jeudi 25 juin 2015

UNE HISTOIRE D'HOMME DE BOIS ? ...








UNE HISTOIRE D'HOMME-DE-BOIS ?






























_ " J'en ai encore des sueurs, Monsieur ! "

Le conteur était assis dans sa voiture, portes ouvertes, dans un coin ombragé de la place qui, partout ailleurs, était écrasée de soleil. C'était l'heure à laquelle les passants sont rares, l'heure à laquelle les chauffeurs de taxi font la sieste.
Pour parler, celui-ci prenait son temps. Il ne se faisait pas prier pourtant. Sa parole était lente, mais sa phrase sans hésitations ni ruptures. Ses mains étaient serrées sur le volant, côte à côte. Sa tempe perlait un peu.






Je vais vous conter l'histoire qu'il m'a rapportée ... Il y manquera le sel de la langue créole, et sa mélodie.




_ " Ce n'est pas une
" histoire-d' homme-de-bois", Monsieur. C'est une histoire vraie. Elle m'est arrivée, à moi, il n'y a pas trois mois. Comprenne qui pourra, mais c'est à moi qu'elle est arrivée. "


_  Je compris que le récit serait long : L'homme ferma les paupières. Il parlait sans presque bouger les lèvres.
_ " C'était un soir, Monsieur, un soir de pleine-lune. La montagne était blafarde mais claire : Chaque arbre, chaque détail, se détachait avec une netteté surprenante. Pas un souffle d'air. Les roussettes grinçaient et couinaient dans les manguiers. Il n'était pas tard encore ...




Je venais juste de conduire un couple de touristes au casino de Beau-Vallon. Le téléphone sonne à la borne : Je décroche : Voie féminine, créole, jeune ...


_ " À minuit, au Katiolo, le dancing de l'Anse-Faure ... Je serai à la porte. Il faudra me ramener chez moi, au Niole. "


_ Le Katiolo à minuit ... Pourquoi pas ?




























Le récit cessa un instant . L'homme avait ouvert les mains. Il les promenait à plat sur son volant. Ses paumes étaient moites, un peu. Renversant la tête, les yeux mi-ouverts maintenant, il continuait :
_ " A minuit, Monsieur ... Pourquoi pas ? ... Les impôts sont lourds, et j'ai cinq enfants ...
Je me rends à l'Anse-Faure à l'heure voulue. La lune est haute, toute ronde. La route est nette. Les arbres défilent, palmiers et feuillus ... Je traverse un hameau désert ... Deux chiens ... Plus loin, un chat ... Je ne roule pas vite : J'ai le temps.
Pointe-Larue : L'aéroport est éteint. Au portail du camp militaire, une sentinelle est à son poste ... Le canon de son arme luit.
Voici le Katiolo, au bord de la route. Mes phares, tandis que ma voiture prend un virage, éclairent la boutique du boucher ... La mer est juste derrière, plate, toute plate. Au dancing, la soirée bat son plein. Les lumières clignotent, rouges, vertes, bleues. La sonorisation donne très fort : C'est l'heure de la lambada.






_ Je roule sur les graviers, doucement, les vitres ouvertes. J'arrive à la porte ... Une femme en surgit au même instant. Elle était invisible la seconde d'avant.


Elle était très belle, Monsieur : grande, mince, jeune : Vingt ans peut-être? ... Une antilope, une gazelle ! _ Au premier abord, on ne voyait que ses yeux, étincelants, comme des braises. Ses cheveux étaient finement tressés et tirés en arrière. Elle portait une robe de mousseline, Monsieur ... Comme une robe de mariée ! Elle s'assit à l'arrière ... Elle avait de longues jambes d'ébène. Je me préparai à refermer la portière ...




_ Le récit du chauffeur de taxi s'accélère ... Ses yeux sont grands - ouverts, perdus au loin ...











_ J'allais donc refermer la porte. Je m'aperçois que ma passagère frissonne. Elle était très jeune, Monsieur, je l'ai dit. La fraîcheur avait dû la saisir, au sortir de la danse... Je lui couvris les épaules avec ma veste.
Nous voilà partis pour le Niole. La route est étroite et sinueuse ... Mais elle voulait arriver avant la demie ... J'accélérai.
La maison est un peu à l'écart, juste avant le pont. Elle est verte, avec des balustres blancs. Elle s'accroche à un glacis. La façade était bien visible, mais un petit nuage descendu des Trois-Frères la cachait en partie. On aurait dit qu'il était illuminé de l'intérieur ... Un katiti se mit à crier ...


Elle bondit, courut dans l'allée. Ses pas ne faisaient pas un bruit, comme s'ils n'avaient pas touché le sol.
... Elle avait laissé sur le siège un billet enroulé : Le montant de la course...








_ Ici, le conteur se tut. Il se passa la langue sur les lèvres avant de reprendre, comme pressé d'en finir ... Sa voix était devenue plus flûtée, mais aussi plus monocorde :






_  Je m'aperçus tout de suite qu'elle avait oublié de me rendre ma veste. Mais je me dis que je la récupèrerais le lendemain matin , en passant par là ...


Le lendemain, Monsieur ... Je reviens au Niole ... Je frappe à la porte de la maison ... Arrive une pauvre femme vieillie avant l'âge, vêtue de noir ... `


_ " Une jeune - femme, dites-vous ? _
La nuit dernière  ! "




Croyez -en ce que vous voudrez, mais c'est à moi que c'est arrivé, à moi-même, il y a moins de trois mois ! ... Ce n'est pas une "histoire d'homme-de bois ! "
_ Eh bien, Monsieur ... Il n'y avait pas de jeune-fille dans cette maison. Il n'y en avait plus ! ... La fille de la maison , elle s'appelait Flora. Elle était morte depuis deux ans, depuis deux ans juste, le soir de mon aventure ... Jour pour jour ! _ Quand je l'ai ramenée chez elle, il y avait deux ans qu'elle était morte ! ... Comprenez-vous ça, Monsieur ?


_ Morte au soir de ses noces, deux ans plus tôt ... Ah ! Monsieur !










_ Le lendemain-matin, je me suis rendu au cimetière de Bel-Air, tout là-haut ... La tombe était bien là où l'on m'avait dit : Près d'un gros rocher ... Elle s'appelait bien Flora, Monsieur : C'est écrit sur la croix ! ... Et sur la dalle, soigneusement pliée ... Il y avait ma veste, Monsieur ... Celle que voilà !

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