LA THAÏLANDE,
ENCORE …
j’avais pourtant bien rencontré,
sur ma route, au petit matin, cinq ou six camions en convoi. Ils étaient
chargés, chacun dans sa benne d’acier, de groupes d’hommes équipés de pelles et
de pioches. En prévision de la grosse chaleur qui ne pouvait manquer de
s’appesantir, en cette saison annonciatrice de mousson, les hommes étaient
emmitouflés de lainages, certains même cachaient leur visage sous un
passe-montagnes. En ces jours, parmi les plus pénibles, la nature et les hommes
s’apprêtaient à suer. La sueur montait des rizières et s’étalait en une sorte de
brume légère.
j’avais posé des questions, mais
je n’avais pas bien compris les réponses que mon chauffeur m’avait faites.
Elles m’avaient semblé bizarres
... Allons, encore une chose incomprise : La barrière des langues ! Mon lourd
paquebot climatisé avait continué sa route et je n’avais plus pensé à rien.
L’après-midi, j’avais visité la
ville : Ville de bois et de parpaings, à toitures de tôles, échoppes
incertaines, le marché, vide à cette heure-ci, un rond-point surmonté d’un
pagodon doré, réservoir d’eau rougie, cages de bois toutes petites contenant
chacune un mainate siffleur et parleur, balcons branlants, odeurs d’épices,
guirlandes de papier découpé.
Il faut bien se souvenir de
l’itinéraire que l’on a suivi car on ne pourra demander son chemin à personne.
Les panneaux de circulation routière sont énigmatiques et leur écriture m’est
absolument inconnue. Sois sans crainte : Les rues se coupent à angle droit et
tu as tourné à droite deux fois, puis une fois à gauche ... Tu ne devrais pas
avoir de difficultés pour retrouver l’hôtel.
L’hôtel : Quelques chambres dans des
bâtiments sans étage, organisés sur le périmètre d’une cour en terre battue. La
terre est rouge ici, comme de la bauxite. Les arbres sont rares. L’air sent la
poussière. Tout est poudré de poussière rouge. Deux buffles vautrés dans le
ruisseau. Leur peau est rose et noire. Ils lèvent leurs mufles. Dans le même
ruisseau, une femme récolte des liserons d’eau. L’hôtesse m’accueille avec un
sourire. Elle joint les mains et me salue en les portant à son front. Elle plie
les genoux. Elle a mis le climatiseur en route dans ma chambre et elle a déposé
quelques orchidées violettes dans une coupe.
Je n’ai pas dormi la nuit dernière.
Juste derrière ma chambre, il y a une pagode. On y célébrait quelque chose. Je
ne sais quoi et je n’ai personne pour me renseigner, mais la musique n’a pas
cessé jusqu’à l’aube : Musique aigrelette et lancinante. Je n’ai pas vu de
musiciens. On doit passer des disques.
La musique, ici, est accompagnée de
voix, ou plutôt c’est la voix qui est accompagnée de sortes de fifres, de
tambours, de xylophones et de cithares. Incontestablement, on peut la qualifier
de romantique, songer à des psalmodies, à des plaintes, à des litanies, à des
prières. Le gong y a sa part.
Et ce soir, cela recommence. Il faut
aller y voir, tu ne peux pas rester stupide !
Il fait nuit, nuit noire, très noire.
Il continue à faire chaud. Tout est moite. Un seul réverbère. Halo de lumière
jaune. Suivre la foule, car il y a foule devant le temple. Elle s’engouffre
sous un porche. Grouillements. Je débouche dans une cour et dans la lumière.
Gueuloirs. Accrochés dans tous les angles, des haut-parleurs gueulent la
musique et les chants. Couleurs. Beaucoup de jaune, jaune primaire, jaune
safran, jaune tirant sur le rouge. Robes rayées de vert et d’or. Soies. Peu
d’enfants, je ne peux même pas assurer qu’il y en ait...
