samedi 31 janvier 2015

LES PETITS CAILLOUX (2) L'ODEUR DU TEMPS






                  LES PETITS CAILLOUX ( 2 )










OU TRIBULATIONS

                     AUTOUR DU MONDE …








« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis aujourd’hui celui qui va chantant. »

Borges – Les énigmes (L’Autre, le Même.)








L’ODEUR DU TEMPS





J'ai trouvé l'autre jour, dans le fond d'un panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au dix-neuvième siècle, du temps de mon grand-père, que je n’ai pas connu. Un volume jaunâtre, dont la couleur était affadie par le temps. Vous savez bien, sur la première de couverture, vous trouvez le nom d'un éditeur ... Existe-t-il encore ? _ On n'en parle plus guère : Tant de maisons d'édition ont maintenant disparu ! Tout en bas, vous trouvez une date, écrite en chiffres romains la plupart du temps : Cela fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que l'on peut lire. Il faut réfléchir un peu pour le déchiffrage, mais l'initié y parvient sans trop de mal. Je n'en dirai pas plus.






                                                            La Liseuse - Fragonard






Peu importe le titre de l'ouvrage, et peu importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai péché-là, au fond du panier, c'est un livre broché. Au dos, vous pouvez lire son prix : 3 FR. 50, autant dire qu'il n'est pas sorti des presses avant-hier ; cela vous renvoie à l'indication portée sur la couverture, elle est du reste répétée ici, mais en chiffres arabes cette fois : 1906 ... Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce livre, on me l'a vendu vingt francs d'aujourd’hui (à propos, cela va faire combien d'euros ?).



Un livre broché n'a pas du tout la même odeur qu'un livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge son nez entre deux pages, l'odeur est indéfinissable : Cela sent un peu le chiffon, mais avec quelque chose de subtilement différent, qui rappelle la boîte à ouvrage de ma grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu, aussi, comme le vieil album de photos de ma famille : Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ... Mais oui, cela sent un peu la pomme, et puis le cigare et la pipe ... Mais alors, ces odeurs de fruit et de tabac, elles sont adoucies, amorties, transformées : Ce sont des odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !















                                              Claude Monnet - La Liseuse

Un livre broché, c'est souple, un peu mou. C'est un composé de quelques dizaines de feuillets rattachés les uns aux autres par du fil blanc noué. On sait que, si le fil venait à casser, le feuillet tout entier viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui ont été imprimées toutes ensemble, sur une même feuille, que l’on a ensuite pliée. Si on voulait extraire un feuillet, on s'apercevrait que, sur la même feuille, les textes destinés, chacun, à être déposés sur une page, sont imprimés tête-bêche, de manière à se retrouver dans le même sens une fois le livre composé. Y pense-t-on parfois ? Mais un livre broché à la manière d'autrefois a d'autres mystères, que notre époque ne connaît plus ...



En fait, si j'ai acheté ce livre, chez le bouquiniste, c'est parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus, bien plus de vingt francs ! Ces volumes étaient vendus "non coupés" ... C’est-à-dire que le fabricant, ("Achevé d'imprimer le douze septembre mil neuf cent six par Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir cousu les feuillets, n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ...



Songez donc : Vous n'avez jamais goûté ce pur plaisir ! ... Vous saisissez le coupe-papier de la main droite ... Il était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier, d'ébène ou de corne ... Il était là, dans le fond du tiroir de droite ... Vous l'aviez oublié ou bien vous ignoriez jusqu'à la fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? - C'est un truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé dans le fond du tiroir avec un bâton de cire rouge et un cachet monogrammé dont on se servait autrefois, paraît-il, pour clore les plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces choses-là ; on les voit encore parfois, chez les antiquaires ...





                                                       Auguste Renoir


J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le coupe-papier. J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du bureau. La main gauche, paume largement ouverte sur la première de couverture, le coupe- papier dans la main droite, que l'on tient avec trois doigts, fermement pour qu'il ne dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons, trop pressés, irrespectueux ! ... Couper les feuillets d'un livre broché, c'est une cérémonie. Comme toute cérémonie, elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et ses avancées ... Là ! ... Lorsque la lame est bien passée entre les pages ... Attention, il faut la faire passer entre toutes les pages qui constituent le feuillet, sans en oublier une, sous peine de blasphème !



