samedi 16 mai 2015

AVANT QUE LE CANAL DE SUEZ NE SOIT CREUSÉ ...


UNE CURIEUSE LETTRE, TOUT CE QU'IL Y A DE PLUS AUTHENTIQUE ...

ÉCRITE EN 1849 : COMMENT ALLAIT-ON DE FRANCE EN INDE, QUAND LE CANAL DE SUEZ N'EXISTAIT PAS ?

Nous remercions vivement l'amie qui nous a communiqué ce document.




















VIII.  Madame   Hyacinthe   de   Calan
À   SON   BEAU-FRÈRE,    L'ABBÉ   DE    CALAN

Pondichéry, le 11 février 1849.




En écrivant peu de jours après notre arrivée à Pondichéry à notre bonne mère, je la chargeais, mon cher Paul, de vouloir bien vous faire donner de nos nouvelles et de vous faire toutes nos amitiés. Je ne doute pas que Joseph se soit chargé de ce soin, et sans doute vous connaissez déjà que nous avons fait un très heureux voyage, quoique nous ayons été un peu secoués dans le golfe de Gascogne. Nous avons eu aussi un peu de mauvais temps en Méditerranée. La relâche que nous avons faite dans cette mer a pour­tant bien fait diversion au mal de mer qui m'a un peu taquiné. C'est avec le plus vif plaisir que nous avons visité Malte qui renferme les restes si précieux de nos anciens chevaliers. La France a eu la large part parmi les grands maîtres de l'Ordre. Les trois premiers figurent en tête de cette belle cohorte et c'est avec un orgueil tout national que nous avons vu les armures complètes des Lille-Adam, La Valette, Vignancourt, etc. Je n'en finirai pas, mon cher Paul, s', je reste à Malte, allant de la salle d'armes à l'église Saint-Jean où reposent, sous des mosaïques de marbre, tant de héros chrétiens si pleins de charité et de dévouement pour Dieu et les hommes. C'étaient vraiment des hommes dévots, dussé-je par cette ex­pression choquer l'oreille de nos illustres modernes. Je ne vous dirai non plus qu'un mot de notre arrivée à Alexandrie, de mon pêle-mêle avec les ânes et les Arabes qui m'avaient entourée et voulaient me forcer à sauter sur leurs vélocipèdes. Le canal de Ma-moudi et le Nil que nous avons remontés dans un joli bateau à vapeur m'ont laissé en perspective  de












délicieuses maisons de campagne, les fameuses pyra­mides de Choubra, sérail d'un des pachas, et les jolis minarets du Caire où nous sommes arrivés par une pluie battante.
Grâce à ce torrent inaccoutumé, nous avons pu traverser le désert sans être incommodés par cette fine poussière qui ne respecte rien et qui abîme les yeux des voyageurs. Ce désert se franchit au moyen d'omnibus traînés par quatre chevaux. On ne garde qu'une heure les mêmes pégases, de sorte qu'on n'a pas trop à se plaindre, quoiqu'on soit toujours traînés par de véritables rossinantes ; ce trajet ne dure que dix-huit heures pendant lesquelles on fait cinq à six repas ; c'est à en mourir d'indigestion si on faisait honneur à tous ces galas ? Suez n'a rien de remarquable, nous n'y avons passé que peu d'heures. La Mer Rouge, dont on aperçoit le Puits de Joseph, les monts Sinaï et Horeb, entretiennent continuellement l'esprit fixé à l'Histoire Sainte. Au bout de neuf jours de parcours, on aperçoit Moka et le lendemain on est à Aden, bâtie sur un cratère, où l'on manque d'eau et de tout ce qui charme l'existence. Cela n'empêche qu'il n'y ait une forte garnison, et dans trente ans cette colonie aura changé de face, comme tout ce qui est au pouvoir des Anglais. Ils ont sur nous une supériorité de colonisation qui ne peut être contestée. Cela tient à leur caractère tenace, industrieux, tandis que nous autres Français nous nous laissons rebuter à la pre­mière difficulté. D'Aden nous avons relâché à Ceylan, dont l'aspect riant contraste avec l'aridité d'Aden. A quatre jours de là, le 1" janvier 1849, nous débarquions à Madras, avec une mer assez forte et des bri­sants qui se joignent à la férocité des bateliers pour nous inspirer une juste terreur. Il n'est pas rare que ces monstres d'hommes, en voyant débarquer une femme couverte de bijoux, ne fassent chavirer la barque,  et  faisant   semblant   de   vouloir   sauver  la