Des femmes, des hommes. Un arbuste
aux branches duquel sont accrochés des billets de banque. Vasques emplies de
sable, des baguettes d’encens y sont plantées. File, et chacun à son tour
allume une poignée de baguettes, s’incline plusieurs fois, tandis que la fumée
bleue, odorante, monte devant l’effigie du Bouddha impassible. Guirlandes
dorées ...
Suivre les mouvements de la foule, il
n’y a pas moyen de faire autrement. L’impression, un peu, de suivre une lente
farandole. Personne ici ne fait attention à ma présence. Sur les côtés, les
gens parlent sans s’agiter. Bonzes safranés à l’épaule nue, bonzillons vêtus de
même et le crâne rasé. Révérences, fumée des baguettes d’encens que l’on
replante ensuite dans la vasque où elles achèvent de se consumer. Suivre les
mouvements...
L’impression, parmi ces rites qui me
sont étrangers ... L’impression d’un autre monde, auquel je ne comprends rien.
Psalmodies dans une langue que je ne comprends pas. Inutile de questionner, on
ne me comprendrait pas. Suivre ...
Et puis ... Et puis, dans une cage
grillagée posée sur une table ... Un bébé ! Un bébé que l’on prendrait pour un
poupon de celluloïd, joufflu, vêtu d’une layette de laine rose, chaussons aux
pieds. On le croirait vivant mais, pas de doute, il est mort ! Il s’agit d’un
cadavre de bébé que l’on a lavé et habillé. Il est intact, couché, comme s’il
dormait. Où suis-je? - Je regarde les gens autour de moi : ni inquiétude
ni surprise, ni horreur ...
Autre mouvement de la foule. Autre
bébé, même ahurissement ... Autre monde et les sons, les odeurs, les couleurs,
tout se conjugue pour me procurer cette impression de malaise ... Voir
pourtant, voir pour tenter de comprendre.
Cinq bébés morts, et tout à coup ...
La cage est plus grande cette fois :
Son occupant est le cadavre, intact lui aussi, d’un homme adulte. Il est vêtu
d’une tenue de combat militaire. Les parties visibles de son corps sont un peu
parcheminées, mais à peine ! On a dû le laver lui aussi et les vêtements sont
neufs. Il est chaussé de brodequins, mais on voit que la peau sèche est fendue,
au cou du pied. On aperçoit les tendons. C’est la seule preuve qu’il est bien
mort et qu’il doit être mort depuis longtemps, desséché, momifié en quelque
sorte ... Les baguettes d’encens continuent à brûler, les gens à psalmodier,
l’aigre musique à hurler, les bonzes à accrocher des billets aux branches ,
courbettes, saluts, les deux mains jointes ...
Mais enfin, qu’est-ce que cela
signifie ?
Et puis à ce moment-là, un homme qui
se précipite vers moi en criant, qui menace et me prend à partie ...
Mais qu’est-ce que cela signifie donc
?
Une femme qui passait par là porte
l’index à sa tempe, montrant par là qu’il ne faut pas que je m’effraie,
l’agresseur est un simple d’esprit, un fou ! Fou, oui, peut-être, mais, faute
de comprendre et faute de pouvoir me faire expliquer les choses, je m’enfuis.
C’est plus sûr !
La musique, derrière ma chambre,
continuera toute la nuit. Ce ne sera que le lendemain que l’on pourra me donner
les clefs explicatives :
Les camions rencontrés le matin, dont
les plateaux étaient remplis d’hommes armés d’outils et couverts de lainages
... Ces camions emmènent chaque matin, depuis une semaine, les volontaires pour
déterrer les morts ... Rien de moins ! – mais rien de plus … Dans ce pays on
considère que l’âme ne peut se dégager du corps que lorsque ce dernier a subi
l’incinération. On va donc, une fois par an, déterrer les cadavres. Ils sont
pour beaucoup d’entre eux, desséchés et en parfait état de conservation.
La fête s’achève avec la crémation.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire