vendredi 11 décembre 2015

L'ODEUR DU TEMPS






L’ODEUR DU TEMPS












             



                        J'ai trouvé l'autre jour, dans le fond d'un panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au dix-neuvième siècle, du temps de mon grand-père, que je n’ai pas connu. Un volume jaunâtre, dont la couleur était affadie par le temps. Vous savez bien, sur la première de couverture, vous trouvez le nom d'un éditeur ... Existe-t-il encore ? _ On n'en parle plus guère : Tant de maisons d'édition ont maintenant disparu ! Tout en bas, vous trouvez une date, écrite en chiffres romains la plupart du temps : Cela fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que l'on peut lire. Il faut réfléchir un peu pour le déchiffrage, mais l'initié y parvient sans trop de mal. Je n'en dirai pas plus.
























           Peu importe le titre de l'ouvrage, et peu importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai péché-là, au fond du panier, c'est un livre broché. Au dos, vous pouvez lire son prix : 3 FR. 50, autant dire qu'il n'est pas sorti des presses avant-hier ; cela vous renvoie à l'indication portée sur la couverture, elle est du reste répétée ici, mais en chiffres arabes cette fois : 1906 ... Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce livre, on me l'a vendu vingt francs d'aujourd’hui (à propos, cela va faire combien d'euros ?).



Un livre broché n'a pas du tout la même odeur qu'un livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge son nez entre deux pages, l'odeur est indéfinissable : Cela sent un peu le chiffon, mais avec quelque chose de subtilement différent, qui rappelle la boîte à ouvrage de ma grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu, aussi, comme le vieil album de photos de ma famille : Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ... Mais oui, cela sent un peu la pomme, et puis le cigare et la pipe ... Mais alors, ces odeurs de fruit et de tabac, elles sont adoucies, amorties, transformées : Ce sont des odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !












                   


                  Un livre broché, c'est souple, un peu mou. C'est un composé de quelques dizaines de feuillets rattachés les uns aux autres par du fil blanc noué. On sait que, si le fil venait à casser, le feuillet tout entier viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui ont été imprimées toutes ensemble, sur une même feuille, que l’on a ensuite pliée. Si on voulait extraire un feuillet, on s'apercevrait que, sur la même feuille, les textes destinés, chacun, à être déposés sur une page, sont imprimés tête-bêche, de manière à se retrouver dans le même sens une fois le livre composé. Y pense-t-on parfois ? Mais un livre broché à la manière d'autrefois a d'autres mystères, que notre époque ne connaît plus ...



En fait, si j'ai acheté ce livre, chez le bouquiniste, c'est parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus, bien plus de vingt francs ! Ces volumes étaient vendus "non coupés" ... C’est-à-dire que le fabricant, ("Achevé d'imprimer le douze septembre mil neuf cent six par Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir cousu les feuillets, n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ...












Songez donc : Vous n'avez jamais goûté ce pur plaisir ! ... Vous saisissez le coupe-papier de la main droite ... Il était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier, d'ébène ou de corne ... Il était là, dans le fond du tiroir de droite ... Vous l'aviez oublié ou bien vous ignoriez jusqu'à la fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? - C'est un truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé dans le fond du tiroir avec un bâton de cire rouge et un cachet monogrammé dont on se servait autrefois, paraît-il, pour clore les plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces choses-là ; on les voit encore parfois, chez les antiquaires ...



J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le coupe-papier. J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du bureau. La main gauche, paume largement ouverte sur la première de couverture, le coupe- papier dans la main droite, que l'on tient avec trois doigts, fermement pour qu'il ne dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons, trop pressés, irrespectueux ! ... Couper les feuillets d'un livre broché, c'est une cérémonie. Comme toute cérémonie, elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et ses avancées ... Là ! ... Lorsque la lame est bien passée entre les pages ... Attention, il faut la faire passer entre toutes les pages qui constituent le feuillet, sans en oublier une, sous peine de blasphème !



D'un seul coup ... Il vaut mieux y aller d'un seul coup, pour éviter les hésitations et les remords, sources d'avatars tels que déchirures ou dentelures ... Trancher le papier d'un seul coup, en un seul crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la lame. Le bord des pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ... Presque rien si le coupe-papier est en bon état, juste un effilochement de quelques centièmes de millimètres, comme un minuscule liseré d'écume légère.



Le papier fraîchement coupé, cela a son odeur particulière, qui sent un peu l'acier de la lame. Allez ! Vous l'avez bien réussie, cette ouverture, feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre, vous le feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous y replongez le nez ... Vous allez maintenant, comme aux murs d'une exposition, examiner l'une après l'autre les eaux-fortes ou les xylogravures ... Commencerez-vous la lecture aujourd'hui ou bien reposerez-vous le livre pour ne le reprendre que plus tard ? ...


















                           Un livre broché, non coupé ... Sensation d'avoir ouvert une porte, de se trouver à l'entrée d'un chemin qui ne se révèle que pour vous, qui n'a jamais été foulé avant vous ! Sensation d'avoir ouvert vous-même la boîte aux merveilles : Personne n'a jamais lu ces pages avant vous ! Le plein épanouissement de ces sensations vaut bien que, scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour couper les pages d'un livre il faut un bon coupe-papier, taillé dans une matière de qualité. Il faut ensuite respecter les gestes et leur enchaînement, prendre son temps, et puis trancher, trancher d'un seul coup. On peut, entre deux coupures de feuillets, reprendre son souffle, caresser à nouveau de la main gauche bien à plat la première de couverture. On peut, à la fin, souffler sur le bureau, à l'endroit où le livre était posé : Les duvets blancs nés du papier coupé s'envolent et dansent dans un rayon de lumière.





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