espar m'ait inspiré vraiment confiance ... C'est sans aucun espoir ... Néanmoins le devoir du Capitaine n'en aurait pas moins été de se mettre à la recherche de cet espar. Il devrait bien également tenter de récupérer le canot ... Il ne fait ni l'un, ni l'autre! ... Le seul commentaire que je veux en faire, c'est que, lorsque je devrai traverser le Styx ... Si c'est lui qui gouverne le bac ... Je chercherai un autre passeur ! ...




_"Il ne nous reste plus que très peu de temps pour prendre une décision. Une nouvelle nuit à bord est inimaginable ... Elle signifierait une mot certaine. 

_" Mon ami Bell et moi, nous en tirons la conclusion que notre seule chance est de gagner la côte à la nage. Nous nous préparons aussitôt ... J'enfile une chemise, un gilet, des caleçons de flanelle ... J'attache dans un mouchoir une boîte de lait, une pipe, un peu de tabac ... J'enlève mes chaussures et mes chaussettes ... Avant de quitter le pont, je vais faire mes adieux à Monsieur Stone, le Maître d'équipage. Pauvre homme ! Il n'y a pas de miracle ... Il est au fond du désespoir : Il a une femme et des enfants et, comme il ne sait pas nager, il n'y a pour lui aucun espoir. Je tente de le réconforter en lui disant que Bell et moi, nous accrocherons l'espar dès que nous serons sur le récif ... Après un au-revoir à tous, nous quittons le bord : Je me laisse glisser le long d'un cordage. Bell me suit.





_"Concentré, absorbé par les difficultés d'une telle entreprise, on perd la notion du danger : Les pensées, tout comme les nerfs, se tendent en vue de la réussite. Un adage arabe s'énonce ainsi :

_"Ne dis jamais à ton âme que tu pourrais ne pas réussir ..."

_"C'est une bonne maxime ! ... Par ailleurs, celui qui a la volonté d'aider les autres voit monter en lui une sorte d'exaltation, une sorte d'ivresse, qui permet souvent de se tirer des périls les plus imminents ... Ainsi, je n'ai aucunement conscience de courir d'autres dangers que ceux qui peuvent provenir des vagues et des brisants ... Il y en a pourtant un autre ... Beaucoup plus effrayant ! ... Je ne sais pas si j'aurais eu le courage de l'affronter consciemment ... Plus tard, j'apprendrai ... que la mer grouille de requins !

_"Nous n'avons, Bell et moi, pas plus tôt sauté à l'eau, qu'une énorme vague nous engloutit et nous sépare à jamais ... Plus tard, on me racontera que, pendant que je nageais dans les vagues, ceux qui étaient restés sur le pont virent mon compagnon lever les bras au ciel puis, soudain, disparaître ... Je pense qu'il a été emporté dans les profondeurs par un requin.

_"La première masse d'eau qui m'atteint me submerge ... Elle m'assomme à moitié ... Pendant plusieurs secondes, je suis complètement recouvert ... Je me rends parfaitement compte de ce que serait le résultat de quelques expériences de cette nature:
Lorsque le corps est en danger de mort, l'esprit fonctionne à toute vitesse ... J'ai lu quelque part, je m'en souviens, que la meilleure solution, dans un cas comme celui-ci, est de se jeter en arrière, la tête tournée vers la vague qui arrive ... C'est ce que je fais dès l'arrivée de la vague suivante ... Au lieu d'être submergé et roulé par la vague, je suis projeté en avant et me voila allongé en bonne position lorsque la vague me passe dessus. Je répète la manoeuvre, encore et encore ... Jusqu'à ce que je me rende compte avec bonheur que mes pieds touchent le fond.




