lundi 14 décembre 2015

AUX ANTIPODES : ERROMANGO




ERROMANGO







ARCHIPEL DU VANUATU (ANCIENNEMENT 


   DÉNOMMÉ "NOUVELLES HÉBRIDES")

























L’île est bien celle que décrivait Pierre Benoît. Mais comment Pierre Benoît fit-il connaissance avec elle, perdue dans les fins fonds du Pacifique ?



Personnellement, je la rencontrai pour la première fois en 1962. L’avion qui me transportait, un petit bimoteur emportant six ou huit passagers s’est posé sur un terrain qui n’était qu’une déchirure au milieu des arbres.



La piste avait été ouverte à la machette. Elle avait juste la largeur suffisante pour se poser et le bout des ailes frôlait les troncs des cocotiers. Comme la piste était aussi très courte, l’avion bloquait ses freins juste au bord de la très haute falaise.



Quand il décollait, il effleurait les têtes des papayers, puis chutait vers la mer.

Le pilote faisait ronfler les moteurs et l’appareil reprenait doucement de l’altitude :
Impressionnant !





                                

                                                        Un kaori



L’île est luxuriante, foisonnante, étouffante de splendeurs végétales. C’est la splendeur d’une serre. Air rare, saturé de vapeur, chaud comme l’haleine d’une bête et sentant le suint. Depuis quinze jours, la pluie n’a pas cessé, drue comme un déluge. Les hommes courbent le dos, comme si des graviers leur tombaient dessus, par poignées, par volées. Les larges feuilles des tarots ont été lacérées.



Depuis une heure, il ne pleut plus. La forêt s’égoutte, et c’est encore comme s’il pleuvait. La forêt que l’on sent, que l’on devine, proche, vivante, enveloppante, mouvante. Mais la forêt qu’à dire le vrai, on ne voit même pas ! On y est plongé, et elle est si dense ! Le sentier que l’on suit n’a que la largeur du pied, encore faut-il veiller à ses contorsions, à ses détours, aux obstacles inattendus, aux arbres renversés, aux torrents nés des dernières averses, qui roulent des eaux rouges et noires. Les branches forment voûtes et ce n’est que rarement qu’elles laissent une fente étroite à travers laquelle on aperçoit les lourds nuages mouvants.



Le sol doit être noir, noir de cendres volcaniques, ou bien rouge d’argiles détritiques. On le devine, mais on ne le voit pas : l’herbe le recouvre : Le pourpier, la tétragone, les impatiens ... Toutes plantes buveuses d’eau dont le climat favorise la pousse. De temps à autre, assez rarement somme toute, un buisson éclate de feuilles rouges et de fleurs rouges aussi : hibiscus, croton. On enjambe les racines et les contreforts d’arbres gigantesques, des “ châtaigniers” dont les appendices et tentacules se tortillent en nœuds de serpents. Parfois on distingue la branche longue, lourde et horizontale d’un figuier banian. Cet arbre est aussi appelé le figuier étrangleur.



Le banian ! Il est capable de phagocyter, d’avaler carrément un autre arbre, son voisin, une maison. C’est lui qui “avale”, au Cambodge, les palais et les temples d’Angkor ! Racines aériennes qui forme une autre forêt, dont on dit qu’elle fait le lien, sorte de ligne téléphonique, entre le ciel et la terre. On dit que ces racines permettent de communiquer avec les morts, établissant la relation entre le ciel et l’enfer. Des pigeons verts y roucoulent, se gorgeant de baies. Un loriquet, vert lui aussi, mais on ne le voit que rarement tant il passe vite ! Il lance un cri aigu. C’est le royaume du vert. Les petites tourterelles, nombreuses, sont vertes elles aussi, avec une tache de rubis sur le dessus de la tête. À quelques exceptions près, on est incapable de percevoir et d’identifier les arbres qui se fondent dans la masse, elle-même drapée du haut en bas dans une épaisse tapisserie de lianes et de feuillages épiphytes ou parasites. Une masse végétale, comme une mer !