218     NOTES   ET   SOUVENIRS   DE   FAMILLE



pauvre victime, plongent avec elle dans l'eau, où ils l’étouffent et lui volent ainsi ce qu'elle peut porter de précieux sur elle. Mes chères petites filles qui ne se doutaient guère de cela, poussaient des cris affreux, croyant à chaque instant se voir tomber à l'eau... Le moment de calme arrive où déposés sur le rivage, après avoir été enlevés de la chaloupe par les bras vigoureux des rameurs et fait un petit trajet dans l'eau sur ces chevaux d'une nouvelle espèce, nous entrons en palanquin. C'est le moment où nous pas­sons de simples voyageurs à l'état de principaux. Plusieurs daubachis, serviteurs de caste, vien­nent rendre leurs hommages au gouverneur, à la gouvernante, etc. Les négociants se pressent pour nous offrir leurs maisons. Les coups de canon se font entendre et le drapeau tricolore flottant à l'hôtel du gouvernement anglais, annoncent à la population de Madras qu'elle contient dans ses murs un haut digni­taire. Les maisons de plaisance de lord Portenger, gouverneur de Madras, sont mises à notre disposi­tion ; invitation de dîner, tifines, etc. Je n'en ter­minerais pas, mon cher Paul, s'il fallait vous énu-mérer la voie d'honneur dans laquelle nous nagions. Le 5 janvier, nous arrivons à Pondichéry après avoir fait un parcours de trente lieues en palanquin, tra­versant des déserts de sable, des bras de rivière, dé­posés dans des chalands, enfin voyageant plus dans ces deux jours que si l'on traversait toute la France. A l'aube du jour, nous étions dans la cour du gou­vernement, suivis par une foule de gens que nous avions recrutés pendant la route et qui nous faisaient, un cortège magnifique.
Le jour même de son arrivée, M. de Calan a été re­connu gouverneur. Bientôt se sont succédé les vi­sites des autorités, les présentations d'Indiens, de­puis le paria jusqu'au malabar le plus aristocratique, jusqu'aux bayadères et aux prêtres des pagodes qui

NOTES  ET  DOCUMENTS    219         


sont venus danser devant leur gouverneur et offrir à sa chère moitié un pigeon blanc fait par une de ses grâces avec une pièce de mousseline roulée sur son bras, qu'elle déploie en tournant, et ne cesse de tourner qu'elle n'ait achevé un gentil petit animal. De mon côté, il m'a fallu payer ma dette, faire la connaissance de l'intéressante société pondichérienne que je dois réunir le 5 courant pour donner un concert au profit des pauvres. Louise et Anna fe­ront la quête, et à compter de ce jour, j'ouvre mes sa­lons tous les lundis de chaque semaine. Hyacinthe a terminé l'affaire délicate des élections devant la­quelle avait échoué le courage de M. Pujol. Tout s'est bien terminé. On attend les délégués de Karikal et de Chandernagor pour connaître le nom de l'élu. Adieu, mon cher Paul, continuez-nous toujours votre bonne amitié, elle nous est bien précieuse et comptez toujours sur celle que nous vous avons vouée. Nous vous embrassons de tout notre cœur. Mes petites filles, sans se rappeler leur oncle l'abbé, en parlent quelquefois. Anna vient de me tourmenter pendant quarante-huit heures. Des vomissements instantanés et difficiles à calmer joints à u*ne pâleur mortelle m'ont fait craindre l'affreux choléra. Aujourd'hui, elle est bien remise tant qu'à Louise, c'est une grosse paysanne, et je vous réponds qu'il n'est plus ques­tion de tempérament lymphatique. Grâce à Dieu, elle est en bon état et ne demande qu'à vivre. Enrore une fois adieu et mille amitiés. Votre sœur et amie,
Louise de Calan.



















Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire