jeudi 31 décembre 2015

LA MARIE-JEANNE (-5-)







LA MARIE-JEANNE   (-5-)






_ XXVI _



_"Allons-nous partir sans entendre la messe?"

_" Mais nous ne pouvons pas y aller comme cela ! ... Aucun d'entre nous ne porte des habits convenables ... "

_"C'est certain ... En quittant Mahé, aucun d'entre nous ne pensait qu'il pourrait ne pas être rentré pour assister chez lui à la messe du dimanche ..."

Les cloches sonnent leurs derniers coups ... Il est trop tard maintenant ... Et puis, on a tout simplement grande hâte de s'embarquer et cela se comprend ... Les amarres sont larguées. Le vent souffle. La mer est forte. Le bateau, cependant, fend les flots courageusement et sans difficulté.

Les passagers, pour la plupart d'entre eux, sont restés sur le pont : On est tout de même mieux au grand air ! Les uns se protègent du soleil, tous se tassent quelque peu afin de maintenir l'équilibre. On rit lorsque les embruns fouettent les visages. On approche de la petite île appelée "Mamelles" en raison de ses formes, située à mi-chemin entre Praslin et Mahé ... Quelques oiseaux de mer y ont trouvé refuge : des "fouquets" et des sternes, quelques fous aussi ...

Arrêt brutal ... Il n'y a plus assez de carburant dans le réservoir ! Il en reste dans un bidon, le dernier bidon ... Transvasement ... Le mécanicien fait démarrer le moteur ... Embrayage ... La chaîne saute et sort de ses engrenages ... Deuxième essai ... Même résultat ... Passage en troisième .... La chaîne saute encore ... En seconde, cela va, mais le moteur consomme beaucoup d'essence ...

La route se poursuit ... Il ne reste que peu de chemin à faire ... Voici l'île Sainte-Anne et l'embouchure de la passe pour entrer dans le lagon ... Le port de Victoria est là, juste devant ... On y est presque ... Dans le lagon, on sera à l'abri ...









_ XXVII _



Deux femmes et huit hommes sur un bateau, un bateau en bois de takamaka ... Dix personnes parvenant à bon port, de retour de Praslin ... Praslin que l'on aperçoit dans l'est, ligne bleue et verte ... Dix personnes fatiguées qui ont hâte de retrouver leurs amis, leurs parents, leurs familles ... Dix personnes remerciant Dieu de les avoir conduites jusque là ... Et puis ...



_ XXVIII _



Terrible histoire ... La Providence a ses détours et la vie est bien dans les mains de Dieu ... mais écoutez bien encore ... Que votre attention soit soutenue, parce que je vais vous conter tout entière l'histoire des dix passagers de la Marie-Jeanne, ballottés par les flots en ce mois de février mille neuf cent cinquante trois ... Dix passagers dans la main de Dieu, à moins que ce ne soit dans la main de Celui que je ne nommerai pas ... Terrible et véridique histoire que vous conterez ensuite à vos enfants, le soir à la veillée, lorsque le vent soufflera à la pointe Police ou à la pointe Glacis ...












_ XXIX _



Le bateau arrive près de l'île Sainte-Anne ... On distingue parfaitement le moindre caillou sur la plage où s'installèrent, au dix-huitième siècle, les premiers colons ...

Les cocotiers s' ébouriffent sous les rafales, les vagues brisent sur les roches qui sont à l'est ... Le moteur s'arrête ... Plus d'essence ... Inutile d'essayer d'aller plus loin ...

Mais on est presque entré dans le lagon ... Là, à quelques encablures ... On sera à l'abri, en sécurité ... On aura tout le temps d'attendre des secours ou d'inventer quelque manière de faire des signaux ... Va donc ! ... On mouille l'ancre ... On file la chaîne ... On dresse un bambou en haut duquel on attache un morceau d'étoffe pour attirer l'attention de ceux qui, de Mahé, ne peuvent manquer de voir le bateau immobile...











_ XXX _



Attendre les secours ... De Mahé toute proche, quelqu'un ne peut manquer d'apercevoir la Marie-Jeanne ... Des secours vont venir ...

