LES CALANDRES
-“ Tu prends ton sac. D’une main, tu le tiens
ouvert. Tu tiens ton bâton de
la même
main. Tu marches sans faire de bruit, en traînant les pieds ...
Comme ça ! Il fait nuit noire, sans lune. Moi
je reste à côté de toi. De la
main
droite, je tiens une lanterne sourde. Elle trace un rond de lumière
blanche
sur le sol, et ce rond avance en même temps que nous, en se
balançant un peu. De la main gauche, je tiens
une cloche. Le battant
résonne à chacun de nos pas. Aligne ton pas
sur le mien. C’est le son de
la
cloche qui couvre le bruit que nous pouvons faire.”
-” Non mais, tu te moques de qui ? Me prends-tu
pour un gamin ? Je la
connais, l’histoire du dahut, l’animal qui
court autour de la colline ... C’est
un quadrupède, mais il a les deux pattes de
gauche plus courtes que
celles de droite. Il court sur les pentes en
tournant dans le sens contraire
des aiguilles d’une montre. Tu bats la cloche
lentement, de façon
monotone. Tu allumes la mèche de ta lampe à
pétrole. Tu tiens ton sac
ouvert.
Tu empoignes ton bâton. Quand le dahut arrive, attiré par la
lumière, trompé par le son de la cloche, tu le
fais entrer dans le sac et tu
tapes dessus avec ton bâton !
C’est très bon, le dahut, c’est meilleur que
le chevreuil ! Tu n’en as jamais
mangé
?
... Je connais quelqu’un qui a attendu le
passage du dahut pendant toute
une
nuit, pendant que ses compagnons de chasse mangeaient des
huîtres et buvaient du vin blanc à l’auberge !
On l’appelait “Jean-le-Sot”,
celui qui attendait ! “
-”Mais non ! Personne ne veut se moquer de toi
! Il ne s’agit pas du dahut
! Sur
les plateaux algériens, ce sont les calandres que l’on chasse ainsi,
les
alouettes-calandres. Enfin, ce sont de grosses alouettes ! Elles se
déplacent en vols immenses, déroulant de
longues écharpes à ras de
terre. Le jour, les enfants les éloignent à
grands cris pour qu’elles ne
pillent les champs de blé. Le soir, ces
milliers d’oiseaux se posent sur les
buissons du plateau, tout autour des lacs
salés et sur la piste du terrain
d’aviation. On les ramasse à la main en
procédant comme je te le dis. Tu
peux me croire, j’y suis allé déjà plusieurs
fois !
-” Même si je te croyais, je ne pourrais pas
venir : Je suis de garde !”
-” De garde, de garde ... Tu sais, la nuit
tombe de bonne heure en ce
moment. Nous irons juste sur le plateau,
derrière les hangars. Nous
serons
rentrés à temps pour que tu prennes ta garde ! “
-” Non, mais ... Franchement, tu te fous de
moi ! “
-” Viens, te dis-je ... Tu verras ! “
Et c’est qu’il a l’air d’y croire, l’ami ! Si
c’était vrai, son histoire de chasse
aux
calandres ?
-”Te voilà un sac et une lanterne. C’est une
lanterne à carbure. Elle
éclaire
bien mieux qu’une lampe à pétrole !”
-” Je connais. Chez moi, on s’en sert pour
aller à la pêche, la nuit... Mais
si jamais tu te fous de moi ! “
Bon. On descend de la voiture. Derrière, il y
a le guide et son fils,
enveloppés dans leurs burnous. C’est le guide
qui sonne la cloche. C’est
un coup à prendre, un rythme à respecter,
lentement ...
-” C’est par là qu’elles se sont posées ce
soir. Mon fils les a guettées.”
Chuintement de la lampe à carbure ...
l’obscurité se déchire dans le
cercle de la clarté crue. On avance à deux
mètres les uns des autres.
Longues épines des arbousiers, crissant sur la
toile des pantalons ...
Rameaux agressifs, petites feuilles rares,
rondes, luisantes ... Le sol est
de rocaille rouges. L’univers se réduit à ce
rond de lumière blanche ! Tout
le reste a disparu dans la nuit noire. Le ciel
même est obscur, c’était à
prévoir : l’après-midi roulait les nuages d’orage.
Vénus, pourtant, brille
droit devant et parfois, lorsque le vent
déchire les nuages, on voit
scintiller les chevaux du grand chariot. L’air
est chargé d’odeurs
d’absinthe, de sable et de sel… Bon, cela,
paraît-il : Quand il y a du vent,
les oiseaux
se tapissent dans les rameaux des buissons ...
Un coup d’œil à mes voisins de gauche. Un
autre à mes voisins de droite
: Incroyable ! Personne ne semble vouloir me
fausser compagnie ! Tiens,
les
oiseaux, les voici !
*
-” Et maintenant, qu’est-ce que j’en fais ?
... Un plein sac ! Les oiseux sont
vivants. Je les ai fourrés dans le sac l’un
après l’autre, au fur et à mesure
du
ramassage. Tu parles d’une histoire ! Pour les tuer et les plumer, ma
femme va s’amuser ! En attendant, moi, je suis
de garde. Il faut que j’aille
prendre
mon service et faire ma ronde !
-” Portez donc le sac dans ma chambre. Je m’en
occuperai tout à l’heure ! “
La chambre de l’officier de garde ! Tu parles
! C’est grand comme un rien
: la place d’y loger un lit de camp, un petit
lavabo et une armoire
métallique.
Tu reviens. Ta ronde est finie. Tout va bien
... Quelle heure est-il ? Le
vent a forci. La nuit est encore plus noire.
Aurons-nous de l’orage ?
Les projecteurs, là-bas, juchés sur les
miradors, balaient de leurs
pinceaux les barbelés des clôtures. Un chacal
hurle, un autre lui répond.
Quinze chacals entament un concert.
- “ Bonsoir Commandant ! “
-” Bonsoir mon vieux ! “
Ôter sa casquette, s’éponger le front avec son
mouchoir, avancer tout en
déboutonnant sa veste bleu-marine ... Fichue
installation électrique ! Les
fusibles ont dû sauter encore. Tout le couloir
est dans le noir. Ouvrir la
porte
de la chambre ...
-” Tu sais, tu as l’impression d’entrer dans
une caverne. C’est l’obscurité
la plus
complète. Tu avances à l’aveugle, bras tendus, mains en avant.
Tu
connais les lieux, alors tu sais où tu vas.
Inutile d’actionner l’interrupteur. L’armoire
est à droite, le lavabo est à
gauche. Tout droit, pour atteindre le lit que
tu heurtes des tibias.
-” Sacré nom d’un chien ! Qu’est-ce que c’est
que ça ? “
L’impression bizarre de pénétrer dans un vol
de chauves-souris. Tu sais,
des
pipistrelles. Elles sont toutes petites. Elles volent dans tous les sens.
Elle te
frôlent le visage et c’est comme un papillotement de cils sur ta
joue... Elles se prennent dans tes cheveux,
dans les plis de ton veston
, que tu avais commencé à déboutonner. À vrai
dire, il était déjà
complètement déboutonné, ouvert, ton veston !
Et ça rentrait partout,
même par le col de ta chemise ! Tu entendais
des petits chocs mous, des
frôlements, de petits piaillements aussi.
-” Merde, les calandres !”
Eh bien oui, les calandres ! Tu fermes la
porte pour qu’elles ne s’enfuient
pas ... Et puis maintenant, te voilà bien
avancé ! Tu n’y vois rien. Bon
Dieu,
pas d’électricité, pas de lampe !
-” Apportez-moi une lampe ! “
Le téléphone ... Il est là, le téléphone, sur
le tabouret qui me sert de table
de
nuit. Je l’ai fichu par terre. Bon, il fonctionne encore.
-” L’officier-marinier de garde ? Faites moi
apporter une lampe, mais dites
au gars qui va me l’apporter de faire bien
attention en ouvrant la porte
: Ma chambre est remplie d’oiseaux !”
-” Commandant, que se passe-t-il ?”
Ils sont venus à trois pour m’apporter la
lampe ! Trois, dont l’Officier-
marinier ... Leur tête à tous les trois, en
entrant dans la chambre !
Des oiseaux ? Ah ! Bien oui, des oiseaux !
Nous avons passé une heure,
à nous quatre, pour attraper tous les oiseaux
et les remettre dans le sac !
Je vous laisse imaginer la scène, dans un
espace aussi réduit, l’un se
met à quatre pattes pour chercher sous le lit,
l’autre ...
Vous imaginez cela, vous ? Attraper les
calandres une à une, pendant
que l’un de nous, celui qui tient la lampe,
essaie de les suivre à la lueur
de sa lampe-torche !
-”Mais non ! Ne vois-tu pas qu’elle est sur le
haut de l’armoire ? Trop tard,
elle
est repartie ! Là ! Là !
Mais sacré bon Dieu, tu n’éclaireras jamais là
où il le faudrait ! Attends,
j’en ai
une ! Elle s’est échappée, il ne me reste que trois plumes à la
main.”
-” Et puis, je ne vous dis pas : La tête de ma
femme, quand je lui ai
rapporté tous ces oiseaux à tuer et à plumer !
C’était pour Noël. On s’en
souviendra !”
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