       
                                                                              Banian




Cinq hommes avancent en colonne, silencieux. Dans l’ordre, deux Mélanésiens un Européen à large chapeau, puis encore deux “men-bush”. Les Mélanésiens sont grands, athlétiques, nus jusqu’à la taille. Ils marchent pieds nus. Leur peau est fuligineuse. Leur chevelure crépue forme une boule massive et indisciplinée. Ils ont le nez large et plat. L’arcade sourcilière forme visière sur les yeux. Chacun porte un sabre d’abattage. Les deux derniers se sont décoloré les cheveux qui semblent blonds, d’un blond filasse tirant sur le roux. Ils se décolorent avec de la chaux.



L’Européen, lui, est un homme sec et grand. Il semble avoir un peu moins de la cinquantaine. Il a le visage ascétique et tanné. Les pommettes sont hautes. Hormis le chapeau de toile beige, il porte une chemise saharienne, un short kaki et des bas de laine bien tirés. Ses chaussures de brousse sont de toile. Les pas des Mélanésiens sont souples, coulés. Ceux de l’Européen sont plus courts.



- ” Monsieur Wilkins, on ne va pas trop vite ? “



- ” Allez, j’y arriverai ! “



Mais la mâchoire est crispée. L’attitude trahit la souffrance, le visage est luisant de sueur. La chemise est trempée.



- ” J’y arriverai. Il faut que j’y arrive : L'avion se pose à onze heures !”


























Wilkins, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, a ressenti dès hier les attaques de la fièvre. La nuit a été pénible : maux de tête effroyables, diarrhées ...



- ” Une crise d’amibiase encore. Il y avait longtemps ! Je pensais que c’était fini !”




Wilkins, tout en marchant, revoit les rizières de son enfance, les buffles noirs baignant dans les mares aux eaux rouges. Il entend beugler les crapauds. Il songe aux plantations d’hévéas. Il sent monter à ses narines l’odeur âcre du latex. Le latex ! Wilkins est pris de nausée. La colonne s’arrête. Il vomit, se plie en deux, les mains sur le ventre. Il a failli crier de douleur ...




L’avion se pose à onze heures. Il en est dix. Encore une heure de marche, si tout va bien. On a quitté le bivouac au lever du jour, vers les cinq heures.



- ” En route ! Je sais ce que c’est. Deux jours de soins à l’hôpital de Port-Vila, et ce sera terminé. Le Docteur a fait l’Indochine, il connaît bien le traitement des amibiases ...”



Mais les Mélanésiens sont obligés de ralentir leur marche. On voit bien qu’ils sont inquiets, même si aucun d’entre eux ne tourne la tête.



- ”Va, Kaltapan, vas-y ! Ne t’inquiète pas, ça ira !”



Kaltapan est l’homme qui tient la tête de la colonne, l’un des deux qui ont les cheveux décolorés. La fierté de son port et de sa démarche marque son rang. C’est lui le chef du petit groupe de Mélanésiens. Une plume est plantée dans sa tignasse; Il ne tourne même pas la tête. Il ne répond pas. C’est tout juste s’il a montré qu’il a bien compris, par un mouvement qui relève puis rabaisse ses sourcils. Mais il raccourcit le pas.










- ”Kaltapan, pars devant. Si l’avion se pose avant que j’arrive au terrain, tu expliqueras au pilote ce qui se passe. Tu lui demanderas de m’attendre.”




Wilkins, en effet, s’est à nouveau plié en deux sous la douleur. Il ôte son chapeau, sort un large mouchoir, essuie son front couvert de sueur : La fièvre ! Il s’appuie à un tronc pendant un moment. Même moiteur, même touffeur qu’aux rives du Mékong à l’approche de la mousson. Images de femmes en pantalons noirs, légèrement pliées sous le poids d’un fléau de bambou auquel pendent des marmites de soupe et de riz ... Poissons-chats, silures de plusieurs centaines de kilos, cochons planches, noirs, efflanqués (et c’est de cela qu’ils tirent leur nom ) ...



Kaltapan est parti, de ce pas couru des chasseurs quand ils vont en forêt traquer le pigeon « notou », avec leur arc dans le dos. Aucun doute : Il arrivera à temps. Burton, le pilote, attendra.



Les Mélanésiens forment une petite équipe qui accompagne Wilkins depuis un mois déjà. Il s’agit de prospecter la forêt d’Erromango. Il y a ici des arbres qui sont bons pour l’industrie des bois déroulés. Des kaoris, hauts et droits. Y en a-t-il suffisamment pour tenter l’exploitation ? Terminer le dénombrement n’est plus qu’une question de temps. Tout en marchant, Wilkins pense à sa revanche sur la vie.



