UNE CURIEUSE LETTRE, TOUT CE QU'IL Y A DE PLUS AUTHENTIQUE ...
ÉCRITE EN 1849 : COMMENT ALLAIT-ON DE FRANCE EN INDE, QUAND LE CANAL DE SUEZ N'EXISTAIT PAS ?
Nous remercions vivement l'amie qui nous a communiqué ce document.
VIII.
— Madame Hyacinthe
de Calan
À SON BEAU-FRÈRE, L'ABBÉ DE CALAN
Pondichéry, le 11 février 1849.
En écrivant peu de jours après notre arrivée à
Pondichéry
à notre bonne mère, je la chargeais, mon cher Paul, de vouloir bien vous faire donner
de nos nouvelles
et de vous faire toutes nos amitiés. Je ne doute pas que Joseph se soit chargé de
ce soin, et sans doute vous connaissez déjà que nous avons fait un très heureux
voyage, quoique nous ayons été un peu secoués dans le golfe de Gascogne.
Nous avons eu aussi un peu de mauvais temps en Méditerranée. La relâche que nous
avons faite dans cette mer a pourtant bien fait diversion au mal de mer qui
m'a un peu
taquiné. C'est avec le plus vif plaisir que nous avons visité Malte qui renferme les
restes si précieux de nos anciens chevaliers. La France a eu la large part parmi les
grands maîtres de l'Ordre. Les trois premiers figurent en tête de cette belle
cohorte et c'est avec un orgueil tout national que nous avons vu les armures
complètes des Lille-Adam, La Valette, Vignancourt, etc. Je n'en finirai pas, mon
cher Paul, s', je reste à Malte, allant de la salle d'armes à l'église Saint-Jean où
reposent, sous des mosaïques de marbre, tant de héros chrétiens si pleins de
charité et
de dévouement pour Dieu et les hommes. C'étaient vraiment des hommes dévots, dussé-je par
cette expression
choquer l'oreille de nos illustres modernes. Je ne vous dirai non plus qu'un mot de
notre arrivée à Alexandrie, de mon pêle-mêle avec les ânes et les Arabes qui m'avaient
entourée et voulaient me forcer à sauter sur leurs vélocipèdes. Le canal de Ma-moudi et le Nil que
nous avons remontés dans un joli bateau à vapeur m'ont laissé en perspective de
délicieuses maisons de campagne, les fameuses
pyramides
de Choubra, sérail d'un des pachas, et les jolis minarets du Caire où nous sommes
arrivés par une pluie battante.
Grâce à ce torrent inaccoutumé, nous avons pu traverser le désert
sans être incommodés par cette fine poussière qui ne respecte rien et qui
abîme les yeux des voyageurs. Ce désert se franchit au moyen d'omnibus traînés
par quatre chevaux. On ne garde qu'une heure les mêmes pégases, de sorte
qu'on n'a pas trop à se plaindre, quoiqu'on soit toujours traînés par de
véritables rossinantes ; ce trajet ne dure que dix-huit heures pendant lesquelles
on fait cinq
à six repas ; c'est à en mourir d'indigestion si on faisait honneur à tous ces galas ?
Suez n'a rien de remarquable, nous n'y avons passé que peu d'heures. La Mer Rouge, dont on
aperçoit le Puits de Joseph, les monts Sinaï et Horeb, entretiennent
continuellement l'esprit fixé à l'Histoire Sainte. Au bout de neuf jours de parcours, on
aperçoit Moka et le lendemain on est à Aden, bâtie sur un cratère, où l'on manque
d'eau et de
tout ce qui charme l'existence. Cela n'empêche qu'il n'y ait une forte
garnison, et dans trente ans cette colonie aura changé de face, comme tout ce qui
est au pouvoir
des Anglais. Ils ont sur nous une supériorité de colonisation qui ne peut être
contestée. Cela tient à leur caractère tenace, industrieux, tandis que nous autres Français nous
nous laissons rebuter à la première difficulté. D'Aden nous avons relâché à
Ceylan, dont
l'aspect riant contraste avec l'aridité d'Aden. A quatre jours de là, le 1" janvier
1849, nous débarquions à Madras, avec une mer assez forte et des brisants qui se
joignent à la férocité des bateliers pour nous inspirer une juste terreur. Il n'est pas
rare que ces
monstres d'hommes, en voyant débarquer une femme couverte de bijoux, ne fassent
chavirer la barque, et faisant semblant
de vouloir sauver la
218 NOTES
ET SOUVENIRS DE FAMILLE
pauvre victime, plongent avec elle dans
l'eau, où ils l’étouffent et lui volent ainsi ce qu'elle peut porter de précieux sur elle.