La chaîne de l'ancre casse ... Net ... Le bateau devient le jouet des flots ... Va-t-il se briser sur la côte de l'île Sainte-Anne ? ... Mais le vent pousse au large, vers le sud-est. La Marie-Jeanne s'éloigne ... Le soir tombe ... Il tombe très vite, comme toujours ... Les lumières s'allument sur Mahé ... Elles sont très nombreuses, là où se trouve Victoria ... Elles se font plus lointaines, s'amenuisent petit à petit, s'éteignent ... Disparaissent tout à fait ...

C'est ainsi que les dix passagers se retrouvent perdus sur l'océan ... Après avoir été si près du but ! ...

Lumières de Mahé : Celles du Mont Buxton, celles de l'Anse Royale, de l'Anse Marie-Louise, de la Pointe-du-sud ... On a aperçu plus tard quelques lumières au nord : Celles de Praslin, puis celles de l'île de La Digue ... Comme autant de bougies allumées par des hommes et des femmes en prière ... En prière pour les disparus ... Ceux dont on ne sait où ils sont, mais que l'on cherche, que l'on va chercher, dès le jour venu ...

Les histoires seychelloises sont remplies des récits des aventures des bateaux disparus ... Que l'on a retrouvés ... Mais nombreuses sont aussi les histoires des disparus que l'on n'a jamais retrouvés ...


















mercredi 30 décembre 2015

LA MARIE-JEANNE ( 4 )




LA MARIE-JEANNE  ( 4 )




( Récit d'après un document des Archives Nationales des Seychelles )















_ XVIII _



À cette heure, les enfants sortent de l'école... De Mont-Fleuri, passant par le jardin botanique, les jeunes filles, jupes bleues et chemisiers blancs ont cueilli des fleurs d'hibiscus ... Certaines en ont planté dans leur chevelure ... Elles cheminent maintenant ... Elles monteront la côte du chemin dit " La Misère ", passeront devant la boutique du boulanger ... L'odeur du bon pain chaud ! ... Dans un parc, entouré de rochers, quatre ou cinq tortues éléphantines dorment, le nez contre la roche ... De la musique sort par la fenêtre d'une maison ... Romances ... À l'arrière d'un autobus, de gros poissons d'argent sont accrochés par la queue... "Madame Patton", le héron blanc, est perchée tout en haut d'un albizzia ... Elle s'envolera pour aller quérir sa pitance, tout à l'heure, sur la place du marché ... En face, dans le lagon, des bateaux se faufilent entre l'île Sainte-Anne, l'île Ronde, l'île Cachée, l'île Cerf et l'île Anonyme ... Des bateaux ... Et ... Au-delà du récif, la vague écume en se brisant sur une roche ... La vague, la vague ... Regrets ? Pensées ? Désespoir ? ... Ou bien le délire déjà, sous le soleil ardent ? Comment ne pas penser à ceux qui sont là-bas ? ... À ceux qui sont dans l'angoisse ... À ceux qui cherchent ... À ceux qui désespèrent ... Car beaucoup désespèrent probablement ... Là-bas, les cloches sonnent ... Sans aucun doute le prêtre dit l'Office ... Les gens prient ...


























_ XIX_



La vie ne tient qu'à un fil. Le conteur sait beaucoup d'autres histoires, beaucoup d'histoires. Chacune n'est qu'illustration de cet adage ... Le hasard ... La malchance ... Un rien... Tout bascule au moment où l'on s'y attendait le moins ... Au moment où les certitudes paraissaient les plus fermes ... À quoi tient le sort ? ...

Cette histoire, amis, vous montrera que nous ne sommes que peu de choses en cette vie et qu'aucune certitude n'est jamais définitive ... Cette histoire vous montrera que le malheur est souvent où on ne l'attend pas. Écoutez- moi bien : Je vais vous surprendre encore ...



