SANTIAGO DE
COMPOSTELLA
Et puis, là, arrivant au terme de ton
voyage, ayant gravi des pentes, dévalé des torrents, vacillé sur les galets ou
les rochers, dérapé dans la glaise, lutté contre les éléments. Là, dans les
faubourgs de la ville, entre des murs gris et ruisselants, tu te sens redevenu
ce qu'au fond tu avais rêvé de n'être plus ... Un parmi les autres, un que l'on
ne regarde plus.
Comment es-tu parvenu à Santiago
jusqu'à la place de l'Obradoiro (l'ouvrage d'or) ? _ Au fond, tu ne
le sais même pas. Tu es passé par une rue étroite où sont des boutiques dans
lesquelles on vend colifichets, bourdons de bois, coquilles de fer blanc,
cartes postales, mais aussi saucissons secs, chorizos et jambons ! ... Après
tout, la vie, c'est cela et tu replonges dans cette vie-là ...
La place de l'Obradoiro est superbe,
dallée de pierres vénérables, entourée de bâtiments majestueux : derrière toi
la façade néo-classique de la Mairie de Santiago, (l'Ayuntamiento). À ta droite, le Colegio
San Jeronimo, qui est actuellement le siège du Rectorat, à ta gauche, l'Hostal
de los Reyes Catolicos (pas moins !), qui est actuellement l'un des
"Paradores", l'un des hôtels les plus luxueux du pays (chasseurs à
casquette et galons dorés, portant les valises ...)
Et puis en face, "La
Cathédrale" ... On la connaissait par les reproductions répandues dans le
monde entier, par les gravures aux pages des livres, par les photographies sur
les affiches...
"La Cathédrale" ... Eh bien
oui, elle est là, devant toi et tu trouves sa façade plus noircie que ne le
montraient les photos. ... Parbleu la pluie qui n'a pas cessé n'arrange rien !
... Les tours sont baroques ... On le savait ... Très baroques. Le portail est
orné d'une multitude de sculptures et de statues : On les devine plus qu'on ne
les voit, tant, également, elles sont noircies par le temps et par les vents .
Double escalier majestueux, arrondis, cintres, colonnes et moulures ...
On a un peu peur de ce que l'on va trouver en pénétrant dans le sanctuaire ...
Tu te souviens des églises du chemin, des Cathédrales rencontrées : Pampelune,
Burgos, Punte-La Reina, Estella ... Mention spéciale pour celle de Najera qui
abrite le panthéon des Rois de Navarre et tous leurs gisants ... Mais mention
spéciale aussi à l'église de San Domingo de la Calzada qui contient un
poulailler, souvenir d'un miracle moyenâgeux qui fit revenir à la vie un poulet
déjà rôti ... Ici il y a une poule blanche et un coq blanc ... Si le coq
chante, cela porte bonheur au pèlerin en visite ...
Dans la plupart de ces églises il y a
trop d'or, trop d'or et d'argent, trop de colonnades, trop de frises, trop de
niches et trop de statues en bois polychrome ou recouvertes de métaux précieux
et de bijoux, trop, trop, trop ! ... A croire que c'est là que se retrouve tout
l'or et tout l'argent que les galions ont jadis ramené des Amériques ... Devant
le spectacle offert par certains retables compliqués, on ne peut que songer aux
pagodes d'Asie, à leurs ornements et aux statues du Bouddha ... Après tout ...
Tu voulais monter les escaliers pour
pénétrer dans la cathédrale ... Les cloches, toutes les cloches, sonnaient à la
volée. Non, il faut faire le tour et entrer par la Porte Sainte, celle qui
n'est ouverte que pour les années saintes, proclamées chaque fois que le 25
Juillet, fête de la Saint Jacques tombe un dimanche. Une indulgence plénière
est accordée au pèlerin ces années-là à condition qu'il ait parcouru au moins
cent cinquante kilomètres à pied, à cheval ou à bicyclette, ( On rencontre
de plus en plus de cyclistes en V.T.T. , la tradition dût-elle être distordue à
leur bénéfice ) ...
Bon, la voilà, la Porte Sainte. Tu
t'apprêtais à y pénétrer, puisqu'elle est réservée aux pèlerins, mais tu
n'avais pas songé que les pèlerins sont nombreux ... Et qu'ils ne sont pas
toujours ceux auxquels tu pensais : Il y a peu de marcheurs équipés comme toi
de sacs à dos et de ponchos, mais il y a, en groupes constitués, tous les
pèlerins en costumes et robes de ville ... Débarqués à Santiago la veille ou le
matin même, souvent âgés, souvent munis du bourdon et de la calebasse ...