_"Mais, alors que je veux gagner la partie émergée du récif, le ressac, à ma profonde horreur, me balaie et me tire en arrière. Au moment où je relève la tête, une cage à poules passe, manquant heurter mon crâne de très peu ... Elle s'échoue dans une anfractuosité du récif ... Je l'agrippe et je m'y cramponne, jusqu'à ce que je sois moi-même projeté sur la partie émergée du récif ... Ma main rencontre alors la main amicale du Français Bouche. Presque aussitôt après moi, Massey, le charpentier du bord, et un matelot Hollandais nommé Harry réussissent la traversée et nous rejoignent. Tous les quatre, nous nous mettons à la recherche de l'espar ... sans le trouver ... Puis nous recherchons le canot ... Il est encastré entre les rochers et nous ne pouvons pas le sauver. Nous y trouvons cependant quelques outils de charpentier et un sac de clous.

_" La marée monte rapidement. Nous devons nous hâter pour gagner l'île. Nous enveloppons nos pieds nus pour pouvoir marcher sur le corail coupant qui nous blesse à chaque pas. C'est de justesse que nous parvenons jusqu'au rivage ... Moi qui suis le dernier, je suis obligé de nager sur les derniers mètres pour atteindre le sable ... Je porte toujours mon sac de clous. Je me traîne jusqu'en haut de la plage ... Je souffle un peu, j'enlève mes pantalons et je les étends au soleil pour les faire sécher ... J'aurais mieux fait de n'en rien faire : L'un des hommes se les approprie et je reste en caleçons de flanelle, avec un mouchoir sur la tête ! ... Voilà un costume léger, parfaitement adapté au climat tropical ! ... Le seul problème, c'est le soleil, qui me brûle les bras et les jambes jusqu'à y provoquer des cloques et des plaies douloureuses. 




_"Nous voici six survivants du Saint-Abbs, rassemblés sur l'île Bird. Il y a le Capitaine, le charpentier, trois matelots et moi ... De tous les passagers, je suis le seul rescapé. 

_" L'île sur laquelle nous avons débarqué est un misérable crachat de sable, bas, dont le diamètre mesure peut-être en tout et pour tout un demi-mille ...




_" Des multitudes d'oiseaux de mer nichent ici. Immobiles sur leurs oeufs, ils couvrent toute la surface de l'île. Quant on passe près d'eux ils ouvrent le bec tout grand et ils crient. On est presque obligé de les chasser de son chemin à coups de pied. Curieux spectacle !

_"Cette nuit-là, nous nous étendons sur le sable cru et nous y dormons à la belle étoile, inconscients de la tragédie qui se poursuit au-milieu des vagues rugissantes. 

_" Le dix sept juin au matin, le jour nous découvre de bien tristes choses ...

_" Le Saint-Abbs s'est brisé. Seule la proue est encore visible sur les écueils. Elle est dressée, presque à la verticale ... Sous le vent, nous distinguons trois hommes ... Ils sont cramponnés à une grande planche du pont ... Sans canot, nous ne pouvons rien pour eux ... Ils dérivent lentement hors de notre vue. Longtemps plus tard, je saurai que l'un de ces hommes a atteint un îlot rocheux. Il y est mort ... de faim, probablement.





_"Après avoir débarqué, nous avons tout notre temps pour explorer notre environnement. C'est un tout petit îlot, très bas, rond et sablonneux. Il émerge de très peu au-dessus de la mer ... Il est évident que nous n'avons aucune chance d'y trouver une source ... Au sud-ouest, il y a quelques buissons rabougris. Ils ne suffisent pas à nous protéger du soleil mais c'est auprès d'eux que nous établissons notre camp. 

_" Nous ignorons notre position exacte. Nous savons pourtant que nous nous trouvons dans la zone des alizés ... Par conséquent, nous avons très peu de chances d'avoir de la pluie. La mousson du sud-ouest, plus au nord, souffle sur les côtes de l'Inde, chargée de lourdes pluies ... Par contre, nous n'avons aucune préoccupation en ce qui concerne la nourriture : Nous n'avons qu'à nous baisser pour ramasser les oiseaux et leurs oeufs !




_"Ces oiseaux appartiennent tous à la même espèce ... Ce sont des sternes je pense, car les fous sont plus gros. D'ailleurs, nous trouverons aussi des fous, plus tard ... Ils perchent sur les arbustes les plus gros de Juan-de-Nova. Nous en mangerons également.