_ XX _



C'est un samedi ... C'est le trente et un janvier ... Le vent d'ouest souffle, souffle avec violence ... Il pleut, comme il peut pleuvoir sous l'équateur : Une pluie violente, serrée, continue... Dans une case de bois, sur le mont Buxton, au-dessus de la ville, une femme âgée se meurt ... C'est Edith Rose. Toute la famille est à son chevet ... Enfin ... Presque toute la famille : Il manque la mère du gendre de la mourante : Elle n'a pas pu quitter Praslin par le dernier bateau parce qu'elle était souffrante. Joachim Servina se met en tête d'aller la chercher afin que toute la famille soit réunie.

_ "Y a-t-il un bateau qui quitte Mahé pour Praslin" ?

_ "Va donc trouver un Capitaine qui accepte de prendre la mer par un temps pareil ! »

Ce n'est pas qu'il y ait très loin, de Mahé jusqu'à Praslin ... que l'on distingue très bien sur l'horizon, servant de fond à l'île Sainte-Anne ... Juste un peu plus d'une quinzaine de kilomètres ... Mais avec ce temps ! ... On va jusque chez monsieur Corgat ... il vient de faire construire un bateau à moteur ... Un beau bateau en bois de takamaka, un bateau de trente-cinq pieds ... Un bon et solide bateau ... Prêt à prendre la mer. Son propriétaire accepte de le prêter ... Mais qui en sera le Capitaine ?

_ Joachim ne perd pas de temps : Il court chez un armateur de sa connaissance et le supplie de leur prêter les services de l'un de ses capitaines ... Ce sera Louis Laurence qui viendra ... Un vieux loup de mer ... À onze heures du matin, on s'embarque. Six personnes montent à bord : Monsieur Corgat, son fils Selby, âgé de quinze ans, le Capitaine Louis Laurence, Antoine Vidot, mécanicien, Joachim Servina et son cousin Auguste Lavigne. Le Capitaine du port de Victoria, en bonne et due forme, accorde l'autorisation d'appareillage ...


















_ XIX_



La vie ne tient qu'à un fil. Le conteur sait beaucoup d'autres histoires, beaucoup d'histoires. Chacune n'est qu'illustration de cet adage ... Le hasard ... La malchance ... Un rien... Tout bascule au moment où l'on s'y attendait le moins ... Au moment où les certitudes paraissaient les plus fermes ... À quoi tient le sort ? ...

Cette histoire, amis, vous montrera que nous ne sommes que peu de choses en cette vie et qu'aucune certitude n'est jamais définitive ... Cette histoire vous montrera que le malheur est souvent où on ne l'attend pas. Écoutez- moi bien : Je vais vous surprendre encore ...



_ XX _



C'est un samedi ... C'est le trente et un janvier ... Le vent d'ouest souffle, souffle avec violence ... Il pleut, comme il peut pleuvoir sous l'équateur : Une pluie violente, serrée, continue... Dans une case de bois, sur le mont Buxton, au-dessus de la ville, une femme âgée se meurt ... C'est Edith Rose. Toute la famille est à son chevet ... Enfin ... Presque toute la famille : Il manque la mère du gendre de la mourante : Elle n'a pas pu quitter Praslin par le dernier bateau parce qu'elle était souffrante. Joachim Servina se met en tête d'aller la chercher afin que toute la famille soit réunie.

_ "Y a-t-il un bateau qui quitte Mahé pour Praslin" ?

_ "Va donc trouver un Capitaine qui accepte de prendre la mer par un temps pareil ! »

Ce n'est pas qu'il y ait très loin, de Mahé jusqu'à Praslin ... que l'on distingue très bien sur l'horizon, servant de fond à l'île Sainte-Anne ... Juste un peu plus d'une quinzaine de kilomètres ... Mais avec ce temps ! ... On va jusque chez monsieur Corgat ... il vient de faire construire un bateau à moteur ... Un beau bateau en bois de takamaka, un bateau de trente-cinq pieds ... Un bon et solide bateau ... Prêt à prendre la mer. Son propriétaire accepte de le prêter ... Mais qui en sera le Capitaine ?