Mes chères petites filles qui ne se doutaient guère de cela, poussaient des cris
affreux, croyant
à chaque instant se voir tomber à l'eau... Le moment de calme arrive où déposés sur
le rivage, après avoir été enlevés de la chaloupe par les bras vigoureux des rameurs
et fait un petit trajet dans l'eau sur ces chevaux d'une nouvelle espèce, nous entrons en
palanquin. C'est le moment où nous passons de simples voyageurs à l'état de
principaux. Plusieurs daubachis, serviteurs de caste, viennent rendre leurs hommages
au gouverneur, à la gouvernante, etc. Les négociants se pressent pour nous offrir leurs
maisons. Les coups de canon se font entendre et le drapeau tricolore flottant à
l'hôtel du gouvernement anglais, annoncent à la population de Madras qu'elle contient
dans ses murs un haut dignitaire. Les maisons de plaisance de lord Portenger, gouverneur de Madras,
sont mises à notre disposition ; invitation de dîner, tifines, etc. Je n'en terminerais pas, mon
cher Paul, s'il fallait vous énu-mérer la voie d'honneur dans laquelle nous
nagions. Le
5 janvier, nous arrivons à Pondichéry après avoir fait un parcours de trente
lieues en palanquin, traversant des déserts de sable, des bras de rivière, déposés dans des
chalands, enfin voyageant plus dans ces deux jours que si l'on traversait toute la
France. A
l'aube du jour, nous étions dans la cour du gouvernement, suivis par une foule de gens
que nous avions
recrutés pendant la route et qui nous faisaient, un cortège magnifique.
Le jour même de son arrivée, M. de Calan a
été reconnu
gouverneur. Bientôt se sont succédé les visites des autorités, les présentations
d'Indiens, depuis le paria jusqu'au malabar le plus aristocratique, jusqu'aux bayadères
et aux prêtres des pagodes qui
NOTES
ET DOCUMENTS 219
sont venus danser devant leur gouverneur et
offrir à
sa chère moitié un pigeon blanc fait par une de ses grâces avec une
pièce de mousseline roulée sur son bras, qu'elle déploie en tournant, et ne
cesse de tourner
qu'elle n'ait achevé un gentil petit animal. De mon côté, il m'a fallu payer ma
dette, faire la connaissance de l'intéressante société pondichérienne que je dois
réunir le 5 courant pour donner un concert au profit des pauvres. Louise et
Anna feront
la quête, et à compter de ce jour, j'ouvre mes salons tous les lundis
de chaque semaine. Hyacinthe a terminé l'affaire délicate des élections devant laquelle avait échoué
le courage de M. Pujol. Tout s'est bien terminé. On attend les délégués de
Karikal et de Chandernagor pour connaître le nom de l'élu. Adieu, mon cher Paul,
continuez-nous toujours votre bonne amitié, elle nous est bien précieuse et comptez toujours sur celle
que nous vous avons vouée. Nous vous embrassons de tout notre cœur. Mes
petites filles,
sans se rappeler leur oncle l'abbé, en parlent quelquefois. Anna vient de me
tourmenter pendant quarante-huit heures. Des vomissements instantanés et
difficiles à calmer joints à u*ne pâleur mortelle m'ont fait craindre
l'affreux choléra. Aujourd'hui, elle est bien remise tant qu'à Louise, c'est
une grosse paysanne, et je vous réponds qu'il n'est plus question de tempérament
lymphatique. Grâce à Dieu, elle est en bon état et ne demande qu'à vivre.
Enrore une fois adieu et mille amitiés. Votre sœur et amie,
Louise de Calan.
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