_ "Ils prêtent à rire",
dis-tu ? Pourquoi te réserverais-tu le titre de pèlerin : Ils ont fait ce
qu'ils ont pu, sans doute ... Le bourdon et la calebasse achetés à la boutique
du coin et brandis avec fierté ? ... Bien sûr, bien sûr ... Mais pourquoi leur
ôterais-tu leur joie ? - Il te faut en prendre ton parti : Tu n'es pas le seul
à t'attribuer le statut du pèlerin.
En tout cas, ils se sont chargés de
te le faire comprendre ... Pas facile, de passer par la Porte Sainte, ils font
bloc et il te faut bien attendre.
... Bon, tu y es, dans la cathédrale
de Santiago, tu y es avec ton sac sur le dos, tu as ton bâton à la main, ton
poncho sur le dos. Tu es tout dégoulinant de pluie, tes pieds font des clapotis
dans tes chaussures, tu as froid car tu es tout trempé ... Tu essaies d'y voir
quelque chose ... Mais tu ne verras rien : La nef est remplie, archi-pleine :
Il a dû en arriver, des autobus et des avions ! Qui plus est, aujourd'hui, en
pèlerinage _ Pas à pied, bien sûr ! _ L'archevêque reçoit l'héritier du trône
du Brésil et sa famille ... C'est plein de Brésiliens ! ... Tu as réussi à
poser ton sac et à ôter ton poncho, tu les as déposés à terre dans la travée ...
La nef de la cathédrale de Santiago, l'autel, les retables ... C'est ce que tu
en attendais ?
_ Tu n'en sauras rien pour cette fois
:
La foule t'a irrémédiablement relégué
derrière un pilier. Tout juste apercevras-tu, en longue file, la trentaine de
concélébrants, dont l'un est vêtu de noir. Grandes orgues. Tout le monde est
debout, les bourdons tout neufs et les calebasses sont levés. Tu piétines un
peu sur place pour tenter de te réchauffer ...
Déçu ? _ Qu'espérais-tu ? _ Aurais-tu
voulu que les trompettes sonnent à ton arrivée sur la place de l'Obradoiro? ...
Parce que les seuls vrais pèlerins sont ceux qui ont marché à pied, sur huit
cents kilomètres au moins ? ... Aurais-tu voulu que l'entrée par la Porte
Sainte te fût réservée ? - Aurais-tu pensé qu'une place serait réservée
pour toi sur un banc ?
J'ai envie de te consoler, mais j'ai
aussi envie de t'aider : Tout ce long trajet, toutes ces rues monotones, ces
murs gris, toute cette pluie, toute cette solitude te feront-ils prendre
conscience que ce que tu as accompli en marchant depuis des semaines et des
semaines, toute cette sueur, tous ces efforts, toutes ces douleurs, toutes ces
questions que tu t'es posées ... Tout cela ne fait pas de toi un être
particulier : Il n'y a pas de statut du pèlerin ...
En tout cas, le pèlerinage n'est
qu'un moment dans une vie, ce qui fait qu'être pèlerin n'est pas un état, ce ne
peut être qu'un moment. Ce moment finit ici, à Compostelle et te voilà redevenu
semblable aux autres : Ce qu'au fond, tu n'as jamais cessé d'être. Tu n'es pas
un champion, tu n'as pas accompli un exploit sportif. Ce que tu as fait, tu
l'as voulu ... Tu l'as fait ... A toi de considérer si c'est bien ou si c'est
mal, mais ici, à Compostelle ...
Ici finit le Chemin, ici finit le
pèlerin. Si tu veux savoir à quoi ressemble vraiment la cathédrale, il te
faudra revenir à une heure de moindre affluence ... Une autre messe sera dite à
dix-huit heures, tu pourras peut-être y assister et sans doute plus facilement
t'y recueillir.
_ " Attends ... Ne t'en vas pas
encore ... La messe est presque finie, on va balancer le "botafumeiro", l'encensoir géant
en argent massif ... "
_ " Je sais, je sais : huit
hommes, que l'on appelle en Galicien les "tiraboleiros", en tirant
vigoureusement sur les cordes font virevolter l'encensoir ... Qu'ils le
balancent ... moi, je vais au bureau d'accueil des pèlerins pour me faire
délivrer la "Compostella", le document qui, selon une très ancienne
tradition, atteste l'authenticité de mon pèlerinage ..."
... _ Et qu'espérais-tu, là encore ?
... Tu as toujours les pieds mouillés, tu traînes encore ton sac et ton poncho.
