BRAZZAVILLE 1972
Mais qu’est-ce que je suis allé faire
là-bas ?
… Un vieux chimpanzé derrière des
barreaux. Le gardien du zoo lui fait fumer la cigarette. Un hôtel tout en béton
qui s’appelle l’hôtel Cosmos : Il a été construit par les Soviétiques et
son architecture est tout à fait moscovite. Tout à côté le fleuve Congo qui
s’élargit, tranquille. Il est absolument couvert par les jacinthes d’eau –
Myriades de fleurs d’un bleu violet. Vu de l’autre rive, le fleuve s’appelle
Zaïre et le pays voisin aussi.
On dit …On dit… On parle de
Révolution … On parle de chasse à l’homme.
- « Ne vous en mêlez pas, vous
n’avez rien vu, rien entendu ! ».
Les chars d’assaut dans les rues …
Mitraillettes dans les mains des gamins cachés au creux des fossés … Le fleuve
Congo, un peu plus au Nord, a des méandres et des rapides : - « Ce
n’est pas par ici qu’ils traverseront – Les courants sont trop forts, il y a
trop de rochers. Nuages lourds d’orage.
« Ne vous en mêlez pas, vous n’avez
rien vu, rien entendu. »
Mon coiffeur va d’un immeuble à
l’autre, d’une case à l’autre. Il ne sait pas lire. Il me demande, après avoir
achevé la coupe, de lui lire dans son carnet l’adresse du client suivant. Il me
demande aussi de noter notre prochain rendez-vous. Il rit beaucoup, quand il
vient chez moi :
-« Nous manquions de place pour
construire des maisons. Les blancs
sont venus. Ils ont construit des
immeubles, c’est-à-dire qu’ils ont empilé les maisons les unes par-dessus les
autres ! »
J’habite, avec ma famille, au
cinquième étage d’un immeuble tout neuf. On l’appelle « les trente-deux
logements italiens ». Comme son nom l’indique,sa construction a été
financée par nos voisins transalpins. L’immeuble est très bien conçu, mais les
vide-ordures dont il est équipé sont bouchés en permanence par les boîtes de
conserve et les bouteilles cassées qu’on y balance. La plupart des appartements
sont occupés par des Russes : Ils font la fête tous les soirs et les
paliers, au matin, sont ornés de rangées de bouteilles de vodka … Vides !
Tous les soirs, à la tombée de la nuit, un « gardien » vient
s’installer au bas de chaque escalier : Chaque gardien est armé d’une
lance magnifique ! Nous n’avons jamais été victimes de pillards ou de qui
que ce soit.
Les bureaux dans lesquels je suis
censé travailler sont installés dans les locaux de l’ancien hôpital colonial.
J’ai rarement vu quelqu’un s’y installer pour se mettre au travail.
- « Vous ne savez
rien. Vous n’avez rien vu , rien entendu… »
Le nouvel hôpital est un gros bloc de
béton à plusieurs étages. Il paraît que les ascenseurs ne fonctionnent plus. Il
paraît aussi qu’il manque des marches dans les escaliers. Ne vous promenez pas
trop près : Vous risqueriez de recevoir sur la tête une bouteille vide ou
je ne sais quel détritus … On jette tout par les fenêtres.
Le dimanche matin, un avion vrombit
pendant de longues minutes : Il grimpe, grimpe en spirales serrées. Il
atteint son plafond et lâche un bouquet de parachutes de couleurs vives. Les
parachutes, rectangulaires puisqu’il s’agit d’engins de compétition,
dodelinent, glissent, virevoltent, s’entrecroisent et planent longuement.
Ah ! Si seulement l’avion porteur ne faisait pas tant de bruit !
Le soir, et particulièrement le
samedi soir, il faut se mettre des boules Quiès dans les oreilles si l’on veut
avoir une chance de dormir : Les adhérents d’une secte évangélique, que
l’on appelle, si mes souvenirs sont bons, les « kimbanguistes » tournent en rond au
pied de l’immeuble, chantant et dansant au son du tam-tam … Et cela dure toute
la nuit ! Dans la journée, les guimbardes et les camions font un raffut de
tous les diables, en roulant sur les pneus ou sur les jantes si les pneus ont
éclaté. La route est large, à cet endroit et toute droite : Elle mène à
l’aéroport de Maïa-Maïa et elle est très fréquentée. Pour votre compte, si vous
roulez en voiture, sachez qu’en cas d’accident, il nous est recommandé de ne
pas nous arrêter : Se rendre au poste de police le plus voisin … Sans
quoi, nous a-t-on dit : « Vous risquez d’être lapidé ».