_" Le manque d'eau ... C'est là que se trouve le danger le plus pressant ... Il est à l'origine de nos plus grandes souffrances. La cargaison du Saint-Abbs était constituée en grande partie de spiritueux, de bière et d'huile. Il y avait aussi des coupons de tissu. C'est grâce à tout cela que nous pouvons survivre. Depuis que la coque du bateau a commencé à se disloquer, les caisses de provisions s'échouent les unes après les autres sur le récif de corail et beaucoup s'y brisent. Leur contenu, boites et bouteilles, peut alors être récupéré dans les creux des rochers ... Dès que nous nous en rendons compte, nous commençons à chercher sur le récif, à marée basse et à transporter sur l'île tout ce qui est mangeable ou buvable ... Nous collectons ainsi une petite quantité de vinaigre, d'huile, de confitures, d'olives et même quelques précieuses bouteilles de Champagne ! Avec les pots et les bocaux de confiture, nous constituerons notre batterie de cuisine, dès que nous aurons réussi à faire du feu. Au début, et pour longtemps encore, nous n'avons ni feu ni eau. Nous sommes obligés de dévorer tout crus les oiseaux et leurs oeufs. C'est très peu appétissant car les oiseaux ont un goût de poisson et de rance ...

_" Nos journées sont très monotones. Au petit matin nous partons ramasser quelques oiseaux et des oeufs. Nous les mangeons crus, arrosés d'un liquide quelconque, choisi parmi ceux dont nous disposons. La distribution se fait en parts égales. Parfois il s'agit de brandy, parfois de vinaigre, d'huile encore ... Un peu de champagne les jours de chance ... Les fourrageurs vont jusqu'au récif et ramassent ce qu'ils trouvent. Pour ma part, il m'est impossible de participer à ces expéditions car la plante de mes pieds est déchiquetée par les blessures et chaque pas m'est une torture ... Je suis donc délégué à l'approvisionnement ... J'erre aux alentours, je ramasse des oeufs en choisissant ceux qui, bien que n'étant pas fraîchement pondus, sont encore bons à consommer. Je m'occupe en faisant des fagots de bois sec, dans l'espoir que nous pourrons faire du feu un jour ... Au retour de mes camarades, nous mangieons les oeufs et puis nous faisons une autre distribution de liquide ... Nous buvons dans une noix de coco ramassée quelque part. 


_" Je peux t'affirmer que le brandy, le vinaigre et l'huile n'étanchent pas la soif, bien qu'ils mouillent les lèvres ... Ils l'aggravent plutôt ! ... Nos souffrances augmentent donc sans cesse ... Il nous faut de l'eau !

_" Quelques jours plus tard, notre sort s'améliore un peu : Nous réussissons à faire du feu ! Nous utilisons pour cela une lentille de longue-vue trouvée au fond d'une poche et dont nous nous servons comme d'une loupe. A partir de ce moment, nous ne laisserons jamais notre feu s'éteindre et nous l'utiliserons pour cuire nos aliments. 

_" Nous ramenons du récif quelques grands morceaux de tissu, puis deux énormes espars ... Nous cousons les morceaux de tissu entre eux : Ils servent à nous abriter pour la nuit. Les espars nous serviront à fuir Bird, échappant ainsi à une mort de soif certaine ... Avec mon sac de clous, j'ai également ramené quelques outils de charpentier. Il est donc possible maintenant de construire un radeau rudimentaire. Le résultat de notre travail n'est ni merveilleux ni très fiable, mais nous allons utiliser ce radeau pour traverser jusqu'à Juan-de-Nova avec quelques provisions ...