_ Joachim ne perd pas de temps : Il court chez un armateur de sa connaissance et le supplie de leur prêter les services de l'un de ses capitaines ... Ce sera Louis Laurence qui viendra ... Un vieux loup de mer ... À onze heures du matin, on s'embarque. Six personnes montent à bord : Monsieur Corgat, son fils Selby, âgé de quinze ans, le Capitaine Louis Laurence, Antoine Vidot, mécanicien, Joachim Servina et son cousin Auguste Lavigne. Le Capitaine du port de Victoria, en bonne et due forme, accorde l'autorisation d'appareillage ...



_ XXI _



Un bateau tout neuf, solide, beau et bien fait ... Un capitaine aguerri, un mécanicien ... Le vent a beau souffler, la mer a beau être forte ... Où auriez-vous bien pu imaginer un danger, pour une traversée si courte et si banale, en plein jour et en gouvernant à vue ? La vie ne tient qu'à un fil ... Le malheur est souvent à un autre endroit que celui où on l'attend ...

Le bateau prend la passe. Il longe l'île Sainte-Anne qui en marque la sortie. La mer est dure, mais il y a ici de bons marins ... De quoi aurait-on peur ?











_ XXII _



La panne ! ... La panne de moteur ! ... Crachotements, hoquets ... Une explosion ... Deux explosions ... Plus rien ... Rien qu'un petit nuage de fumée bleue que le vent dissipe ... Pas de quoi s'affoler ... On en a vu d'autres ...

Antoine se met au travail, démonte le carburateur ... Le gicleur est bouché : Il suffit de souffler dedans un bon coup, puis de remettre tout à sa place ... Le moteur repart, heureusement, on était tout de même assez loin pour que le bateau ne soit pas drossé contre le récif... Pas de mal, même pas de peur ! Pas de peur non plus lorsque la panne se renouvelle : Deux fois encore ... Il ne faudrait pas que cela recommence pourtant : L'heure tourne ... Avec une mer aussi dure, il faut toucher Praslin avant la nuit ...



_ XXIII _



Trois pannes de carburateur ... Et la nuit arrive ... La mer est très dure ... On est presque arrivé, mais il faut encore doubler la Pointe Chevallier pour aborder à Côte d'Or ... Y Arrivera-t-on cette nuit ? ... Rien à faire pour y entrer : Les vents sont contraires et trop durs ... C'est à Baie-Sainte-Anne que l'on entre ... Il est minuit.

Il est minuit ... Le bateau mouille à Baie-Sainte-Anne. On l'amarre. Tout le monde est fourbu. On est accueillis chez Morley Green.

On n'ira pas plus loin ... Il faut se reposer jusqu'au matin. Deux jeunes gens, néanmoins, partent à pied jusqu'à Côte d'Or ... C'est une trotte !













_ XXIV _



Le lendemain matin ... Le lendemain matin ... Celle que l'on est venue chercher refuse de partir : La mer est trop dangereuse ! ... Il était bien utile de prendre tant de peine !

Il ne reste plus qu'à rembarquer pour regagner Mahé, ce que l'on fait sans crainte malgré le vent qui continue à souffler avec rage. Quatre personnes de plus montent sur le bateau : deux femmes, Ange Finesse et George Arissol, Jules Lavigne, le frère d'Auguste, et un cuisinier du nom de Joël Rondeau. Il est neuf heures lorsqu'on appareille ...

















_ XXV _



Il est neuf heures lorsqu'on se prépare à l'appareillage ... Les cloches sonnent ... _

" Et la messe ? ... C'est dimanche ... "

Bien peu de Seychellois manqueraient la messe du dimanche ... C'est l'occasion où tout un peuple se retrouve dans ses églises. C'est le moment de célébration de la fraternité, de remerciement pour les bienfaits du soleil, pour les dons de la terre et de la mer, pour la mansuétude du ciel dont les ouragans épargnent l'archipel ... La messe, c'est le moment de la communion avec les siens : ceux du temps passé, dont les vies furent dures, ceux du présent, dont la volonté et l'espoir font augurer d'un avenir meilleur sans doute. La messe est dite en Français, « langue-mère », mais le prêtre, parfois, prêche en langue Créole, véritable langue des îles. Les enfants sont venus en marchant sur le sable de la plage, portant à la main leurs souliers vernis. Les petites filles ont des robes mousseuses colorées, les petits garçons portent pantalons, chemises à manches et noeuds papillons. Sous la nef ornée de bois précieux les hommes se rangent d'un côté, les femmes de l'autre ...


mardi 29 décembre 2015

LA MARIE-JEANNE (-3-)






LA MARIE-JEANNE  (-3-)







_ X _



_ " Une île, tout là-bas ! "

_ " Ce doit être Agalega ..." Agalega ! ... À plus de trois cent trente milles de Mahé, d'où l'on vient ... Six cent cinquante kilomètres ! ... On a parcouru six cent cinquante kilomètres dans la main de Dieu ...