Il pleut toujours. Au rez-de-chaussée d'un imposant immeuble, derrière un
comptoir, une jeune fille vend des médailles ... Derrière un autre comptoir,
une autre jeune fille, représentant une agence de voyage, tente de trouver une
chambre d'hôtel à ceux qui en désirent, essaie, en conversant au téléphone,
d'obtenir des billets de chemin de fer pour ceux qui en veulent, se démène pour
donner les renseignements qui lui sont demandés ...
_" Montez l'escalier : Le bureau
d'accueil se trouve au premier étage." ... Elle parle français, cette
jeune fille. Elle parle français et anglais, peut-être d'autres langues encore
... Mais elle ne parle pas l'allemand et son interlocuteur du moment trouve le
moyen de s'en offusquer, avant de poursuivre la conversation en anglais...
_ Bon, t'y voilà ... "Accueil
des pèlerins ! "... Encore un comptoir de bois, très long ... Deux ou
trois personnes derrière ce comptoir ... Présenter son "Credential" ... Les sceaux
qu'on y a apposés aux différentes étapes font foi :
La "Compostella" n'est attribuée
qu'à ceux qui ont parcouru au moins cent cinquante kilomètres ... Les cent
cinquante derniers kilomètres ... Ce qui fait qu'on la refusera à un pèlerin
qui a parcouru cinq cents kilomètres, au prix d'efforts incroyables ( Il
avait une prothèse de hanche, était diabétique et ses pieds étaient en sang
lorsqu'il a dû se faire hospitaliser, à Astorga.) … Il a dû terminer
son pèlerinage en autobus et ne peut donc pas présenter les sceaux qui devaient
être apposés dans la dernière partie du parcours ..
On fait la queue devant le comptoir.
_ " Pas un mot gentil, pas un
compliment pour ce que nous avons accompli. Rien. De vrais bureaucrates
fonctionnarisés ! "
_ Attends, attends un peu ! ... C'est
vrai, leur préoccupation, c'est de vérifier les sceaux dans le "Credential". Après cela, ils
saisissent dans une pile de feuilles un formulaire de la "Compostella" ... Papier jaune
orné de coquilles et, dans un médaillon, l'effigie de Saint Jacques. La "Compostella est pré-imprimée
... Il n'y plus qu'à y inscrire ton prénom, latinisé et la date de ton arrivée
à Santiago ... Le reste est écrit en Latin. Tu ne connais pas le latin, mais
c'est signé par le "Secretatus Capitularis", alors c'est
forcément beaucoup d'honneur que de recevoir cette attestation de pèlerinage !
... Enfin, tu en ressentirais beaucoup plus d'honneur si la signature n'était
pas, de façon si visible, apposée à l'aide d'un tampon de caoutchouc ... Si
l'écriture manuscrite de ton nom était un peu plus soignée, si l'on t'offrait
une pochette pour y placer la "Compostella" ... Tu n'as que ton
sac à dos, comment faire pour ne pas chiffonner ce papier ? - La seule solution
que tu as, c'est de le plier, ce que tu fais la mort dans l'âme. Tu as toujours
les pieds qui clapotent dans tes chaussures et tu redescends l'escalier de bois
pour te rendre à ton hôtel ... Le pèlerinage, c'est fini !
Te voilà de retour sur la place de l'Obradoiro. Tu n'as plus ton
sac sur le dos. Tu as laissé ton bâton à l'hôtel. Tu as changé de tenue car la
chemise et le pantalon que tu portais pour marcher tournent dans une machine à
laver. Tu as acheté des chaussures légères, pour remplacer les "botas" trempées que tu as
bourrées de papier journal pour tenter de les sécher ... Curieuse impression :
Pour une fois, tu as pris une douche sans craindre que l'eau chaude ne tarisse
et pour une fois tu as laissé ton équipement. Pour un peu, tu te prendrais pour
un "touriste". Tu as erré quelque peu sur la place, un peu perdu de te
retrouver seul. Que cherchais-tu ?
_ En fait, tu cherchais, en tournant
autour de la cathédrale : Place de l'Obradoiro, place de las
Platerias, place de la Quintana, place du Paraiso ... Tu faisais mine
d'admirer, ici les sculptures du Portique de la Gloire, là celles de la Porte
Sainte puis celles de la Puerta de las Platerias ou du portail de la
Azabacheria ... Tu prenais du recul, le dos au Palais de Rajoy, pour scruter la
façade baroque construite au XVIII eme siècle et les deux tours que l'on dit
"sveltes" et "élégantes". ... Tu t'es approché de l' "Hostal
del Reyes Catolicos" sans oser y entrer:
... N'y pénétraient que des gens bien
habillés, issus de limousines dont les chasseurs aux vestes chamarrées
retenaient les portières ... Ce que tu cherchais, sans peut-être te l'avouer ?