D'un seul coup ... Il vaut mieux y aller d'un seul coup, pour éviter les hésitations et les remords, sources d'avatars tels que déchirures ou dentelures ... Trancher le papier d'un seul coup, en un seul crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la lame. Le bord des pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ... Presque rien si le coupe-papier est en bon état, juste un effilochement de quelques centièmes de millimètres, comme un minuscule liseré d'écume légère.



Le papier fraîchement coupé, cela a son odeur particulière, qui sent un peu l'acier de la lame. Allez ! Vous l'avez bien réussie, cette ouverture, feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre, vous le feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous y replongez le nez ... Vous allez maintenant, comme aux murs d'une exposition, examiner l'une après l'autre les eaux-fortes ou les xylogravures ... Commencerez-vous la lecture aujourd'hui ou bien reposerez-vous le livre pour ne le reprendre que plus tard ? ...















Un livre broché, non coupé ... Sensation d'avoir ouvert une porte, de se trouver à l'entrée d'un chemin qui ne se révèle que pour vous, qui n'a jamais été foulé avant vous ! Sensation d'avoir ouvert vous-même la boîte aux merveilles : Personne n'a jamais lu ces pages avant vous ! Le plein épanouissement de ces sensations vaut bien que, scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour couper les pages d'un livre il faut un bon coupe-papier, taillé dans une matière de qualité. Il faut ensuite respecter les gestes et leur enchaînement, prendre son temps, et puis trancher, trancher d'un seul coup. On peut, entre deux coupures de feuillets, reprendre son souffle, caresser à nouveau de la main gauche bien à plat la première de couverture. On peut, à la fin, souffler sur le bureau, à l'endroit où le livre était posé : Les duvets blancs nés du papier coupé s'envolent et dansent dans un rayon de lumière.

                                                                 ( À suivre)


vendredi 30 janvier 2015

LES OIES SAUVAGES-





















LES OIES SAUVAGES 









Les oies sont apparues ce matin
D'un coup de baguette magique
Elles flottent sur l'eau
Comme une évidence








Tout un peuple étrange
Aux limites de l'estran
D'où venues par milliers
Sur l'aile du vent ?






Uniforme sombre tête noire
Flancs rayés de gris et la culotte blanche
Elles se moquent superbement
Qu'on les dise bernaches ou cravants









Peuple étrange à nos frontières
Voix de gorge
Tout un peuple assemblé
Autre langage autres manières






D'une vague à l'autre doucement balloté
Sans insignes et sans grimoires
Ce peuple ne dit pas les noms de ses dieux
Il vit à nos marges
Depuis la nuit des temps


Peuple indifférent
Énigmatique
Peuple sans stèles
Sans traces et sans vestiges.

jeudi 29 janvier 2015

LES PETITS CAILLOUX - 1. ACTE DE NAISSANCE.



LES PETITS CAILLOUX


                                                                            ACTE DE NAISSANCE





                OU TRIBULATIONS

               AUTOUR DU MONDE




« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis aujourd’hui celui qui va chantant. »

Borges – Les énigmes (L’Autre, le Même.)




« LORSQUE CE FUT LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT, ELLE DIT … »

(Les Mille et une nuits ...)




















ACTE DE NAISSANCE :






Je suis né un soir d’automne : J’avais sept ans et c’était en l’année 1939.



Ma naissance s’est accompagnée de bruits épouvantables et divers : grincements, hurlements, couinements, clapotis et bruits de pas éperdus. En même temps le navire tremblait et roulait. Le cœur me montait au bord des lèvres, d’autant que régnait l’odeur fade du mazout.



J’ai sauté hors de ma couchette et mon frère a fait de même. Quelqu’un courait dans la coursive. Nous courûmes aussi. Comme nous étions à fond de cale, nous grimpâmes l’escalier de fer. Nous le grimpâmes quatre à quatre, comme des fous. Nous n’étions pas seuls à cavaler ainsi vers le pont supérieur, vers l’air libre : du monde se hâtait derrière nous, autant que nous. Nous voulions rejoindre nos parents, lesquels devaient se trouver dans la salle à manger. Nous sentions que le bateau modifiait sa course, qu’il tanguait et roulait.



Nous passions la tête hors de l’écoutille lorsque tout sembla se calmer : La mer était plutôt sage, le paquebot était arrêté, les machines s’étaient apaisées. Il faisait nuit noire, mais deux pinceaux de projecteurs nous prenaient dans leur lumière, comme des papillons dans celle d’une lampe. Notre paquebot s’appelait le Mehdi II, si mes souvenirs sont bons.



Nous étions entre Gibraltar et Tanger et un autre bateau approchait, il était peint en gris : Nous étions, me dit-on, arraisonnés par un bateau de guerre anglais. « Arraisonnés » … Qu’est ce que cela peut bien signifier pour un petit garçon de sept ans ?





















  Soir sur Gibraltar



- « Mais vous avez dit que vous étiez né ce soir-là ?



- « Eh bien oui ! C’est en effet mon souvenir le plus lointain : Tout ce qui a précédé, je ne sais si c’est bien dû à ma mémoire personnelle ou si j’en ai connaissance parce qu’on me l’a raconté. Mon premier souvenir, c’est bien, en effet, l’instant de ma naissance! Je suis bien né lorsque notre bateau a été arraisonné, dans des bruits et des tremblements épouvantables, des battements d’hélices hors de l’eau, alors que le navire « brassait en arrière ». Et puis rien ne s’est produit : Nous avons retrouvé nos parents. Nous nous sommes rassurés. Les hélices ont à nouveau mordu dans l’élément liquide. Je crois qu’il y avait quelques lumières du côté de Gibraltar, malgré le couvre-feu …



Je suis né ce soir-là : J’avais sept ans ! J’ai beau rechercher dans ma mémoire : je n’ai pas de souvenirs plus anciens que celui-là … Il est de nature à marquer toute une vie !




Désintégration, explosion d’un siècle et d’un monde dans le tonnerre des orages, dans les éclairs de la foudre. Avènement de jours improbables : Automne de mille neuf cent trente-neuf !






           Gérard Stricher - huile sur toile.

mercredi 28 janvier 2015

À St. DENIS .... LA NOCE








À SAINT- DENIS D'OLÉRON…











Noce joyeuse
Jolie mariée
Le vent coquin
Tulle léger
Le Satin blanc
Souliers luisants
Robes coquelicots
À la Saint Barnabé
Cravates des messieurs



























Devant l’hôtel de ville
Un bandonéon chantait
Le cortège s’étirait
Au long de la rue
Fillettes rose bonbon
Tout le monde dansait
Un cornemuseux sans cornemuse
Portait le kilt de tartan
Et les chaussettes à pompons


















L’air sent la marée
La résine et le jasmin
Roses blanches
Roses rouges
Et roses trémières
Le merle lance un trille
Farandole dans la lumière
Les bateaux dodelinent
Et la plage est dorée















Une mouette salue d’un coup d’ailes
Puis deux
Puis trois
L’océan est un champ de fleurs
Le bandonéon chante
Le soleil éclate
Et jette sur la houle
Des poignées de boutons d’or
Le cortège avance vers un horizon de lilas



















Sortez les violons
Sortez les clarinettes
Pour les mariés de Chagall
Le monde est changé !






















Rencontre authentique .... Même l'écossais en kilt était là !

mardi 27 janvier 2015

UNE HISTOIRE À DORMIR DEBOUT













UNE HISTOIRE LOUFOQUE ?


À vrai dire, je ne sais pas très bien comment je suis arrivé là. Il s’est passé tellement de choses, depuis hier au soir ... Tellement de choses !

C’est vrai, c’est hier au soir que je suis arrivé à La Rochelle, à la nuit tombante. Autour des réverbères, il y avait des halos dans la bruine. Ce temps n’est pas de saison !

Je crois bien que depuis hier au soir, il n’a pas cessé de pleuvoir. Pas vraiment de la pluie, d’ailleurs, plutôt un brouillard, pas très dense, mais chargé de lourdes gouttes. Les joues sont mouillées, les cheveux dégoulinent, l’asphalte brille.


J’ai pris un taxi devant la gare. J’ai demandé que l’on me conduise chez ma voisine. Je ne pouvais pas passer la nuit chez moi, la maison était en travaux, vidée de ses meubles, livrée aux ouvriers. C’était du reste pour cela que je venais à La Rochelle, pour aller à un rendez-vous de chantier, fixé au lendemain après midi. J’avais choisi de venir avec un jour d’avance : Besoin de repos, besoin d’être seul un peu. J’avais téléphoné à Madame Morel pour lui dire que j’arrivais. Elle a une chambre libre. Elle me l’a proposée souvent :-”Si vous en avez besoin ...”