Où orienter la voile de fortune que l'on a gréée dès le début de l'aventure ? ... Le vent s'est levé ... Il est bon, doux, régulier ... Clapot le long de la coque ...

Les uns se dressent et ne bougent plus, tendus; d'autres sont à genoux et prient. Les femmes chantent un cantique : On est très religieux aux Seychelles ...

Agalega ! Déjà les détails du relief se distinguent, les arbres ... La case de l'Administrateur ... Ô ! Prêtez l'oreille ! ... Le vent tourne tout à coup ! ... Était-on dans la main de Dieu ou dans la main de l'"Autre", le "Cornu" ?

Mon histoire est terrible, je vous l'avais dit ... Mon histoire est terrible. Elle rebondit d'horreur en horreur : Au moment où l'on touchait presque cette île : Agalega l'isolée, perdue à six cent cinquante kilomètres dans le sud-est de Mahé ... Juste à ce moment-là ... Le vent tourne et devient contraire ... Remonter au vent avec un bateau si lourd et un semblant de voile de fortune ? ... Pensez donc ! ... Mais s'en éloigner le moins possible ... Réduire la voile, louvoyer, tourner en rond ...































_ XI _



Ne pas s'éloigner de cette île ... Qui sait où nous pousseraient les courants ? ... Jusqu'au cap d'Ambre, pointe de Madagascar ... À cinq cents kilomètres plus au sud ? ... Est-on bien sûr de ne pas dériver beaucoup plus loin encore, plus à l'Est ? .. Combien de bateaux, perdus ainsi, ne sont jamais revenus ? ... Combien de jours tiendra-t-on, combien de nuits ? ... La soif, la faim, le soleil, le sel ... Qui sera le premier à perdre la raison ? - Madame Arissol, de Côte-d'Or, sur Praslin, semble bien faible ...



_ XII _



On approche doucement, et le vent est portant ... On distingue, parmi les cocotiers, la case de l'administrateur ... On allait arriver ... On allait toucher la rive ...

Et puis le vent est devenu contraire et le bateau s'est éloigné ... L'île est loin déjà, quoi que l'on fasse pour essayer de rester auprès d'elle ... Gémissements, cris ... D'autres se taisent, consternés ... Monsieur Corgat saisit deux bouts de bois, y fixe deux plaques d'aluminium qui traînaient là : Ce sont des avirons qu'il a fabriqués ... Quels avirons ... Dérisoires ! ... Un bateau si lourd ! Un bateau de bois de takamaka ... Un bateau de trente-cinq pieds ! ... Dix personnes à bord ! .. Et les vents contraires ! ... À l'arrière du bateau, Monsieur Corgat rame, rame de toutes ses forces ... Dérisoire! Il rame pourtant ... Il rame de toutes ses forces ... Il s'arqueboute ... Plus fort encore !

... Un hurlement : Terrible douleur dans le ventre : Monsieur Corgat jette ses rames : Il abandonne, s'étend sur le pont et ne bouge plus : L'effort a été trop violent : Rupture d'un vaisseau sanguin, sans doute ... Hémorragie interne ...

































_ X III _



Je vous avais bien dit que mon histoire était terrible ... Mais écoutez le conteur : L'histoire n'est pas finie, et la suite est plus terrible encore ... Jusqu'à la fin, c'est une terrible histoire comme en savent les marins ... C'est une histoire vraie : Demain peut-être, vous rencontrerez quelqu'un dont un des parents se trouvait parmi les dix passagers de la "Marie-Jeanne" ... La "Marie-Jeanne", du Port de Victoria ... Qui a dérivé sur l'océan pendant des jours et des nuits, depuis le trente et un janvier, (c'était un samedi) ... Depuis le trente et un janvier mille neuf cent cinquante-trois ...