_" Nous sommes six, sur l'île Bird. nous formons un groupe un tant soit peu hétéroclite : Il y a d'abord le Capitaine, un homme d'aspect assez peu engageant ... C'est le moins que l'on puisse dire ... Il est vêtu de culottes courtes qui lui arrivent aux genoux et d'une chemise. Il s'est noué un mouchoir sur la tête. Ce personnage rustaud ressemble à un véritable pirate ! Il a environ quarante ans et personne ne serait surpris d'apprendre qu'il a été, dans le passé, débarqué pour mauvaise conduite ... Il y a ensuite Massy, le charpentier du bord, qui s'est sauvé à la nage, comme moi. Il est Écossais. C'est un homme calme, réservé, mais il est dépressif et geignard ... Ce qui est excusable d'ailleurs car il a laissé au pays une femme et des enfants. Le petit Français de Jerse, Bouche, est le meilleur de nous tous : toujours gai et toujours plein de ressources ... Il concocte des potages avec des herbes qu'il récolte: Il aurait donné du goût à un fou, même si cela avait été possible ! Le Hollandais, Harry, est d'un naturel très violent. Il raconte des histoires extraordinaires à propos de son histoire personnelle ... A l'en croire, il a été pirate, marchand d'esclaves ... Mais je ne retiens de ses histoires que ce que je crois devoir en retenir ... Il y a sans doute dans tout cela plus d'imagination que de réalité. Lui-aussi est venu à la nage ... Le matelot Edge est un homme honnête. C'est un Cokney de bonne nature. Son vrai nom est Pearce. 


                     
_"Un soir, on entend hurler :

_" Une voile ! "

_" Loin sous le vent, nous apercevons les voiles d'un navire faisant route vers nous. L'excitation est grande, aussitôt ! Nous poussons des cris et nous faisons des signaux ... Tout cela ne sert évidemment à rien du tout car il est bien évident qu'il est impossible que l'on nous voie ou que l'on nous entende ! Un profond désespoir nous envahit tandis que les voiles diminuent, puis disparaissent dans le soleil couchant ... 

_" Un autre événement vient donner de l'animation à notre vie sur notre île : Le Hollandais, échauffé sans doute par le brandy saisit une hache de charpentier ... Il menace le Capitaine en disant qu'il veut lui fendre le crâne ... Le Capitaine s'empare d'une épée, arrivée jusqu'au rivage on ne sait comment ... Il porte une botte aux Hollandais ... Calmement, je pose la main sur l'arme ...

_" Non Harry, arrête ! Nous sommes cinq contre un et nous ne te permettrons pas d'accomplir un meurtre ... Pose ta hache ! "

_" Il la pose ... Cette intervention sera peut-être à porter à mon crédit lorsqu'on jugera mes pêchés au moment du Jugement Dernier !

_" Les jours passent ... Le soleil mord férocement. Il nous fait des cloques aux bras et aux jambes. Il nous couvre de plaies et de croûtes ... Si jamais, un jour, on te donne le choix entre mourir de soif et mourir de faim ... Choisis la faim ! 

_" Comme tu peux bien l'imaginer, nous avons tout notre temps pour observer nos oiseaux de mer et leurs mouvements ! ... Ils volent en bandes et partent à de grandes distances ... Ils reviennent avec un instinct infaillible ...



                    



_" En plus de ceux qui vient sur l'île Bird, il y en a d'autres qui vivent sur Juan-de-Nova. Certains semblent appartenir à une espèce de rapaces : frégates, ou "oiseaux-combattants". D'en haut ils guettent les sternes jusqu'à ce qu'ils plongent et attrapent un poisson. Ces pirates les poursuivent alors jusqu'à ce qu'ils dégorgent leur proie ... Qu'ils saisissent au vol ! ... Pauvres sternes ! ... Nous moralisons à propos de ce pillage des plus faibles par les plus forts ... dans le "meilleur des mondes" ...





_"Cependant, nous avons réussi à assembler une sorte de radeau ... tout au moins quelque chose qui y ressemble ... Nous attendrons les marées de vives-eaux et, quand la mer sera à son niveau le plus bas, nous essaierons, en pataugeant et en traînant ce radeau, de longer le récif jusqu'à Juan-de-Nova, distante de cinq milles peut-être. Juan-de-Nova est plus haute que Bird. Elle est couverte de buissons et de broussailles ... là, nous avons des chances de trouver de l'eau douce ...