Je monte l’escalier. Cela sent bon la cire, partout, comme autrefois. Les meubles sont robustes, taillés dans l’ormeau de chez nous. Les rideaux et le couvre-lit sont cramoisis, ornés de glands et de pompons, un peu fanés, comme il y en avait chez ma grand’mère. Dans un angle de la pièce, posé près de l’armoire, il y a un carton à chapeau, fermé par un ruban un peu jauni.








La chambre ne doit pas être utilisée souvent. Madame Morel s’est un peu repliée sur elle-même depuis la mort de son mari, il y a plus de vingt-cinq ans. Le lustre est en bois tourné, équipé de trois lampes, mais il donne une lumière qui reste très pâle.

Sur le mur qui fait face à la fenêtre, il y a un tableau, dans un cadre de bois argenté. Pastel très doux, plein de soleil : une fille sur une plage. Fond d’océan calme, ciel clair. Bleus.

Je vous ai dit que j’avais envie d’être seul. C’est raté. Je ne serai plus jamais seul. Je l’ai compris tout de suite. Appelez cela comme vous voudrez ... Vous y croyez, vous, au “coup de foudre”?

Fille blonde, prunelles bleu-porcelaine, pommettes roses, bouche petite, rieuse. Elle porte une robe légère.





Les jeunes filles sportives en portaient de semblables au début du vingtième siècle. On les voyait courir sur les courts de tennis. La plage que l’on voit doit être l’une de celles de l’île de Ré, peut-être celle de Rivedoux ...

Je m’assieds sur la chaise. Non, vrai, vous y croyez, vous, au “coup de foudre” ?

Sous la gorge lisse, on sent le rire naissant. Le visage rayonne de santé. J’imagine la promenade. C’est en avril, ou bien au mois de mai. Retour d’un partie que l’on a gagnée, ou bien que l’on a perdue ... Qu’importe ! Dans les boucles des cheveux courts  passe le vent.




















Je m’installe sur le lit, sans éteindre la lumière. Je ne dormirai pas.
Fou ? Oui, certes, si vous voulez dire amoureux fou ... Cela arrive, vous savez, et c’est ainsi que cela arrive : On ne s’y attendait pas. On n’y croyait pas !

Nous avons couru pendant des heures, sur la plage qui sentait le sel et le varech. Nous avons sauté par-dessus les chardons bleus et je crois bien, Annie, que je t’ai embrassée lorsque nous nous sommes écroulés ensemble, au creux de la dune. Oui, j’ai dû t’embrasser et tu riais, tu sentais la lavande et l’absinthe.


Il n’y a plus aucun bruit dans la maison. Il y a longtemps déjà que mon hôtesse a pris ses comprimés (Cela dort si mal, les vieux ! ) J’ai entendu le bruit du verre qu’elle reposait sur le marbre du chevet. Elle a toussoté un peu, puis ... Plus rien. Rien que le bois de l’escalier qui craque un peu, de temps en temps. À la seule qualité du silence, je sais qu’il bruine toujours, dehors. Une voiture passe. Ses pneus chuintent sur la chaussée mouillée.






















Mon hôtesse a l’habitude de se lever de bon matin.

- ”Quand le comprimé ne fait plus d’effet.” dit-elle.

- “Mais je ne vous réveillerai pas. Bonne nuit !”

L’horloge sonne dans le salon. Une vieille horloge comtoise. Combien de fois l’ai je entendu sonner ? Je n’ai pas quitté des yeux le pastel. Le sable était chaud sous nos pieds. Les vagues bruissaient, mais nous ne les entendions guère. Tout juste un fond sonore, comme un orgue qui jouerait tout doucement.

Mon hôtesse a quatre vingt sept ans. Et c’est elle qu’un artiste inconnu a représentée sur la plage. Voilà que je suis amoureux d’une fille de seize ans ... Qui a quatre-vingt-dix sept ans maintenant !



Madame Morel n’a pas les joues trop ridées par l’âge. Elle a gardé les yeux bleus de son adolescence. Ils sont un peu délavés, mais encore rieurs et jeunes. C’est une vieille dame un peu tassée. Elle a pris trop de poids. Elle est très gourmande et elle mange trop. Ses chevilles sont gonflées. Elle ne sort plus guère de sa maison. Elle vit avec un petit caniche abricot que la femme de ménage sort chaque jour sur le trottoir ... Terrible ce caniche ! Adorable, mais terrible. Il a rongé les pieds de toutes les chaises.