- ” Remonter une affaire, une bonne affaire, en exploitant les arbres ... Après avoir été chassé des plantations d’hévéas en Indochine !”



- ”L’affaire est rentable, j’en suis certain !”



Il en a parlé depuis longtemps avec des entrepreneurs français dont les usines se trouvent dans le Poitou et les Charentes. On peut rêver ... Mais ce n’est plus tout à fait un rêve. Les rugissements des tronçonneuses, les arbres qui tombent. Les troncs que l’on écorce et que l’on marque. Les tracteurs qui les tirent jusqu’à la mer. Les quais que l’on construit. Les grues et les palans. Les navires au mouillage, que l’on charge, qui partent tandis que d’autres arrivent. Les Mélanésiens au travail, et les maisons en dur succédant à leurs cases de roseaux ! Du profit à faire pour tout le monde, et des progrès à apporter.



La pente est rude, à laquelle grimpe le sentier. Il s’est remis à pleuvoir. On courbe le dos à nouveau. Bientôt le bruit de l’averse est assourdissant. Suivre ... Suivre l’homme qui marche devant. Regarder où l’on pose le pied. On ne saurait regarder plus loin devant, et la pluie se mêle à la sueur, emplit les yeux. Les vêtements se plaquent à la peau ... On ne saurait se protéger de ces pluies-là ! Allez donc vous protéger d’un déluge ! Il n’est pas de parapluie sous la cataracte! Il n’est pas d’imperméable non plus, que l’on ne supporterait pas à cause de la chaleur.


Il faut boire, boire, boire ! Wilkins boit, sans arrêter son avance, au bec de sa gourde, par petites gorgées. Son pied, lui, bute souvent.




- ” Ça va ! Ça va !”



D’ailleurs on arrive. On y est presque ... On est sur le plateau. Quatre bœufs sauvages traversent le chemin et disparaissent sous la pluie, dans la pluie. Ils sont les témoins d’un ancien élevage maintenant abandonné. On est sur le plateau. On devrait voir la mer, et l’île voisine : Tanna, sur laquelle fume un volcan. En fait on ne voit rien ... La pluie, toujours, et drue ! C’est à peine si l’on se rend compte que la forêt fait place à une savane et à une cocoteraie.























            Wilkins sait qu’entre les cocotiers s’allonge la saignée où prend place la piste, si étroite qu’elle donne à peine la place pour les ailes de l’avion. Le Dornier se posera ... Il faut qu’il se pose ! Parfois, lorsque la piste est trop détrempée, l’avion ne se pose pas. Il file vers Tanna. Aujourd'hui, il faut qu’il se pose ! À la Grande Plantation, vers Saïgon, la piste était gazonnée, aussi. Lorsque crevait la mousson, en juillet, il arrivait que l’avion ne puisse pas se poser ... Le petit avion de liaison ... À cause des buffles errants qui obstruaient la piste. Les buffles ! Et les mares qu’ils creusent en se roulant dans la boue ! Ah ! Le chant des crapauds, ce chant lancinant ! - ” C’est le chant des crapauds, ou bien ce sont mes oreilles qui bourdonnent de fièvre? Il n’y a pas de crapauds dans ces îles! Pas non plus de grenouilles ! - Mais tout autour de la Grande Plantation ! ... Paniers grouillants de grenouilles sur les étals des marchés de villages ... À côté des étals d’orchidées, des tables chargées de ramboutans, de pommes cannelles, de sapotilles, corossols, durions, jacques et pamplemousses ... Parfois, un marchand offrait un petit singe tenu en laisse, ou bien un ourson tout pataud ... Mais c’était ailleurs ! Ici, il n’y a pas d’oursons. Il n’y a pas de singes, ni petits ni grands ... Ah ! Les gibbons, leur fourrure blonde, leurs bras trop longs ... Pas de singes, pas de singes, pas de singes ! “ La pluie s’arrête à nouveau, brusquement.



- ” Hi ... Yah ... Ô ...Ô ... Houhouaah !”



Ce cri ? - presque un yodlé ! Comme un cri de Muezzin ! En plus joyeux.



- ” Ne t’inquiète pas. c’est Kaltapan qui signale qu’il est arrivé.”



- ”Kaltapan ? Ah oui, Kaltapan ! Arrivé ... Soufflons un peu.”



La nuée se déchire. Dans le ciel, vers le Sud, le volcan vomit une longue écharpe de cendres. Cela fait plus de quinze jours qu’il vomit ainsi. Les vents portent au loin l’énorme fumée. La forêt, que l’on domine en vérité sans la voir tant elle est recouverte de lianes à larges feuilles, l’océan par-delà, aussi terne, aussi plombé que le ciel ...



- ” Le muezzin, le muezzin, les minarets, les mosquées" ...



L’Algérie, après le Vietnam. Est-ce le délire ? Wilkins se reprend vite. Il recommence à marcher tout en s’appuyant sur l’épaule de Georges, l’homme qui le précède. Un kilomètre encore, peut-être deux ?











Le vrombissement de l’avion ! Le voilà ! Le Dornier se faufile entre deux nuages. Il amorce un virage sur l’aile. Il disparaît en arrondissant son vol pour prendre la piste. Non seulement elle est étroite et mouillée, mais elle est courte, très courte, la piste ! Elle s’arrête juste au ras de la falaise.



-” Kaltapan est là-bas. L’avion attendra.”



C’est d’autant plus certain que l’appareil n’est pas réapparu. Les moteurs sont arrêtés, muets. Il s’est posé. Il attend. La marche devient difficile. l’herbe est haute aux abords de la piste. On dirait de l’herbe à éléphants, comme en Indochine, aussi coupante, en tout cas !



Voici l’avion. C’est un bimoteur à atterrissage court. Sa queue, son empennage qui luisent à la lumière … Justement ! Son empennage qui luit à la lumière ! Qu’est-ce qu’il a, cet empennage ? - Eh bien, il est de travers !



- ”Ce n’est pas vrai !” - Si, c’est vrai !



Kalatapan le confirme, qui a rejoint son équipe : L’avion a pris la piste trop court : avion neuf, nouveau pilote ... Il a cassé du bois ! Le train est de guingois, l’aile gauche a raclé le sol, une hélice est brisée. Wilkins n’en peut plus de douleur. Il s’étend à terre, de tout son long, les deux mains à plat sur le bas-ventre.



- ” Ce n’est ni du paludisme, ni une amibiase. J’ai eu beau essayer de me convaincre que c’en était".



Il est évident que ce n’est pas du paludisme. Lui, il se manifeste par crises : ça vous prend à six heures le soir, et ça vous tient jusqu’à l’aube, et puis ça disparaît. - Ce n’est pas le cas. La fièvre ne m’a pas lâché depuis vingt-quatre heures. Dysenterie amibienne ? -Des coliques, terribles, mais pas de diarrhée ... Alors, quoi ? Bon. De toute façon, qu’est-ce que je vais devenir maintenant ?



Le pilote n’a pas été blessé. Il farfouille dans son cockpit, fenêtre ouverte à cause de la chaleur. Il n’est guère que seize heures.



- ” O.K. ! la radio fonctionne ! Port-Vila m’a entendu. Ils envoient le De Haviland.”



- ” Ils seront là dans combien de temps ?”



- ” Le temps de préparer l’avion, de venir jusqu’ici … Une heure, je pense.”



- ” Une heure !” - ” Ça tiendra, Wilkins ?



-“ Ça tiendra, ça tiendra ... Il faudra bien que ça tienne. Mais les douleurs sont de plus en plus aiguës, et cette envie de vomir qui revient ! Ce roulement qu’on entend, qu’est-ce que c’est ? Explosion dans la rue Catinat, à Saïgon ? Chapelet de bombes larguées du ciel ? Rafales des mitrailleuses de douze sept ? Ah ! Ces rafales, venues d’on ne sait où, du côté de Tlemcen ! Juste au moment où le muezzin psalmodiait ! Tous les orangers, tous les orangers, sciés pendant la nuit ... Tous les orangers coupés ! - ” Non, ce n’est pas en Algérie que je m’installerai : J’ai déjà donné en Indochine ! j’ai déjà donné lorsque j’ai quitté les hévéas. Mais, ce roulement qui continue : Le train de Tlemcen à Oran ? L’explosion ! Ah! Mon Dieu! Que j’ai mal !"























- ” C’est le volcan de Tanna qui se secoue : Un tremblement de terre.”



- ” Le volcan ? Ah oui ! Le volcan ! Ah !”



Pour que la douleur lui arrache un cri, il faut qu’elle soit grande. De ses ancêtres britanniques, Wilkins a hérité le flegme et la retenue.



- ” Vila demande à la radio ... C’est un médecin qui demande ce que tu ressens. Il demande aussi comment cela s’est passé depuis que tu as mal. Qu’est-ce que je lui réponds ?”



- ” Tu lui réponds, tu lui réponds ... Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est toujours une histoire avec les arbres. Les hévéas en Indochine, les orangers en Algérie, ici les kaoris ... Tu lui dis que c’est toujours une histoire avec les arbres ... Ah ! Et puis le Dornier qui a cassé !”



- “Le médecin m’a fait expliquer, dit Kaltapan. J’ai fait de mon mieux. Il a parlé d’appendicite. Je lui ai dit les vomissements. Je lui ai dit la fièvre. Je lui ai dit la douleur. Il a parlé de péritonite. Mais le De Haviland va bientôt arriver. Ne t’en fais pas. Ne t’en fais pas, il sont tous prêts à t’aider."



La douleur ... La douleur ! Et la terre qui recommence à trembler !... Le volcan ? Non. La terre ne tremble plus. Ce doit être la douleur.”



- “ Est-ce que ce ne serait pas le De Haviland ?”



- ”C’est lui. Tu as raison. Il a fait vite. Allons, tu seras bientôt soigné.”



L’appareil est en vue, venant du nord. Ciel presque dégagé maintenant. Pas de problème ... Si ce n’est la carcasse du Dornier, plantée à l’amorce de la piste ! Le nouvel arrivant aura-t-il la longueur voulue pour se poser ? Kaltapan et son équipe, aidés par le pilote, ont bien essayé de dégager le Dornier, mais va donc !


























Il aurait fallu aller chercher du secours au village. Trop loin ! Le village est situé en bord de mer ! Mais si, il se posera. Bien sûr, il lui faut plus de longueur de piste que pour le Dornier, mais ce pilote-là est un habitué d’Erromango ... Cela fait des années qu’il dessert les îles ! Il se posera.



- ” Je ne sais pas ce qu’il se passe. Je n’arrive pas à l’avoir à la radio. Sur aucune fréquence ! Je ne sais pas s’il me reçoit.”



- ” J’appelle Vila. Recevez-vous le De Haviland ? Sa radio doit être en panne !



- ” Radio, radio ... Il faut leur dire, pourtant. Il faut leur dire : On a coupé les orangers ... Il faut qu’ils fassent vite. Ils vont aussi couper les kaoris ! Aïe ! Bon Dieu que ça fait mal !”



L’avion en est à son quatrième tour au-dessus du terrain, bas, très bas. On a vu clairement le pilote. Une cinquième fois, il bascule sur l’aile gauche. Il glisse. Il descend, il descend. Il va se poser ! Il ne se posera pas ! La petite fenêtre s’est ouverte, sur le côté du cockpit, un bras fait un signe d’impuissance. L’avion reprend de l’altitude. Il bat des ailes.



- ” Non !”

- ”Si !"


Trois fois, il a battu des ailes. Il reprend la direction du Nord.



- ” Foutu !”

- ”Monsieur Wilkins ... Monsieur Wilkins, j’ai prévenu Port-Vila. Ils envoient le Tiaré, qui est à Tanna, juste à côté. Le Tiaré, vous savez, cet ancien dragueur de mines qui fait maintenant le cabotage du coprah d’une île à l’autre. Il sera là demain matin, dès l’aube.”


- ” Dès l’aube ! Demain matin ! Au bord de la mer … Il faut redescendre, redescendre tout ce chemin, jusqu’en bas. Mais je ne pourrai pas marcher. Je ne peux plus marcher, plus marcher, plus marcher. Et pourtant, si on ne marche pas ... Qui ira rafraîchir les saignées des hévéas pour que le latex coule ? Les orangers … Qui va replanter les orangers ? Qui va achever le comptage des kaoris ? Les kaoris ... Achever le comptage avant que ne tremble la terre, avant que le volcan n’explose ! Redescendre jusqu’à la mer ... Demain matin! Le Tiaré, le Tiaré, bien sûr. Bien sûr … Péritonite … Péritonite, inflammation du péritoine, membrane séreuse qui revêt la plus grande partie de la cavité abdominale. Péritonite ! Tiaré ! Tiaré, fleur de la famille des gardénias, endémique à Tahiti. Tahiti ! Redescendre jusqu’à la mer ... Le Tiaré !”



