UNE FAMILLE
D'OLERON ...
“Voyez-vous, Monsieur, son nom est écrit, là, en plein milieu de la liste, sur le monument aux morts.
Ah ! Monsieur ! Il y en a des noms ! La Commune a payé un lourd tribut, pendant la Guerre de Quatorze, celle qu’on appelait la Grande Guerre, la “ Der. des Der.” !
C’est bien son nom à lui, et son prénom. Et c’est bien vrai qu’il est mort pour la France : Le paquebot sur lequel il voyageait a été torpillé en Méditerranée, par un sous-marin allemand, au large de Chypre je crois. Il revenait de Saïgon. Il y a eu des survivants, mais il n’en était pas.
“ On a dit ... Qu’est-ce qu’on n’a pas dit ? Vous connaissez la vie dans nos villages, Monsieur. Eh bien, c’était pire encore, autrefois ! C’était la mère Michu qui racontait à la mère Ragot et la mère Ragot qui, en allant chercher son pain chez le boulanger rencontrait le facteur ...
“ On en a tant dit ! Tenez, on a raconté que ce n’était pas vrai, qu’il n’était pas sur ce bateau, qu’il ne s’était pas noyé en Méditerranée. On a raconté qu’il n’était jamais allé à Saïgon, vous savez, en Indochine ...
“Eh bien, il n’y serait jamais allé ! Donc il n’aurait pas pu embarquer sur ce bateau, qui a été torpillé par un sous-marin allemand...
Il n’était pas en Indochine. Il était, paraît-il, en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa ! Ce n’est pas du tout la même chose. Et même, il aurait participé à une opération militaire dans les îles des Nouvelles-Hébrides, une opération internationale avec un corps expéditionnaire anglais.
C’est des canibales, vous savez, là-bas ! Il y a plein de palmiers et des arbres immenses, dont on n’aperçoit même pas les feuillages tant ils sont hauts et tant il y a de buissons et de fougères. Et puis il y a plein de chauves-souris aux ailes aussi larges que celles des goélands. Et puis il y a plein de volcans qui crachent en permanence et qui secouent la terre. Même que les sable des plages sont noirs comme aux portes de l’enfer ! C’est Noémie, la cuisinière de sa mère, qui m’a raconté tout ça, un jour où elle avait vu une lettre. Sûr que c’est bien vrai !
“On aurait pu le décorer. On ne l’a pas fait mais on a failli. On lui a délivré un “témoignage de satisfaction”, qu’ils appellent ça !
Dans les fougères arborescentes, dans les sous-bois, il été pris à partie par les sauvages ... Ils vont tout nus, ces sauvages-là, et puis ils ont des arcs et des flèches empoisonnées. Eh bien, c’est lui qui a gagné et il a réussi a ramener tous ses hommes à bord. Il faut vous dire qu’il était officier, officier de marine, Monsieur. Mais vous voyez bien qu’il n’était pas à Saïgon, et donc qu’il n’était pas sur ce maudit paquebot qui est allé couler en Méditerranée ! Et d’abord, qu’est-ce qu’il serait allé faire sur un paquebot, lui qui était officier de la Royale ? Je vous le demande !
*
“Tu ne te souviens pas de lui ? Quand il avait seize ans, son père louait un cheval à Rochefort, rien que pour lui, pour la durée des vacances scolaires. Ah ! Il a été gâté celui-là ! Mais il était gentil, et bien poli avec tout le monde. Il allait, au pas de son cheval, jusqu’au bord de la mer. Il piquait un galop sur la plage, et il revenait en traversant les bois. Son père avait des bois quelque part par là.
“Le dimanche, quand ils allaient à la messe, ses parents et lui ... Ah ! c’étaient des notables quand même ! Le père, avec un pardessus et une lavallière, ou bien, en saison, en veston avec un canotier. La mère... Ah, la mère, Monsieur, c’était une fée, comme une apparition, avec des robes à volants, un chapeau comme on n’en fait plus, des gants en peau de chamois ... Mais tout en noir, Monsieur. Comme si elle portait le deuil ! Je l’ai toujours vue en deuil. Le père aussi d’ailleurs, il avait toujours l’air d’enterrer quelqu’un ! Le père, c’était un officier en retraite, un officier de marine, un haut gradé. Et plus leur fils grandissait, plus ils avaient l’air de cacher quelque chose, quelque chose qui les aurait tracassé, qui les aurait hanté, quelque chose comme une crainte, une peur même, si vous voyez ce que je veux dire.
Aimables pourtant, mais c’était ce qu’on appelle “des gens de réserve”.
Ma grand’mère m’a raconté. On allait presque tous à la messe, en ce temps-là, tous les dimanches. Sauf ceux qui, ne voulant pas mettre la pointe des pieds chez le Curé, faisaient leur messe à eux, au bistrot d’à côté ! Mais ils s’endimanchaient tout de même. Ils partaient quand les cloches avaient sonné et ils rentraient à la maison en se joignant aux autres.
Bon, ma grand’mère était allée à la messe. C’était un dimanche. On savait bien que ce ne serait pas une messe comme les autres : Monsieur le Curé disait une messe solennelle pour sa mémoire, au “péri-en-mer”.
C’est pour le compte, que tout le monde était là ! Ah! Il y en avait, des voilettes et des chapeaux ! Même le garde-forestier, qui était venu. Il était debout, appuyé contre le mur, touchant la grande porte. Il y avait aussi tous les enfants du catéchisme, filles et garçons. On avait tendu un drap noir à côté de l’autel, un drap noir avec des larmes d’argent. Il y avait le grand ostensoir doré, l’encensoir, le goupillon. Il y avait un catafalque au-milieu de l’allée, recouvert du drapeau national. Il y avait des couronnes de fleurs officielles, barrées de rubans sur lesquels on pouvait lire les regets et les hommages, en lettres argentées. Et c’est vrai, les hommages étaient sincères : Ce gamin, on l’avait vu si souvent dans les chemins, on lui avait si souvent parlé !
Monsieur le Curé monta en chaire. Il avait mis ses ornements violets, comme pour la Semaine Sainte. Jusque là, tout s’était bien passé : Les embrassades à l’entrée, bien sûr. Les larmes de la maman, qu’elle épongeait avec un grand mouchoir de dentelle. Les poignées de main du Père ... Des larmes brillaient au coin de ses yeux, mais il ne les laissait pas rouler. Les chuchotis, et les autres chuchotis qui les suivaient. Les femmes à genoux, les hommes aussi, mais il y en avait qui restaient debout. La chorale paroissiale, la chorale qui chantait comme les anges, et l’harmonium les accompagnait et les psaumes étaient ceux du Roi David !
Monsieur le Curé monte en chaire :
“Très chers frères et très chères soeurs. Nous sommes aujourd’hui réunis pour honorer un de nos enfants disparu pour la patrie. Nous accompagnerons une famille dans sa douleur et nous demanderons au Seigneur, dans sa grande bonté, d’apaiser cette douleur et de renforcer cette fierté à laquelle ont droit un père et une mère qui ont sacrifié ce qu’ils avaient de plus cher à l’honneur d’être Français et à celui d’être Chrétien.
“Oui, de celui que nous honorons en ce jour, celui pour qui nous prions notre Dieu, afin qu’il lui apporte le repos éternel, nous devons garder le souvenir d’un héros.
“Héros de la Chrétienté, il l’était, puisqu’il servait au-delà des mers et des océans, allant porter la parole de Dieu à des peuples insulaires qui vénèrent encore des idoles. Car je suis sûr, nous sommes tous sûrs qu’il transmettait là-bas la Bonne parole : nous avons tous été les témoins de sa piété, lorsqu’il était parmis les siens, parmi nous.
“Héros de la Patrie, nous pouvons l’honorer en tant que tel, non seulement parce qu’il a disparu en Méditerranée, lors du torpillage d’un paquebot qui le ramenait à la maison, mais parce que nous savons qu’il a disparu en se dévouant pour ses compagnons. C’est là une gloire que tout homme d’honneur envierait et à laquelle il nos faut donner toute sa dimension humaine et purement chrétienne?
“On nous a rapporté comment, alors que le bateau penchait sur le côté, alors que les vagues montaient à l’assaut du pont, alors que chacun essayait de sauver sa vie, grimpant dans les canots, agrippant une planche, un espar, toute chose qui pouvait flotter ... On nous a raconté comment notre ami, comment notre frère, debout près du bastingage, se tenant d’une main à l’un des haubans, se dévouait en aidant les naufragés.
“Il leur lançait à la mer, à leur portée, tout ce qui pouvait les aider à ne pas couler : des bancs, des chaises, que sais-je ... des barriques peut-être ?
C’est là la dernière image que l’on doit en conserver, celle d’un héros qui nous fait honneur et dont nous devons être fiers, être heureux de l’avoir connu, de l’avoir cotoyé, d’avoir partagé en cette église ses élans de foi et de piété.
“Mes très chers frères et mes très chères sœurs, inclinons nous devant la douleur d’une mère, devant la douleur d’un père, mais remercions-les et remercions le Seigneur de nous avoir fait l’honneur de nous donner un héros pour frère. Ne l’oublions pas “
“ Je te jure que, la dernière fois qu’il est venu en permission, il y avait quelque chose qui n’allait pas. Moi qui soigne son cheval chaque fois qu’il est là, moi qui le bouchonne, qui le bichonne, qui l’étrille et qui lui soigne les sabots ... C’était la première fois qu’il ne me demandait même pas de seller sa monture ! Il n’est jamais servi du cheval, pendant les huit jours qu’il est resté là. Il n’est même pas une fois venu à l’écurie, voir ce cheval que son père avait loué pour lui. Lui qui aimait tant faire de longues chevauchées ! Il paraît qu’il ne quittait pratiquement pas sa chambre. Pensez, toute une journée à la chambre, et pendant huit jours ! Je ne l’ai aperçu qu’une fois. Je peux vous assurer qu’il n’avait pas bonne mine ! Il était tout maigre et tout pâle !
“ Eh bien, moi, j’ai fait la même remarque. Je le connais bien, ce petit. Il a beau être Lieutenant, je l’ai couché dans son berceau et je lui ai changé ses couches ! L’année précédente, quand il ne sortait pas à cheval, il était dans sa chambre, c’est vrai, mais à regarder la petite voisine par sa fenêtre, à faire des conversations entières avec elle, à grands renforts de mouchoirs blancs et de fleurettes. La dernière fois, rien ! La fenêtre est restée vide ! “
“ C’est vrai, mon vieux. On faisait comme si on ne s’apercevait de rien, mais c’était évident, qu’ils étaient anxieux, les parents. En fait, ils ne vivaient pas. La mère passait ses journées à l’autre bout du village, toutes ses journées, sous prétexte d’assister la grand’mère. Le père ne sortait plus guère que pour aller à la gare, chercher son journal à l’arrivée de la poste. Il avait l’air de vivre dans un autre monde, s’enfermant dans son jardin, à planter des fleurs et à les arroser. L’heure venue, il allait jusque chez la grand’mère, rejoindre son épouse pour dîner.
Nous, on le retrouvait tous les soirs à cinq heures, pour faire la partie dans son salon, mais on ne peut pas dire le contraire, il avait l’air absent, ailleurs. C’était comme s’il attendait toujours quelque chose, on ne savait quoi, comme si quelque chose était suspendu, qui aurait dû tomber, on ne savait quand et on ne savait quoi, mais, assurément, cela devait choir !
Eh bien, tu remarqueras ... C’est tombé ! D’une certaine façon, il semble soulagé, presque.”
Commandant,
J’ai bien reçu votre lettre. J’ai l’honneur de vous présenter, ainis que tous les membres de l’équipage, l’expression de nos condoléances attristées par la disparition de notre camarade. Nous l’aimions beaucoup. Il était droit et courageux. les hommes l’aimaient. Mais vous connaissiez la maladie dont il était atteint. Il ne pouvait plus se passer de l’opium, et il en augmentait les doses, de plus en plus.
Il décidait parfois de se discipliner, de cesser ses pratiques, mais il cédait toujours. C’était plus fort que lui. Il m’avait même confié sa bourse, pour ne plus avoir d’argent disponible. Cela durait un instant : il retombait chaque fois, très vite.
Le Commandant l’a débarqué à Saïgon. Il devait rejoindre la métropole. Sans doute le ferait-on comparaître devant le Conseil de Santé ? Il a mis son sac à bord de ce paquebot. Vous savez la suite. Nous avons appris qu’il n’avait pas été vu sur le pont, après le torpillage. Il était dans sa cabine et on ne l’en a pas vu sortir. Tout le reste ne peut relever que de la commisération ou du bavardage : Le témoignage du Commandant du paquebot est sans ambiguïté. Nous le regrettons et nous vous prions, Commandant, de bien vouloir croire que nous déplorons la perte de notre camarade.
Attribution, à titre posthume, de la Croix de
Chevalier dans l’Ordre National de la Légion
d’Honneur.
d’Honneur.
DEVANT UNE TOMBE
“ Et tu crois, toi, que le Curé était au courant ?”
-”Bien sûr, qu’il l’était, mais que voulais-tu qu’il fît ? Tant qu’aux parents, il y avait longtemps qu’ils savaient ... Jusqu’à ce que la chose suspendue vînt à choir ! Je les plains de tout mon coeur et je souhaite cependant que cette fin ait apporté, en quelque sorte, un peu d’apaisement. Peut-on y croire ? Paix à leurs âmes, à tous. Quant à la Légion d’Honneur ... L’oncle était un grand bonhomme, au Ministère !“
Une montée de la tension : au début, bavardages de village (ou de quartier), plutôt risibles, puis propos de plus en plus précis et crédibles, enfin, la vérité dévoilée.
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