OLÉRON
Ludovic Savatier - Médecin en chef et naturaliste, spécialiste du Japon.
Membre du Muséum d'histoire naturelle de Paris.
L'été, ma famille prenait le train et
partait dans l'île d'Oléron, par Toulouse et Bordeaux. Debout dans le couloir
du wagon ou bien allongé sur le plancher, dans un soufflet. L'air sentait le
charbon. Au gré des courbes de la voie nous apercevions la locomotive. Nous
recevions des escarbilles dans les yeux. Nous arrivions épuisés.
Nous rendions d'abord visite à ma
grand'mère paternelle, à Rochefort. Notre maison était louée, mais elle
occupait un petit appartement dans le fond de la cour, au premier étage. Elle
vivait seule, cousant, tricotant, faisant du crochet, brodant des coussins.
-"Elle a de l'or au bout des
doigts. Pourquoi n'a-t-elle jamais voulu travailler ?"
J'aimais bien ma grand'mère mais je
ne la voyais que rarement. Lorsque nous allions la voir, il semblait toujours
qu'un malaise s'installait entre elle et mes parents. On parlait peu. On
soupirait beaucoup. Ah ! les non-dits, dans les familles ! Pourtant elle
m'écoutait, elle, elle me parlait lorsque nous en avions l'occasion. Mais il me
semblait qu'en me parlant, elle se surveillait, comme si on avait pu la
surprendre et lui faire des reproches. Ma grand'mère ne m'accablait pas, elle,
sous les poids accumulés de mes "sottises" !
Oh ! Et puis quelles
"sottises" ?
J’avais laissé un jour tomber le seau
au fond du puits ... J'avais raconté je-ne-sais-quoi, pour essayer de me faire
valoir un peu ... En fait, ce que l'on ne me pardonnait pas, c'était mon manque
d'intérêt pour les études. En cela, je n'étais pourtant pas le premier dans la
famille, je crois. Quant aux sottises ... D'autres ont fait beaucoup mieux
depuis !
Pendant un temps, mon grand-père
maternel habita au fond de la même cour que ma grand'mère paternelle, avec sa
compagne qui, dit-on, avait été sa bonne. Il y eut des prises de becs
homériques entre le rez-de-chaussée et le premier étage. ! Le grand-père
accusait la grand'mère de balayer intentionnellement les poils de son loulou de
Poméranie par-dessus son balcon.
Ma grand'mère était veuve depuis
l'âge de vingt ans. Elle avait vécu très peu de temps à Madagascar, où mon père
était né. Elle était revenue de là-bas seule avec son bébé. Je crois que mes
parents n'ont jamais admis qu'elle demeurât chez nous sa vie entière, sans
travailler.
Il y a toujours eu autour du personnage
de mon grand-père paternel quelque chose qui tenait du mystère. Il était mort
là-bas, à Majunga sans doute. Je comprenais qu'il n'avait guère réussi dans sa
vie. Je savais qu'il avait été "Commis aux Écritures" dans
l'Administration Coloniale, aux alentours de mille neuf cents ...
Un jour, je trouvai dans un tiroir
une lettre dont l'enveloppe jaunie ne portait aucune mention de son auteur. J'y
lisais : -"Pauvre Léon, lui qui aimait tellement son enfant" !
À Madagascar - Mon grand père paternel, Léon Savatier
En fait, le grand homme de la
famille, celui qui est à la fois l'aïeul et la référence, c'est mon
arrière-grand-père paternel. Je possède une photo de lui, encadrée de bois
doré, veste à boutons dorés, feuilles de chêne brodées d'or, assis sur un
fauteuil, l'épée sur les genoux. Il a la tête nue, mais son bicorne n'est pas
loin. Il arbore de larges rouflaquettes ... Ludovic Savatier, Médecin en Chef
de la Marine nationale. Il porte la médaille d'Officier de la Légion d'Honneur.
Il a été l'un des tout premiers européens à pénétrer au Japon, faisant partie
aux environs de la moitié du dix-neuvième siècle, d'un groupe de français
installé là-bas pour y construire un arsenal. Il y resta plus de dix ans. C'est
un botaniste célèbre.On raconte que, passant par la Chine, il se trouvait
présent lors de la mise à sac du palais d'été. La soldatesque franco-anglaise
pillait les bronzes et les porcelaines.