_" Je crois que nous nous trouvons sur l'île Bird depuis seize jours lorsque, toutes les conditions favorables étant réunies, nous entreprenons de tirer et de pousser notre radeau en longeant le récif de corail, après y avoir placé précautionneusement nos précieuses provisions ...

_" Je m'enveloppe les pieds avec des chiffons pour les protéger du corail coupant mais la marche et le traînage sont cependant très pénibles ... Par moments, je suis obligé de monter sur le radeau. Nous devons parfois traverser des cuvettes profondes ... Une escorte de requins nous y surveille, mais ils sont timides et peureux ... Un coup sur le nez suffit à les effrayer. 

_" Dans l'après-midi, nous arrivons à Juan-de-Nova. Avant d'explorer notre nouveau domaine, nous nous allongeons pour nous reposer ...




_" L'exploration commence ... L'île n'a aucun relief ... Au centre, nous trouvons quelques mares ... L'eau en est boueuse ... Mais c'est de l'eau douce ! Elle mesure environ trois milles sur un demi-mille de large. Des broussailles et des arbres rabougris la recouvrent. Les oiseaux sont nombreux : Ils perchent sur les arbres et les arbustes. 

_" Nous poussons notre radeau le long du rivage, à travers les eaux peu profondes ... Le lendemain, nous gagnons l'autre extrémité de l'île, où se trouvent une petite éminence, un palmier chétif et quelques mares dont l'eau est saumâtre, mais buvable. Il y a également là une hutte et, bien évidemment, nous décidons d'y installer notre campement. Dans la mer toute proche, il y a un parc à tortues ... Il contient quelques tortues vivantes. 

_" Notre situation se trouve donc améliorée, l'avenir s'annonce avec un peu plus d'espoir : De toute évidence l'île n'est pas abandonnée, elle reçoit périodiquement des visites ...

_" La première nuit, des hurlements nous alarment : Il semble bien qu'ils soient ceux que pousseraient des bêtes sauvages ... Nous découvrirons plus tard qu'il ne s'agit que de chiens revenus à l'état sauvage, qui vivent dans la brousse. Ils doivent rôder la nuit le long des rivages, se nourrissant de crabes ... Le charpentier les rencontrera un jour ... Surpris, il reviendra prudemment au campement. 

_" A partir de ce jour il y a un peu plus de variété dans notre routine quotidienne. Les fous, oiseaux plus gros que ceux de Bird vivent dans la brousse. Nous partons à leur recherche chaque matin, armés de bâtons, pour assurer l'approvisionnement. Ils demeurent stupides, attendant qu'on les assomme ... Mais ils deviennent vite plus rares et nous sommes inquiets pour notre nourriture ... La frégate, autrement dénommée l' "oiseau-combattant" est également l'un des habitants de notre île. Un jour, le Capitaine en ramène une ... Il la mange pour son dîner ... Nous nous sommes beaucoup moqués de lui ! ... A en juger à l'odeur, les fous et les sternes sont moins goûteux, assurément ! 

_" La nuit, nous dormons dans la hutte ... Nous dormirions peut-être moins tranquillement si nous savions qu'elle a été occupée ... par des lépreux !




_"Ces journées harassantes nous ont passablement affaiblis, bien que nous ayons varié notre nourriture en mangeant des tortues ... Notre santé commence à s'en ressentir ...

_"L'impression d'être coupés du reste du monde devient difficilement tolérable ... Nous imaginons parfois de lancer un radeau sur l'océan, plutôt que de traîner une vie si misérable ...

-" Y a-t-il pire que ce que nous vivons ? "

_" Avant de répondre à cette question, que nous nous posons tous, essayez donc de vivre sur une île avec l'espoir pour toute compagnie ! 

_" Une nuit, Harry le Hollandais, fait un rêve : Au petit matin il nous raconte qu'il a vu une voile ... Peut-être a-t-il un don de voyance et de prophétie ? ... Le même jour ... Je suis seul, en train de faire cuire des oiseaux ... J'entends un cri ...