_ XIV _



Monsieur Corgat a laissé tomber les rames. Il s'est couché pour ne plus se relever ... Bateau trop lourd, courants trop forts ... Vents contraires ... Rames trop faibles ... Le soleil brûle comme jamais et le bateau dérive, dérive ... On entend à peine gémir le blessé ... Prostrés, les neuf autres se taisent ... Quelques-uns cherchent encore à l'horizon ... Espérant quoi ? ... La main de Dieu ou la main de l'"Autre", celui que l'on ne nomme pas ? ... Dérive vers l'Ouest ... Plus de terre en vue ...


_ XV _



Auguste Lavigne parle de sa maison, de sa mère, de son père, de ses frères et soeurs : Les reverra-t-il ? ... Quelle angoisse doit être la leur !

- Bien sûr, on doit les chercher ... Mais ils sont si loin, perdus depuis si longtemps !


... Si son frère, Jules, allait disparaître avec lui !


Ô ! - Les chemins de la montagne de "Sans-souci" ! ... Canneliers odorants dans les douces soirées ... Canneliers aux feuilles jeunes colorées de rose et de rouge ... Cultures de thé sur les pentes, en rangées alignées : Chaque plant de même hauteur que l'autre ... Tous les matins, les cueilleuses passent avec leur hotte dans le dos ... Chansons des cueilleuses, et pourtant le travail est dur, la pente est rude ... Au loin, les pointes rocheuses que l'on appelle "Les Trois-Frères", qui surplombent la ville, laquelle dégringole jusqu'au bord du lagon ... Sur l'un des rochers, on a planté une croix. Elle est l'objet d'un pèlerinage : Chaque année la procession y grimpe et l'on repeint la croix ... Chants, prières, bénédiction ... Joie !... Les nappes sont étalées, on sort des paniers les victuailles et la boisson ...

_ " Jules, tu m'entends ?" Jules a entendu son frère. À quoi pensait-il, lui ? _"

Maman, maman ... Comment résisterais-tu à la douleur de perdre deux garçons à la fois "?

_ " Ous pas un z'homme ... Assez plaigne ous misères ! "


























_ XVI _



_" Assez plaigne ous misères ! " ... Mais trois ... quatre personnes ont crié ensemble, dressées, se tenant au plat-bord :

_ " Une île ! Une autre île ! ..."

_ " Providence ... Ce ne peut être que l'île Providence ", crie Antoine Vidot, le mécanicien.

_" Providence ... Providence la bien nommée", approuve Louis Laurence : Il a tant fréquenté ces parages : Il connaît toutes les îles, même les plus petites ! ... Aborder ... Aborder Providence ! ... Jésus, doux Seigneur ... Doux Seigneur que j'honore chaque année pour la fête-Dieu ... Doux Jésus que je prie chaque année en suivant la procession ... Doux Jésus ... Quand sonnent les cornets, les clairons, les pistons ... Quand battent les tambours ... Quand sonnent les caisses et les cymbales ... Bannières dorées, brodées, robes de tulle rose, de tulle blanc, messieurs en costumes sombres, chemises blanches, cravates et noeuds- papillons ... L'ostensoir d'or, les fumées de l'encens qui montent au ciel ... Les fumées de l'encens montent au ciel et les prêtres balancent les encensoirs ... Mon Dieu ... Mon Dieu ! ...



_ XVII _



Eh bien non ! Le conteur vous avait bien prévenus : L'histoire qu'il vous raconte est terrible : Elle rebondit d'horreur en horreur ... C'est une histoire vraie cependant ... Absolument vraie ... La Marie-Jeanne n'abordera pas l'île Providence... Les vents ont tourné encore ... Efforts ... Vains efforts ... Il ne reste plus qu'à espérer en la véritable Providence ... Mais celle-là, on peut aussi bien l'atteindre mort que vivant ! _ " Que Votre volonté soit faite et non la mienne ... " C'est la véritable entrée en agonie ...