Il sortit du palais, lui, avec
une rose à la main ! L'histoire est belle, il faut la conserver; Elle est
crédible puisque ses collections, son herbier, très important, est toujours
exposé au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En fait, elle est fausse sans
doute : les dates ne lui permettaient pas de se trouver en Chine à ce
moment-là. Mais elle est si belle, cette histoire ! J'ai vu des universitaires
japonais en Oléron, venus tout spécialement pour avoir accès aux archives
familiales et visiter la maison de Ludovic Savatier. Cette maison a été vendue
…
-" La grand'mère a tout
dilapidé. Elle s'est fait escroquer par son notaire."
A dire le vrai, la grand'mère n'y a
jamais été pour rien. J'ai retrouvé une reconnaissance de dettes : son mari
avait emprunté une forte somme, avant son mariage et son départ pour
Madagascar. La pauvre femme avait tout payé. Silence dans la famille.
- "Elle a tout vendu. Il y avait
des porcelaines précieuses, des étoffes de soie" ! ... Et pourquoi pas des
Bouddhas en or pendant qu'on y était ! Il ne reste presque rien ... Il n'y eut
jamais rien d'autre, disent certains, rien que le portrait d'une jeune
Japonaise, jouant d'une sorte de guitare ronde à cordes multiples ... Et puis
des mots, il reste des mots ... Qui ne furent pas toujours tendres !
L'histoire de la succession de
Ludovic Savatier est beaucoup plus compliquée que cela, je ne l'apprendrai
qu'aux alentours de mes cinquante ans et je me demande encore pourquoi on l'a
faite si compliquée ...
Mon grand-père maternel, lui, était
un homme d'un autre genre. Quel personnage ! Il avait, disait-on, construit et
dévoré plusieurs fortunes, de vraies fortunes ! Je sais qu'il avait été, à un
certain moment de sa vie chef de rayon aux Grands Magasins du Bon Marché. Il
avait des attaches, je crois, dans les Vosges. Il avait aussi vécu à Auxerre.
Périodiquement, et je n'ai jamais su pourquoi, il déshéritait ma mère, sa
fille. Il avait possédé un authentique château, peut-être deux. Il avait été
zouave en Algérie et y avait construit des routes. Son beau-frère, l'oncle
Pierre, disait en parlant de lui :
-" Ton grand-père, quand il
n'avait plus un sou, il frisait sa moustache, il mettait son habit, prenait son
chapeau ... Il allait sur les Champs-Élysées ... Il revenait riche ! C'est fou,
le succès qu'il pouvait avoir auprès des femmes ! "
Époque de grands sauriens : Sur une
branche collatérale de mon arbre généalogique figurent Jose-Maria de Heredia,
Pierre Louÿs, Henri de Régnier et René Doumic ... Sait-on que, désargenté,
Pierre Louÿs s'installa dans un hôtel de Biarritz pour y écrire un livre ... Ce
livre, il ne l'écrivit jamais ... Il déménagea à la cloche de bois faute de
pouvoir payer sa pension et celle de sa femme ... qu'il laissait en gage !
C'était la Belle Époque !
C'était la grande Époque !
Mon grand père et l'oncle Pierre
avaient tous deux débuté comme garçons de courses chez Hachette! Les deux
derniers avatars de cette vie méritent d'être racontés. Ils valent leur pesant
de sous-percés !
Mon grand-père, en mille neuf cent
trente-neuf, possédait une villa dans le Parc, à Royan. C'était un homme avisé
: Il avait prévu la guerre. Il avait prévu (allez donc savoir pourquoi ! ) la
destruction de Royan. Il avait donc vendu sa villa, dénommée
"Clair-Matin". Il avait placé ses meubles au garde-meubles.
L'Histoire lui donna raison : À la fin de la guerre, Royan était détruit ...
Mais la villa était encore debout ! Par contre, le garde-meubles, lui, n'était
plus que décombres. En tout et pour tout, accompagné de mon père, mon
grand-père n'en retira qu'une commode dont il fallut refaire le placage décollé
par la pluie !
Après avoir habité chez nous, à
Rochefort, il perdit sa compagne. Il alla l'enterrer à Auxerre, puis il revint
et compulsa son carnet d'adresses. Il en parcourut toutes les pages, s'arrêta
sur un nom ... C'est ainsi qu'il reprit femme pour la dernière ligne de sa vie.
La fiancée était tout juste retraitée des Postes ... Il avait, lui,
quatre-vingts quatre ans !
- " Et vous savez, il fonctionne
encore, le grand-père ! "
Il ne vécut pas jusqu'à cent ans,
mais il s'en fallut de peu.
Mon père - Lucien Savatier