La grand’vergue est en ivoire
Les poulies en diamants
La
grand’voile en satin blanc …
Je
pensais en effet que, si nous venions à chavirer, ceux qui savaient nager
parviendraient peut-être à redresser l'embarcation et à poursuivre le voyage
... J'avais vu faire des pêcheurs de mon pays, dans des cas semblables : Ils
guettent une grosse vague ... Au moment où elle déferle, elle imprime une
secousse au bateau, ce qui chasse une partie de l'eau qu'il contient...
Ils
se précipitent de l'autre bord, opèrent un mouvement de bascule qui permet de
vider le reste ...
_"
Cette nuit fut encore plus angoissante que la précédente. Seul Dominique, le
Maître d'équipage, avait le précieux talent nécessaire pour barrer en attaquant
les lames au bon endroit. Mais, vers minuit, il vint une vague si rapide, si
inattendue, qu'elle le fit choir au fond de la chaloupe et qu'elle nous inonda
... Ce ne fut qu'un même cri, terrifié ... Avec beaucoup de mal, dominant de la
voix le tumulte , je réussis à faire reprendre la barre par le Maître
d'équipage et à faire écoper l'eau par les autres. La situation empirait
d'instant en instant : Les jointures du bateau avaient été ouvertes en
plusieurs endroits sous les coups de boutoir de la mer. Nous avions en permanence
six pouces d'eau au-dessus du plancher, quoi que nous fassions pour écoper ...
La panique fut portée à son comble : L'éventualité d'un sacrifice humain fut à
nouveau mise sur le tapis ... Cette horrible proposition fut repoussée. À
l'aube, chacun rendit grâce à l'Eternel.
_"
Vers midi, une nouvelle observation nous situa par 2°59 de latitude sud. La
même ration que la veille fut distribuée. Au milieu du jour, le temps s'était
mis au beau, mais, malheureusement, les vents s'étaient mis à nous pousser vers
le Sud ... Avec des vents pareils ...
( Et
il était à craindre qu'ils ne perdurent) ... Nous n'avions plus aucune chance
d'atteindre les Seychelles. Tout le monde se repentit alors de ne pas avoir
suivi mes conseils lorsque j'avais proposé de mettre le cap sur les Maldives
... La côte d'Afrique, elle, se trouvait à une telle distance que l'idée de
l'atteindre ne nous vint même pas à l'esprit ... Je fis maintenir le cap à
l'Ouest.
_"
À huit heures du soir, il tomba un grain.
Nous
abattîmes les voiles, les détachâmes de leurs vergues, puis nous les étendîmes
sur le pont pour recevoir la pluie ... Ce que nous avions recueilli
représentait à peu près la valeur de quatre bouteilles. Nous versâmes
précautionneusement cette eau dans le pot.
_"
Quant à nous, Monsieur ... C'était vraiment une grande pitié que de nous voir
aspirer de tous nos pores cette humidité, ouvrir la bouche pour y recevoir
quelques gouttes, et lécher nos vêtements avec avidité ...
Ah !
Notre sort était bien affreux et notre soif était bien grande !
_"
Le cinq août, à cinq heures du matin, le vent cessa de souffler, aussitôt, nous
couchâmes les mâts que nous avions remis en place la veille au soir. Nous nous
mîmes aux avirons, mettant le cap au sud pour monter en latitude. Je fus parmi
les premiers à prendre les avirons, avec le Second et quelques passagers.
Ensuite, à tour de rôle, chacun se mit à ramer de bonne grâce. Un passager, un
seul, refusa de ramer, prétendant ne pas savoir s'y prendre parce qu'il ne
l'avait jamais fait ... Je lui demandai de se placer auprès d'un rameur et, au
moins, d'essayer de l'aider ... Il refusa de nouveau ... Je lui dis résolument
que, puisqu'il ne voulait pas nous aider, il nous était impossible de garder
parmi nous une personne aussi inutile qu'embarrassante ... Je le menaçai de le
faire jeter à l'eau ... À l'instant, il saisit un aviron, et s'en débrouilla
aussi bien que les autres !
_"
Notre observation de midi nous donnait une augmentation de quatre milles en
latitude. Monsieur Lesage procéda à la distribution d'eau ... Chacun en reçut
un boujaron. On tua deux moutons, dont le sang fut recueilli dans un pot que
vidèrent avec avidité plusieurs personnes. La chair fut partagée de façon
équitable. On la mangea crue.
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