- ”Eh bien Monsieur, nous l’avons redescendu. Il ne pouvait plus tenir debout. Il était allongé, là, les deux mains sur le ventre. Il essayait de contrôler sa douleur. On l’entendait gémir. Ses joues s’étaient creusées et il semblait que les yeux se fussent enfoncés dans les orbites. Nous avons marché une bonne partie de la nuit. Nous avions bricolé un brancard, en enfilant des branches dans nos chemises boutonnées. On avait ficelé tout ça comme on l’avait pu, en ajoutant nos ceintures pour que ça tienne. Ça a tenu, vaille que vaille. Vous pouvez imaginer cette descente, entre deux murs d’arbres et de buissons. On ne voyait même pas les étoiles ! De temps à autre le pied glissait. Heureusement il ne pleuvait plus mais toute la moiteur stagnait sous les frondaisons sous forme de vapeur. Dans ces îles, il n’y a pas de serpents, pas de scorpions, ni de vermines dangereuses. Il n’y a pas de fauves non plus. Tout juste si l’on peut entendre parfois un cochon sauvage qui fouille de son groin le sol en décomposition. Nous nous sommes relayés, les quatre Mélanésiens et moi. En nous passant le brancard, nous faisions attention à ne pas donner de secousses, mais Wilkins gémissait. Il gémissait aussi lorsque le terrain provoquait un cahot. Pour ma part, j’ai toujours porté le brancard par l’arrière : Il n’est pas possible à un Européen de trouver un sentier dans cette forêt. Le pied guide le pied. J’ai suivi. Heureusement encore, il n’y a ni ronces ni épineux ! … Encore que je me suis laissé dire qu’il y a des feuillages terriblement urticants. Leur contact peut être cause de lymphangites. Bon, nous n’en avons pas rencontré."



- ” On n’entendait plus le volcan, mais on entendait les tambours ... Le son des tambours emplissait la forêt. Tambours, tambours, vous savez quoi ? - Cet imbécile de Pasteur qui fait commémorer tous les ans le débarquement des missionnaires à Erromango !



-” Repentez-vous : vos grands-parents ont tué les missionnaire... Ils les ont bouffés !”



Incroyable, mais vrai ! C’était la date, ce jour-là. La Mission commémorait le massacre. Tambours, tambours ! Et des hurlements, et des chants ! Wilkins délirait carrément maintenant. Nous faisions de notre mieux, pourtant ! Nous avancions le plus vite possible. Il parlait toujours des arbres : arbres à caoutchouc, orangers ... On avait coupé les orangers ... Il disait qu’il avait quitté l’Algérie à temps. Et puis, à certains moments, il parlait dans une langue étrangère, du Vietnamien peut-être ?



- ” Nous n’avions plus de contact avec qui que ce soit. Nous n’avions pas pu emporter la radio de l’avion bien sûr ! Quand nous sommes arrivés au bord de la mer, juste au fond de la baie de Dillon, le Tiaré n’était pas encore là. On a cherché ses feux, mais ils n’étaient pas encore visibles. “ Il sera là à l’aube” m’avait-on dit. l’aube. Ah bien oui, l’aube ! Comme vous vous sentez démuni, inutile, devant quelqu’un qui va mourir ! Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Vous avez peiné, porté le brancard, marché, marché. Tout ce temps-là, vous n’avez pensé à rien, bien sûr ... Trop à faire ! Tenir debout, marcher, marcher ... Et puis voilà ! Vous êtes là. Wilkins est allongé sur le sable noir. Vous avez l’esprit vide.



-"Ah ! Si je n’avais pas cassé du bois en prenant la piste !" C’est la seule pensée qui occupe votre esprit. Et les tambours qui battent encore et toujours ! Wilkins est mort là. Je lui tenais la main. Il est mort ... Il fredonnait la chanson de Brassens :



-” Auprès de mon arbre, j’aurais dû rester ...” Je n’invente rien. Je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Encore un souffle, ténu :



- ”J‘aurais jamais dû ...”



C’était fini. En relevant la tête, j’ai vu les feux du Tiaré qui entrait dans la baie.










Le Tiaré était un ancien dragueur de mines, désaffecté et affecté           au transport du coprah.

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