Je chantais, sur le
chemin d’Ostabat …
...
Sur les sentiers il y a de la place et l'espace n'est pas encore à conquérir.
On n'y rencontre pour limites que celles de ses propres forces, celles des
distances à parcourir, celles des pentes à gravir ... Encore faut-il ne pas se
faire trop d'illusions : A l'arrivée au gîte, à la fin de l'étape, il se
pourrait que vous ne trouviez pas de place pour dormir ... En général cela
s'arrange paraît-il.
Vous
prenez votre retraite, ou bien, cette "retraite," on vous l'a imposée
... Ou encore l'avez vous reçue comme un cadeau, comme le moyen de "vivre
enfin" ... Avez-vous bien réfléchi à ce qui vous attend peut-être, dans
votre quotidien le plus intime ? _ Cette femme que vous avez épousée par amour,
que vous avez entourée de toute votre tendresse et qui vous l'a bien rendue ...
La connaissez-vous bien ? ... Vous l'embrassiez au matin, sur le front ou bien
sur la joue, avant de sauter dans votre voiture pour aller au bureau ... Le
samedi vous plantiez quelques clous, tourniez quelques vis, colliez quelque
papier-peint ... Ou bien vous manipuliez le sécateur et le râteau ... Elle
était là, préparait la tarte ou le rôti ... Le dimanche, vous l'emmeniez à la
campagne ou bien au cinéma ... Les enfants ont quitté le nid : On ne les voit
pas très souvent ...
_
Caricatures d'un autre temps ? _ Voir ! ... Et puis, votre épouse serait-elle
une femme "active", votre couple un ménage "moderne" ... Ce
serait pis encore : Vos activités et celles de votre femme ont été si intenses,
si souvent personnelles, que les pensées de chacun sont devenues étrangères à
l'autre et que tout à coup chacun découvre que son conjoint n'est pas ce qu'il
croyait :
_
" Tu aurais bien le temps, maintenant que tu es en retraite, de passer
l'aspirateur ou de nettoyer les vitres ... "
_
"Oui, certes, j'en aurais bien le temps ..."
_"
Et puis ne pose pas toujours ta brosse à dents n'importe où ... Accroche ton
imperméable dans la salle de bains pour qu'il s'égoutte ... Essuie tes pieds
sur le paillasson avant d'entrer ..."
Vous
l'aimez tout autant. Vous saviez que ce serait ainsi ... Ce que vous ne saviez
pas, c'est que vous, vous ne pourriez pas, d'un seul coup, comme cela, changer
vos habitudes et votre façon d'être ... Faire un effort ? _ Bien entendu, vous
voulez bien faire un effort ...
Alors
on prend Le Chemin ... On le prend même à deux parfois ... Souvent ? ... On
marche à deux sur les sentiers, on s'arrête aux mêmes gîtes ... On marche
rarement du même pas et l'un marche devant l'autre, par nécessité, par
habitude, par convention ... Tout simplement, on marche à quelques centaines de
mètres l'un derrière l'autre parce qu'on n'a pas en tête, au même moment, les
mêmes chansons, les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes prières ...
Je
chantais, sur le chemin d'Ostabat, ou bien sur l'ancienne voie ferrée qui
conduit de Saint-Palais à Arbouet ... Je chantais un refrain parfaitement
stupide qui revenait en moi du fond de mon enfance ... L'aurais-tu écouté sans
te moquer ? ... Et toi, si tu avais eu envie de réciter les psaumes ou les
litanies, en aurais-je fait miens les rythmes et les intonations ? ... Souvent,
c'est à l'étape que l'on se rejoint, au moment où l'on pose le sac et où l'on
s'étire ... Mais l'on ne s'est pas perdu de vue ... On savait que l'autre était
là ... On savait que l'on se retrouverait ... N'est-ce pas ainsi que l'on
s'achemine ?
Mais
que dire de celui qui marche seul ? ... Sans doute avait-il quelque chose à
retrouver, ou encore quelque chose à fuir ... Il marche, celui qui veut, tout
simplement, redonner à son corps l'importance qu'il avait perdue au fil des
jours, de chaise en fauteuil, de banquette en banc, strapontin, tabouret ... Il
marche, celui qui veut sentir ses poumons se gonfler, s'emplir d'air vif,
d'odeurs d'herbes, de fleurs, de ruisseaux, de troupeaux ... Il marche, celui
qui veut entendre siffler le gypaëte barbu, celui qui veut entendre tomber la
noisette, celui qui veut entendre sonner les clarines, aboyer les chiens,
résonner le bronze du haut des clochers, chantonner la Joyeuse entre ses deux
rives ... Ah ! La Joyeuse ! ... Est-il un plus beau nom pour une rivière ? ...
Mais la Bidouze m'enchante aussi ... La Bidouze au gué de Kinkil ! ... Je suis
tout prêt à m'émerveiller encore de l'autre côté des Pyrénées ... Et pas
seulement aux noms de Roncevaux ou de Pampelune ... "Pampelune, à sept
kilomètres derrière la lune !" ... Le dos est douloureux peut-être, les
pieds font mal, les muscles sont raides aux mollets ou dans les cuisses ... Le
corps fonctionne et, ma foi, il fonctionne bien ... Raideurs, certes, douleurs
...
Mais mon corps fonctionne : C'est la meilleure nouvelle depuis longtemps
... Je n'entends plus parler des catastrophes que diffusent quelque part, sans
arrêt bien entendu, les postes de télévision, les postes de radio, les
téléphones sans fil ou avec fil ... Je n'ai pas rencontré de téléphones
portables sur Le Chemin ... Pas encore.
_"
Prends-en un, me dit-on souvent ... C'est une sécurité ... Imagine ... Marchant
seul quelque part ... Tu te fais une entorse, tu fais une chute, tu tombes
malade ..."
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