À savoir aussi : « Si un
policier vous arrête et prétend verbaliser … Ne discutez pas : Un bakchich
arrange beaucoup mieux les choses ! De même, il faut savoir que les
Chinois ont créé des fermes aux alentours de la ville. On peut y aller pour
acheter ses légumes … Mais au retour, vous serez probablement arrêté plusieurs
fois sur la route par des barrages installés par la milice … Ne discutez
pas : Donnez leur quelques salades ou quelques carottes, ou bien … un chou
chinois ! … Évidemment, vous risquez beaucoup de n’avoir plus que des
paniers vides en arrivant chez vous … Mais vous pouvez tout de même tenter la
chance. On ne sait jamais !
Les Chinois … On en rencontre souvent
en ville. Ils se promènent toujours trois par trois : Deux pour
servir de témoins au troisième en cas de besoin !
Vous pouvez aussi aller faire vos
courses au marché. Il y a deux marchés à Brazzaville : L’un à Poto-Poto,
l’autre à Bacongo - on vous a recommandé de ne pas y aller ? –
Pourquoi ? – À cause de la foule et de la promiscuité ? – À cause des
risques de mauvaises rencontres ? À cause de la boue dans laquelle on
patauge lorsqu’il pleut ou de la poussière qui vole aux jours de sècheresse et
se dépose sur les étals ? Nombreux étals, très colorés :
boubous bariolés, sans doute ornés du portrait imprimé de « Monsieur le
Président ». Les tréteaux vous proposent d’étranges choses : Petits
tas de macaronis … Quatre ou cinq macaronis dans chaque tas. Quelques poissons
venant de Pointe-Noire ou du fleuve … – Un léger cri s’échappe de la bouche
d’une européenne qui flânait : Des petits singes écorchés sont pendus à
des crochets de boucherie, séchés et fumés. On les prendrait pour des fœtus
humains … Pauvre marché … Aussi pauvre que les magasins d’état … Le pays
est dirigé par un gouvernement « socialiste scientifique ».
L’équipe nationale de foot-ball est
entraînée par un Français. À la veille de chaque match, il emmène ses
joueurs dans la brousse pour chercher et examiner les déjections des grands singes :
Il paraît qu’on peut y lire les pronostiques … Par ailleurs, il n’y a qu’à
regarder, sur le terrain de foot, de quel côté sont perchées les aigrettes
garzettes : Le lieu où elles sont rassemblées indique de quel côté se
trouvera l’équipe gagnante, à l’issue du tirage au sort !
La cathédrale est tout à fait
remarquable, pleine de lumière. Il y a encore à Brazzaville quelques bonnes
sœurs : Les couloirs de leur couvent sentent la cire.
On ne sort guère de la ville :
Les alentours ne sont pas sûrs. Cependant, quelques familles ont loué
« une rivière », c’est à dire un coin de terrain au bord de
l’eau : Ils y sont chez eux le dimanche, pour faire jouer les enfants.
Sur la place du quartier dénommé
« le Plateau », il y a un marché plus européanisé que ceux de
Poto-Poto et de Bacongo, mais il n’est guère mieux approvisionné. On
trouve là des marchands à la sauvette : Ils vendent des ivoires qu’ils
dissimulent sous leurs vêtements. Certains objets sont de grande qualité. Des
échoppes proposent aussi des bois sculptés : Chaises, plats, statues …
Beaucoup de bustes témoignant d’un grand artt.
D’autres marchands viennent jusque
chez vous. Ils sonnent à votre porte et vous proposent, tirés de je ne sais où,
des malachites et des azurites, venues « d’en face ». Soyez discret
si vous leur achetez quelque chose : Ils risquent la prison pour
avoir traversé le fleuve !
- « Mais
qu’est-ce que je suis donc venu faire là? – Mon Dieu, qu’est-ce que je
suis donc venu faire là ? »
Des baobabs, énormes, des pirogues,
rustiques, des baraques en tôles et en bois … Le buste du Général ….
Quel général ? – De Gaulle, bien
sûr : Il avait fait de Brazzaville la capitale de la France
Libre .
Ah bien oui ! … Quatorze juillet
1971 : Cocktail à la « case De Gaulle » … Longues tables dans
les jardins, longues tables garnies de rondelles de saucisson, de salades
diverses et de boissons … Il y avait même des langoustes !
Drapeaux et musique … Avez-vous vu
cette invitée qui s’est fait piquer au moment où elle glissait sa quatrième
langouste dans son cabas ?
- « Mon Dieu,
qu’est-ce que je faisais là ? »