LES PETITS CAILLOUX ( 2 )
OU TRIBULATIONS
AUTOUR DU MONDE …
« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis
aujourd’hui celui qui va chantant. »
Borges
– Les énigmes (L’Autre, le Même.)
L’ODEUR DU TEMPS
J'ai trouvé l'autre jour, dans le
fond d'un panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au dix-neuvième
siècle, du temps de mon grand-père, que je n’ai pas connu. Un volume jaunâtre,
dont la couleur était affadie par le temps. Vous savez bien, sur la première de
couverture, vous trouvez le nom d'un éditeur ... Existe-t-il encore ? _ On n'en
parle plus guère : Tant de maisons d'édition ont maintenant disparu ! Tout en
bas, vous trouvez une date, écrite en chiffres romains la plupart du temps :
Cela fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que l'on peut lire. Il faut
réfléchir un peu pour le déchiffrage, mais l'initié y parvient sans trop de
mal. Je n'en dirai pas plus.
La Liseuse - Fragonard
Peu importe le titre de l'ouvrage, et
peu importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai péché-là, au fond du
panier, c'est un livre broché. Au dos, vous pouvez lire son prix : 3 FR. 50,
autant dire qu'il n'est pas sorti des presses avant-hier ; cela vous renvoie à
l'indication portée sur la couverture, elle est du reste répétée ici, mais en
chiffres arabes cette fois : 1906 ... Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce
livre, on me l'a vendu vingt francs d'aujourd’hui (à propos, cela va faire
combien d'euros ?).
Un livre broché n'a pas du tout la
même odeur qu'un livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge son nez entre
deux pages, l'odeur est indéfinissable : Cela sent un peu le chiffon, mais avec
quelque chose de subtilement différent, qui rappelle la boîte à ouvrage de ma
grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu, aussi, comme le vieil album de
photos de ma famille : Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ...
Mais oui, cela sent un peu la pomme, et puis le cigare et la pipe ... Mais
alors, ces odeurs de fruit et de tabac, elles sont adoucies, amorties,
transformées : Ce sont des odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles
sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !
Claude Monnet - La Liseuse
Un livre broché, c'est souple, un peu
mou. C'est un composé de quelques dizaines de feuillets rattachés les uns aux
autres par du fil blanc noué. On sait que, si le fil venait à casser, le
feuillet tout entier viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui ont
été imprimées toutes ensemble, sur une même feuille, que l’on a ensuite pliée. Si
on voulait extraire un feuillet, on s'apercevrait que, sur la même feuille, les
textes destinés, chacun, à être déposés sur une page, sont imprimés tête-bêche,
de manière à se retrouver dans le même sens une fois le livre composé. Y
pense-t-on parfois ? Mais un livre broché à la manière d'autrefois a d'autres
mystères, que notre époque ne connaît plus ...
En fait, si j'ai acheté ce livre,
chez le bouquiniste, c'est parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus,
bien plus de vingt francs ! Ces volumes étaient vendus "non coupés"
... C’est-à-dire que le fabricant, ("Achevé d'imprimer le douze
septembre mil neuf cent six par Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir cousu
les feuillets, n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ...
Songez donc : Vous n'avez jamais
goûté ce pur plaisir ! ... Vous saisissez le coupe-papier de la main droite ...
Il était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier, d'ébène ou de corne ... Il
était là, dans le fond du tiroir de droite ... Vous l'aviez oublié ou bien vous
ignoriez jusqu'à la fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? - C'est un
truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé dans le fond du tiroir avec
un bâton de cire rouge et un cachet monogrammé dont on se servait autrefois,
paraît-il, pour clore les plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces
choses-là ; on les voit encore parfois, chez les antiquaires ...
Auguste Renoir
J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le
coupe-papier. J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du bureau. La main
gauche, paume largement ouverte sur la première de couverture, le coupe- papier
dans la main droite, que l'on tient avec trois doigts, fermement pour qu'il ne
dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons, trop pressés, irrespectueux !
... Couper les feuillets d'un livre broché, c'est une cérémonie. Comme toute
cérémonie, elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et ses avancées ...
Là ! ... Lorsque la lame est bien passée entre les pages ... Attention, il faut
la faire passer entre toutes les pages qui constituent le feuillet, sans en
oublier une, sous peine de blasphème !
D'un seul coup ... Il vaut mieux y
aller d'un seul coup, pour éviter les hésitations et les remords, sources
d'avatars tels que déchirures ou dentelures ... Trancher le papier d'un seul
coup, en un seul crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la lame. Le
bord des pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ... Presque rien si le
coupe-papier est en bon état, juste un effilochement de quelques centièmes de
millimètres, comme un minuscule liseré d'écume légère.
Le papier fraîchement coupé, cela a
son odeur particulière, qui sent un peu l'acier de la lame. Allez ! Vous l'avez
bien réussie, cette ouverture, feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre,
vous le feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous y replongez le
nez ... Vous allez maintenant, comme aux murs d'une exposition, examiner l'une
après l'autre les eaux-fortes ou les xylogravures ... Commencerez-vous la
lecture aujourd'hui ou bien reposerez-vous le livre pour ne le reprendre que
plus tard ? ...
Un livre broché, non coupé ...
Sensation d'avoir ouvert une porte, de se trouver à l'entrée d'un chemin qui ne
se révèle que pour vous, qui n'a jamais été foulé avant vous ! Sensation
d'avoir ouvert vous-même la boîte aux merveilles : Personne n'a jamais lu ces
pages avant vous ! Le plein épanouissement de ces sensations vaut bien que,
scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour couper les pages d'un livre il
faut un bon coupe-papier, taillé dans une matière de qualité. Il faut ensuite
respecter les gestes et leur enchaînement, prendre son temps, et puis trancher,
trancher d'un seul coup. On peut, entre deux coupures de feuillets, reprendre
son souffle, caresser à nouveau de la main gauche bien à plat la première de
couverture. On peut, à la fin, souffler sur le bureau, à l'endroit où le livre
était posé : Les duvets blancs nés du papier coupé s'envolent et dansent dans
un rayon de lumière.
( À suivre)
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