LE VENT ...
Lorsque nous arrivâmes, la mer s’était
retirée
loin, très loin. Ce petit matin était
tout blanc. Au bout du chemin bordé de
tamaris, il fallut tout à coup dévaler la
dune, à pic car elle avait été rongée
par les
dernières grandes marées.
La largeur de la plage nous surprit, sa
longueur
tout autant. Pas un rocher, à
peine quelques traînées de cailloux,
quelques
flaques sans profondeur, comme
autant de morceaux de miroirs brisés. De
petits
oiseaux blancs couraient les uns
derrière les autres. L’océan s’était éloigné.
Les vagues déferlaient, rageuses, venant de
loin. De l’autre côté, les pins,
serrés,
formaient une ligne sombre, bleue, que la
crête des dunes amincissait.
Sous nos
pieds nus, le sable gris, très fin, était
ferme. Le vent avait eu le temps
d’en
sécher la surface, mais seulement la
surface.
Sur cette plage, tant les sables sont fermes,
on
peut faire courir des chevaux. Des
avions, même, s’y posent aisément :
Espace propice à l’ivresse.
À perte de vue, la plage était vide … Tout
au plus,
à sa pointe extrème, devinait-on,
minuscules, la jetée d’un port et les toits
de
quelques maisons. Mais tout cela était très
loin … À la hauteur de la laisse
de haute
mer, là où le sable changeait de couleur, on
voyait une forme bleue …
Le cadavre d’un
dauphin sans doute, rejeté là par le flot.
Mais le vent se leva très vite. En un
instant, tout
changea. Nous étions dans un
autre monde … Les bords de mer, en mi-
saison, vous
font de ces surprises …
Le souffle du suroît s’installait, rapide,
régulier. Il n’y eut ni rafales, ni sautes.
Sans raison apparente, le vent
était là,
tiède. Il nous poussait dans le dos,
fortement … Il fallut rentrer la
tête, plier
l’échine. Le monde changea. Nous eûmes
tout de suite l’impression
que tout
bougeait, que tout courait … Notre
environnement, tout à coup, était
devenu
virtuel en quelque sorte. Plus rien n’avait
de forme. Il n’y avait plus
rien de stable …
Nous ressentions un peu la même
impression que si nous nous
étions trouvés
subitement et sans l’avoir voulu debout au
beau milieu d’un
fleuve rapide. Le sable
s’était soulevé dans son ensemble . Il
partait vers le
Nord … Il coulait. Nous
marchions nous aussi vers le Nord,
beaucoup plus
lentement, bien sûr.
Le sol était toujours aussi ferme sous nos
pieds,
mais il n’était plus visible … Ainsi le
fond du lit d’un cours d’eau. Le sable
sec,
en grains serrés, courait à hauteur de nos
mollets. Il atteignit bientôt
nos genoux. Il
s’était fait fluide, léger, rapide, agressif,
nous harcelant de
mille aiguilles. Le corps
du dauphin mort n’était plus visible. Sans
à coups,
le vent forcit encore. Nous
titubions comme des pêcheurs à la mouche
au milieu
d’une puissante rivière … Un
gros buisson d’épinette passa près de nous
… Ce
n’était qu’une boule de branchages
noirâtres, totalement effeuillée … Il
roulait
dans le flux. Alternativement, ses branches
apparaissaient,
disparaissaient. Il s’éloigna
très vite, sans cesser de rouler.
L’univers entier était en mouvement.
Pendant
quelques minutes, nous avons
couru derrière le buisson … Nous étions
trop
essouflés pour en rire plus longtemps.
La mer, qui devait monter maintenant, se
couvrit de hachures et s’orna de crinières
blanches. Les oiseaux avaient dû
partir se
mettre à l’abri ou bien ils s’étaient blottis
dans un creux … Cette
mise en mouvement
avait envahi tout l’espace. C’était le temps
qui envahissait
tout … Le temps, le temps
qui courait … Le seul choix possible était
de le
regarder passer … Regarder passer le
temps, fluide, impalpable, invincible,
vainqueur.
À bien y réfléchir, ce qu’il y avait de
parfaitement surprenant dans un tel
spectacle, c’est que le temps, au lieu de
venir au-devant de nous, arrivait de
derrière et s’enfuyait dans le même sens
que notre marche … Aussi vite que nous
allions, il allait plus vite que nous. C’était
totalement dérangeant …
Le vent, le vent, le vent
Vent qui se
déroule
Le vent qui court
Le vent des marées
Vent des saisons
Nous en avons connu des peuples
Qui ne sont plus
Nous en avons connu des mondes
Aujourd’hui disparus !
Sur les pistes des déserts
Passent sans fin les dromadaires
Chargés d’étoffes
Chargés d’amours
Chargés de rêves
De myrrhe d’encens de cannelle
Des peuples entiers les
accompagnent
Marchant des jours et des jours
Muets
Allant vers des villes improbables
Le vent se lève
Sur le sable rouge
L’étendue tout entière
Court vers l’autrefois
Routes du sel routes de la soie
Caravanes de Chine ou bien d’Égypte
Routes enneigées
Que sont nos rêves devenus
Nos théorèmes
Et nos amours ?
… Éparpillés
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