Lorsque
nous fûmes à Oran, à partir de mille neuf cent quarante-quatre je crois, mon
père se fit plus rare encore. Nous logions en ville et la base aéronavale se
trouvait loin, à Tafaraoui, près des lacs salés. Il partait tôt le matin . Il
ne rentrait pas tous les soirs. Un jour, étant resté à la maison pour une
quelconque maladie, il s’aperçut tout de même que notre mère avait de plus en
plus de difficultés pour faire son marché : cent vingt-cinq grammes de pain par
personne et par jour, que j’allais chercher chez un boulanger de la rue de la
Révolution, au cœur du quartier juif, là où les boutiques sombres sentaient
l’huile d’olive et le beurre rance, l’encens peut-être aussi ? Que sais-je
encore ?
Le boulanger
pesait le pain, le tranchait, et puis ajoutait une tranche pour faire la pesée.
Je dévorais la pesée en cours de route, avec une merguez lorsque j’en avais les
moyens. Jusqu’au jour où ...
-”Vous
savez, les merguez ... Dans le quartier juif, on y a trouvé des doigts, des
doigts d’enfants ...” Rumeur, que ne fais-tu pas dire ? Et quelles sont les
rumeurs qui n’ont pas couru?
Des
Arabes nous apportaient de l’eau potable dans des bidons qui avaient contenu de
l’huile ou du pétrole autrefois. Au robinet, l’eau était rare et saumâtre,
néanmoins on laissait le robinet de la baignoire ouvert toute la nuit pour
profiter des rares instants pendant lesquels l’eau coulait.
Pour
la monter au quatrième étage et nous la vendre, le porteur demandait un prix extravagant.
Quatre bidons de fer blanc : Deux à chaque épaule ... C’est qu’il allait
chercher l’eau dans la montagne, lui ! J’ai vu ma mère pleurer parce qu’on lui
proposait une boîte de lait condensé au marché noir ... Qu’elle n’avait pas les
moyens de payer, or notre jeune sœur était un bébé et notre mère ne pouvait pas
l’allaiter.
Lorsque
notre père prit conscience de nos difficultés, ( il déjeunait, lui au mess
de la Base) il se mit en quatre pour nous aider. Il allait chez les colons,
nous rapportait de pleins sacs d’artichauts ou de choux-fleurs, un sac de
farine de maïs, un demi porc ...
Notre
mère roulait la pâte, avec l’aide d’un matelot d’origine italienne. Elle
faisait des nouilles fraîches. Elle découpait le porc sur le balcon, en se
cachant des voisins et des passants. Mais que faire d’un demi porc quand on n’a
pas de réfrigérateur ? Que faire d’un plein sac d’artichauts, même avec quatre
enfants autour de la table ? On en mangeait tous les jours, à tous les repas,
jusqu’à épuisement. On en donnait au voisin, qui me fournissait en cahiers
d’écolier (combien en avait-il en réserve ? ) Pendant des heures, on se
relayait pour faire la queue devant le marché aux poissons.
Un
jour, je n’en rapportait qu’un seul, un poisson volant : tout ce qui restait
parce qu’il avait glissé à terre !
Il y
avait deux files pour faire la queue devant les boutiques : une file pour les
Européens, une file pour les “Arabes”.
-”Vous
verrez, un jour ils nous passeront devant !”
Nedjma
travaillait à la maison. C’était une grande et belle femme, jeune et svelte.
Une étoile bleue était tatouée entre ses deux yeux. Sa peau était dorée. Les
jours de fête, les paumes de ses mains étaient teintes au henné. Nous l’aimions
beaucoup et elle nous le rendait bien. Elle est restée longtemps chez nous. Je
revois ses longs doigt allongés, quand elle roulait la semoule de couscous.
Liesse
à Oran, pour la célébration de la libération de Paris. Tout le monde en fête,
sans distinctions, les “Arabes” comme les Européens et tous au beau milieu de
la rue. Drapeaux, lampions, musiques et chansons, j’avais treize ans.
Peu
après, nous avons rejoint la France à bord du tout premier paquebot en
partance. Il s’appelait le “Médi II “. Nous avions, j’ignore à quel titre, mais
sans doute était-ce parce que notre père s’était bien débrouillé, le statut de
rapatriés sanitaires.
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