Lorsque je veux faire plaisir à Madame Morel, il suffit que je lui apporte une bouteille de champagne.

-”On se fait un kir royal ? ”



C’est clair, me voilà amoureux de ma voisine, amoureux d’elle à seize ans, mais elle en a ... quatre-vingt-dix sept à présent! Je me prends la tête dans les mains mais, quelle issue ? Vous pourriez renoncer à un amour, vous ?


En arrivant à La Rochelle, j’étais fatigué, je vous l’ai dit. Mais ce n’est pas ça ...



Je suis amoureux, amoureux vous dis-je, amoureux fou ! Je sais bien ce que c’est que d’être amoureux : Ce pétillement du sang dans les veines... Me sont venus aux lèvres des vers de Baudelaire, de Ronsard aussi ...

J’ai sursauté à un petit bruit, comme un trottinement de souris. Un cliquetis l’avait précédé de peu : Celui de la poire que mon hôtesse avait fait fonctionner pour éclairer sa chambre.





















Et me voilà ici . J’ignore comment j’ai quitté la maison. Ai-je dit bonjour ? Ai-je dit au revoir ?
Je n’ai prêté aucune attention à la rue du Palais, qu’il a bien fallu que je descende. Je n’ai pas vu la Grosse Horloge, sous laquelle il a bien fallu que je passe. J’ai bien dû longer le vieux port. Il a bien fallu que je passe par le Gabut et la Ville-en-Bois, que je passe le pont. J’ai dû marcher à grands pas, les deux mains dans les poches profondes de mon manteau noir, sans chapeau, les yeux fixés sur le sol.


Une mouette lance un cri lamentable. Quelque chose grince et claque, dans le bassin à côté. Au moment où je relève la tête, le vent me cingle le visage, d’un coup de torchon mouillé.



Je suis au bout de la jetée des Minimes. Je ne sais comment je suis venu là. Forêt de mâts à droite, et ce sont les gréements qui grincent. L’océan à gauche, comme un toit de zinc ou un vieux miroir terni. Je sais qu’en face il y a Oléron, Aix, Ré. Un éclair de lumière, c’est une vitre qui luit au cockpit d’un quelconque bateau ... Je me souviens de tout.





Je me lève, ivre, ou tout comme. Je m’approche du lavabo “ Jacob Delafont “, forme démodée. J’ouvre le robinet d’eau froide : chrome écaillé un peu, laissant apercevoir le cuivre sous-jacent. Je plonge les mains dans l’eau. Je les passe sur mes yeux. Eau chaude, rasoir, crème à raser ... Le miroir est ancien aussi, encadré de bois. Un peu piqué, un peu terni. Du coin de l’oeil, je regarde encore le pastel ...
-‘Annie ! Ô Annie ! “


Bruits de chaise à l’étage au-dessous. Je reste là, le rasoir en l’air. Et puis ... J’enfile mon pantalon à la va-vite, ma chemise, mes chaussures ... Je m’aperçois maintenant que j’ai oublié de mettre mes chaussettes.
J’ai endossé le manteau. Je suis sorti. Je sais maintenant que je n’ai dit ni bonjour, ni au revoir.









Je suis sorti comme ça, très vite. J’ai traversé toute la ville. J’ai parcouru plusieurs kilomètres. Je suis là, aux Minimes. C’est seulement maintenant que je réalise que la sirène de la tour Richelieu meugle de façon continue son cri de vache perdue. Pourtant, elle a dû mugir toute la nuit.

Il n’y a personne d’autre que moi ici. Le jour est blême. Je dois l’être aussi.

Un miroir ! Un miroir qui garde la mémoire ! Dites, vous pourriez y croire, vous ?





















J’allais poser le rasoir sur ma joue. Dans le coin du miroir, reflétée, je voyais encore Annie, ses pommettes rosies par le vent ... Annie !

Le caniche geint quelque part. Je reviens au miroir. Il me renvoie l’image d’un monsieur à moustaches et favoris ... Rien à voir avec mon image qui aurait dû se trouver là. Un monsieur un peu raide. Il lève le menton pour boutonner son faux-col en celluloïd. Besicles et cordon noir tout l’air d’un instituteur, d’un « hussard noir ».

Un miroir qui restitue la mémoire ! Il ne pouvait s’agir de son mari. Ce devait être son père. Son père !

Annie a quatre-vingt-dix-sept ans !