_" Je lève les yeux ... Je vois un homme qui gesticule et qui hurle comme un fou, sur la dune qui nous sert d'observatoire ... Je laisse choir les oiseaux dans le feu ! Je grimpe sur la dune, aussi vite que mes jambes me le permettent ... J'aperçois une goélette ... à l'ancre, tout près de notre île ! ... Enfin, l'heure de la délivrance est venue !

_" Une embarcation légère, montée par des noirs, avec un blanc à la barre aborde le rivage ... C'est en Français que l'on nous interpelle et que nous racontons nos aventures ...


                         
_"La goélette s'appelle la "Marie". C'est un bateau seychellois. Il croisait, à la recherche des tortues de mer ... Le patron, un Créole-Français, nous fait envoyer un peu de nourriture et quelques vêtements ... Ce que ses maigres ressources lui permettent ... 





_" Il accepte, bien entendu, de nous emmener avec lui ... A son bord, nous mangeons du riz ... C'est, je vous l'assure, ce qu'il y a de plus délicieux ... O ! Combien ce riz bouilli nous paraît délicieux !

_" Il me semble que nous embarquons sur la "Marie" le vingt deux juillet mille huit cent cinquante cinq ... Nous avons donc passé trente six jours sur nos îles ! ... C'est avec une grande joie que nous quittons ce repaire de fous et autres oiseaux de mer ... Nous mettons le cap sur les Seychelles ... Malgré ses maigres ressources, le Capitaine de la "Marie" fait tout ce qu'il peut pour subvenir à nos besoins. Nous sommes toujours têtes nues et pieds nus mais, comme nous y sommes habitués, cela ne nous préoccupe guère ... Nous sommes nourris de riz, accompagné de viande de tortue et de poisson salé. 

_" La "Marie" commence par faire route vers le canal du Mozambique, à la recherche d'une équipe de noirs qui ont été laissés sur Astove quelques mois plus tôt pour y chercher des tortues. Le vent est fort, la vieille goélette fait de l'eau ... Le voyage n'est guère plaisant. Au bout de quelques jours, nous sommes à Astove mais il n'y a là aucune trace de vie humaine ... Le Capitaine reprend donc la route des Seychelles, qui se trouvent à une petite centaine de milles dans le nord ... ( Nous apprendrons plus tard que les chasseurs de tortues, manquant de provisions, ont été recueillis par un bateau de passage ... ) Le temps est très mauvais. Nous échappons de justesse à un nouveau naufrage sur un banc de récifs ...





_"Après dix jours de navigation sur ce bateau qui prend l'eau nous voici enfin en vue des Seychelles ... L'Officier de Santé monte à bord ... Il est fort surpris d'y rencontrer des passagers si étranges ... Il repart pour faire son rapport ...









_" Les Seychelles sont administrées par un Commissaire Civil qui est le Capitaine Wade. 

_" Tu imagines ce que je peux ressentir et ce que je peux penser ? ... J'ai la tête nue et les pieds nus ... Je porte une chemise à carreaux et des pantalons trop courts ... Comment ne pas être gêné à l'idée de se présenter ainsi au palais du Gouvernement ? ... Mais, dés qu'il entend raconter mon aventure, le Capitaine Wade m'envoie chercher et me prie, avec la plus grande gentillesse, d'accepter l'hospitalité de sa demeure. 







_" Le Capitaine Campbell et les autres rescapés du Saint-Abbs trouvent également des hôtes accueillants et amicaux. 

-" Je ne tenterai même pas d'évoquer l'amabilité du Capitaine et de Madame Wade pendant la durée de mon séjour aux Seychelles ... Chez Monsieur Griffith, le juge, et en compagnie de sa famille, je trouve aussi les amis les plus chaleureux ... En fait, chacun semble vouloir m'offrir son amitié et me faire oublier ma misère passée ... Tous ensemble, ils y parviennent très bien et, aux Seychelles, je passe quelques-uns des jours les plus heureux de ma vie ... 

_" Un peu plus tard je rejoindrai Bombay par l'île de la Réunion et l'île Maurice ... Ce sera en janvier mille huit cent cinquante six ...

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