PAUL VALÉRY ET LA
MUSIQUE
ÉLECTRONIQUE …
La Côte d’Azur, ou tout au moins ce que je peux en
connaître, vit au son de la musique dès que le soleil se couche. Elle tressaute
et se trémousse au rythme des
orchestres « électroniques ».
Il nous advint de réfléchir à la victoire apparente et
incontestable de la musique et de la danse … Victoire … Nous allions dire, au
détriment de la poésie qui se meurt.
Le livre connaît en ce moment une crise dont on ne
sait s’il se relèvera : Les librairies ferment dans la plupart des villes
… Je parle là de romans, donc de prose, mais c’est encore plus évident si nous
pensons à la poésie !
Proposez donc à un éditeur un manuscrit à caractère
poétique … Vous verrez aussitôt son visage se refermer et ses yeux se détourner :
- « Pas de poésie » ! C’est immédiat, et catégorique.
Quels reproches … ? Votre éditeur vous
dira : - « La poésie ne se vend plus ! » - Et c’est vrai,
en quelque sorte, mais elle ne se vend plus parce qu’il n’y a plus de demande
pour elle, ou bien parce qu’on n’en propose plus ?
- « Les deux, mon Général », répondrait
Bidasse et il vous expliquerait que la poésie étant un art du langage, a perdu
son auréole en même temps que celui-ci : Il est, de nos jours, peu de gens
pour accorder à la parole le sérieux auquel elle voudrait prétendre. Le
sérieux ? – Mais tout aussi bien le pouvoir de poésie … Et ce pouvoir,
elle l’accorde maintenant à la puissance des images, à la force de la musique,
à celle de la danse. Nous parlons bien évidemment des images qui apparaissent
sur nos écrans, grands ou petits, de la musique moderne et tout
particulièrement de la musique électronique et de la danse telle qu’elle est
pratiquée aujourd’hui : Danse individuelle, intéressant le corps tout
entier et, nous allons dire soutenue par le rythme, mais non, c’est imposée par
le rythme qu’il faut dire.
Revenons à la poésie, dont nous déplorions
l’anéantissement … Mais d’abord, qu’est-ce que la poésie ?
On pourrait débattre pendant longtemps sans, à ce que
nous croyons, parvenir à nous accorder sur la nature d’un art qui, pourtant
remonte à la nuit des temps. C’est chez Paul Valéry que nous avons trouvé
l’idée qui nous paraît approcher la chose de plus prés :
-
« Le mot (poésie)
désigne d’abord un certain genre d’émotions,
un état émotif particulier qui peut être
provoqué par des objets ou des circonstances très diverses. Nous disons d’un
paysage qu’il est poétique ; nous le disons d’une circonstance de la vie ;
nous le disons parfois d’une personne. Mais il existe une seconde acception de
ce terme un second sens plus étroit. Poésie, en ce sens, nous fait songer à un art, à une étrange
industrie dont l’objet est de reconstituer cette émotion que désigne le premier
sens du mot.
-
« Restituer
l’émotion poétique à volonté, en dehors des conditions naturelles où elle se
produit spontanément et, au moyen des artifices du langage, tel est le dessein
du poète, et telle est l’idée attachée au nom de Poésie, pris dans le second sens …/… »
-
« Parlons d’abord
de l’émotion poétique, de l’état émotif essentiel.
-
Vous savez ce que la
plupart des hommes éprouvent plus ou moins fortement et purement devant un
spectacle naturel qui leur impose. Les couchers de soleil, les clairs de lune,
les forêts et la mer nous émeuvent. Les grands événements, les états critiques de
la vie affective, les troubles de l’amour, l’évocation de la mort, sont autant
d’occasions ou de causes immédiates de retentissements intimes plus ou moins
intenses et plus ou moins conscients.
-
Ce genre d’émotions se
distingue de toutes les autres émotions humaines. Comment s’en
distingue-t-il ? C’est ce qu’il importe à notre dessein actuel de
rechercher. Il nous importe d’opposer aussi nettement que possible l’émotion
poétique à l’émotion ordinaire. La séparation est elle-même assez délicate à
opérer car elle n’est jamais
réalisée dans les faits. On trouve toujours mêlées à l’émoi poétique essentiel
la tendresse ou la tristesse, la fureur ou la crainte ou l’espérance ; et
les intérêts ou les affections particulière de l’individu ne laissent point de
se combiner à cette sensation d’univers qui est caractéristique de la poésie.
J’ai dit : sensation
d’univers. J’ai voulu dire que l’éta t ou émotion poétique me semble consister dans
une perception naissante, dans une tendance à percevoir un monde, ou système complet de rapports dans lesquels les
êtres, les choses, les événements et les actes, s’ils ressemblent chacun à
chacun, à ceux qui les peuplent et
composent le monde sensible, le monde immédiat duquel ils sont empruntés sont,
d’autre part dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste avec
les lois et les modes de notre sensibilité générale. Alors, ces objets et ces
êtres connus changent en quelque sorte de valeur. Ils s’appellent les un les
autres, ils s’associent tout autrement que dans les circonstances ordinaires.
Ils se trouvent …permettez-moi l’expression – musicalisés – devenus commensurables, résonnants l’un par l’autre.
L’univers poétique ainsi défini présente de grandes analogies avec celui du
rêve … / …
« La musique possède un domaine propre,
absolument sien. Le monde de l’art musical, monde des sons, est bien séparé du
monde des bruits » … /…
*
Il nous faut malheureusement interrompre ici ces
longues citations … Trop longues ? … Nous renvoyons au texte même :
« Théorie poétique et esthétique – Discours au Pen Club » Paul
Valéry, collection de la Pléïade, P. 1359.
Mais, pour terminer revenons aux soirées sur les
« plages électroniques » de la Côte d’Azur … Oui, la musique
électronique a bien étouffé la poésie … Oui, la musique contemporaine, comme la
danse telle qu’elle se pratique sur le sable ont un objet tout autre que la poésie, art de langage : Elles
ont, nous semble-t-il, des fins d’oubli et d’individualisation … Tout autres
que celles de la poésie qui sont, rappelons-le la création de ce sentiment
d’univers dont parlait Valéry.
Les moyens techniques modernes, aux possibilités
immenses, donnent aux danseurs qui se secouent en cadence sur les rythmes
impérieux et dans un bain de sons non moins impérieux, les moyens de ne sentir
qu’eux-mêmes et de s’évader de leur quotidien anxiogène ! Où est la poésie
dans tout cela ?
Mais la poésie ne disparaît pas : Elle se fait
souterraine : Il n’y a sans doute jamais eu, au cours des temps, autant de
poètes qui écrivent des textes que personne ne lira jamais …
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