- Tu l'as compris sans doute au moment où un petit groupe de pèlerins arrivait
au centre de la grande place : Un grand diable en culottes courtes, sac sur le
dos, poncho et chapeau de paille à larges bords qui saute à pieds joints en
lançant les bras vers le ciel. Il hurle ... De joie ?
Tu cherches encore la compagnie des
pèlerins : Ceux-là, tu les as croisés plusieurs fois sur le Chemin, tu sais qui
ils sont ... Et donc tu sais qui tu es ... Le grand diable te serre dans ses
bras, quand il te reconnaît : Tu n'es donc pas un "touriste" ... Tu es bien
pèlerin ... Pour quelques minutes encore ... Le temps que les nouveaux
arrivants disparaissent à leur tour vers le bureau d'accueil ...
Un peu avant dix-sept heures, tu
entres dans la cathédrale, par le Portail de la Gloire, après avoir monté les
marches de l'escalier monumental. L'entrée est un peu encombrée :
Des gens baisent la tête des anges de
pierre ... Tu les as évités.
Le tombeau de Saint Jacques...
La nef centrale est immense, elle est
flanquée de deux autres nefs et la coupole se situe à trente-deux mètres
au-dessus du transept. Il y a neuf chapelles, réparties tout autour, des
confessionnaux de bois, un déambulatoire qui permet de faire le tour de
l'autel. Il y a relativement peu de monde dans la cathédrale - Rien à voir avec
les foules de la messe des pèlerins, à midi ! Un léger mouvement se fait. Tu le
suis. Hommes et femmes passant la Porte sainte effleurent de leurs doigts, au
pilier de gauche et à celui de droite, deux croix gravées en creux dans la
pierre quelque peu noircie par ces contacts répétés. Tu accomplis le rite sans
en connaître la signification. Tu contemples les statues, les dorures, les
moulures, les colonnettes, les peintures, les stucs, les émaux et les
pierreries ... Trop ! ... Trop, répétais-tu en passant sous les galeries de la
nef centrale, dite "triforium" ... Le mouvement te conduit sans que
tu t'en aperçoives au pied d'un petit escalier, derrière le maître-autel. Tu
montes les marches comme les autres, après les autres. Et, après les autres
depuis des siècles et des siècles, tu passes tes deux bras autour du cou de la
statue de l'apôtre, recouverte d'argent et de pierreries ... Tu te souviens
alors avoir lu quelque part quelque chose à propos de ce rite : Embrassant la
statue de Saint Jacques par le cou, il faut prier pour ceux que l'on aime ...
Juste à côté, un frère mineur, robe de bure brune, distribue des images pieuses
et montre le tronc aux oboles.
Passe et redescends par l'autre
escalier ... Fais place au suivant ... Qui passera lui aussi les bras autour du
cou de la statue ... Tu t'es plié au rite : Tu t'es dit enfin que tu n'étais
pas différent des autres et que ta longue marche ne te donnait pas l'autorisation
de te distinguer ... Depuis des siècles, les pèlerins et les visiteurs ont
embrassé la statue de Saint-Jacques _ Toi qui a voulu placer tes pas dans les
pas des autres, tout au long du Chemin millénaire, à quel statut particulier,
étranger à ta démarche, prétendrais-tu ?
_ Tu y crois, toi, à cette histoire ?
... Saint Jacques a été décapité en Palestine sur ordre du roi Hérode Agrippa
1er en 42 après Jésus Christ. Son corps a été jeté par-dessus les remparts pour
être donné en pâture aux chiens et aux rats. Ses compagnons, Athénase et
Théodore recueillent sa dépouille, la déposent au fond d'une barque. Ils
passent le détroit de Gibraltar. Ils arrivent en Galice, à Pardon, sur la côte
la plus occidentale de l'Europe. Ils enterrent le corps du Saint non loin de
là. Ce n'est qu'en 810 qu'une mystérieuse étoile guide l'évêque Théodomir et
l'ermite Pélagius jusqu'à l'endroit où repose le sarcophage, dans un champ
qu'on appellera le "Champ de l'Étoile" ou "Compostellae".
Bien peu nombreux sont ceux qui, de
nos jours, accordent foi à ce qui n'est sans doute qu'une légende. Mais
qu'importe, après tout ... Les légendes ne contiennent-elles pas la plupart des
mythes dont l'homme a besoin ? Tu marches vers Santiago, tu marches vers quoi ?
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