lundi 27 mai 2019

LA FICELLE




LA    FICELLE















Lutin, farfadet, galipote ... haut comme trois pommes ou même comme deux pommes et demie, apparaissant toujours là où on ne l'attendait pas, au moment où on ne l'attendait pas, on l'appelait La Ficelle, et c'est bien dire le millier de tours, tous plus pendables les uns que les autres, qu'il avait dans ses poches percées. Eh bien il était apparu là dès que les soldats avaient eu le dos tourné ...



Monsieur Michel Begon, Chevalier, Seigneur de Murbelin, la Picardière et autres lieux, Conseiller du Roy en son Conseil et Parlement de Provence, Intendant de la Marine à Rochefort et Commissaire départi par Sa Majesté pour l'exécution de ses ordres au Pays d'Aunis, Gouverneur de La Rochelle, Brouage, Isles de Ré, Oleron et autres adjacentes .... ( Fermez le ban, battez tambours ! ), suivi de Monsieur le Comte de la Vogadre, Gouverneur de l'île et de la citadelle d'Oleron, se trouvait encore sur le chemin du pont-levis. On ne les apercevait plus que de dos, par-dessus les bonnets des Sergents de la Compagnie du Roy, juchés de fort belle façon chacun sur sa monture. Devant eux, à pieds, un page portait, tel un ostensoir, dans un pot de terre vernissée, une plante à fleurs roses et feuilles charnues que l'on appellera bégonia, dont Monsieur l'Intendant ne se séparait jamais.



Ah ! Cela avait été une belle cérémonie, je vous le dis : La garnison de la citadelle du Chateau d'Oleron était importante, elle se composait de vingt compagnies, se répartissant entre le Régiment de Pièmont, le Régiment Royal, le Régiment de la Marine et celui de Navarre. Ils n'étaient pas tous venus, bien entendu, mais on avait vu du beau monde, et en quantité ... A pieds, à cheval ...



La fanfare avait sonné, les cavaliers s'étaient alignés. Le petit peuple était accouru et s'était massé derrière les notables. La Ficelle s'était débrouillé on ne sait comment ... (Mais on ne sait jamais comment se débrouille La Ficelle) ... D'abord, était-il ou non un farfadet ? ... Les avis étaient partagés. Certains, avaient bien essayé, à un moment ou à un autre, de lui flanquer leur pied au cul pour quelque raillerie ou quelque rapine ... Va te faire voir, il filait comme un aspic ! ... Ceux-là le tenaient pour un représentant du Diable.



Quelques ménagères disaient qu'il était bien garçon comme les autres ... Il devait avoir dix ans à peine. C'était sans doute le fils d'un de ces couples de Parpaillots qui s'étaient enfuis au moment de la révocation de l'Édit de Nantes ... Ses parents ne l'auraient pas trouvé lorsqu'il fut pour eux l'heure de s'embarquer ... Ils seraient partis sans lui ... Il couchait dans une écurie ou dans une autre, vivait de rapine ... Quoique le boulanger de la Citadelle lui glissât une demi-boule de pain de temps à autre ... Il portait une chemise taillée dans une méchante pièce de lin, des culottes s'arrêtant au genou, un chapeau de feutre rouge et pointu, sortant d'on ne savait où, bosselé, décoloré, percé ... Bien entendu, il avait les pieds nus.



_ " Quoi de plus sympatique qu'un chapeau percé? ... On peut s'en servir pour attraper les petits poissons dans les fossés, pour ramasser les mûres ou les fraises ... Pour regarder à travers : Dans le ciel, on voit alors des étoiles ! "



Donc Monsieur l'Intendant avait passé les troupes en revue, toujours suivi par Monsieur le Gouverneur, à trois pas en arrière. Superbe ! Il était superbe, Monsieur l'Intendant de la Marine : Justaucorps bleu galonné d'or, veste bleue garnie d'agréments d'argent, surtout d'écarlate garni de ganses d'argent, culotte de velours violet, chaussures à boucles d'argent ... La Ficelle en siffla sa chansonnette, juste au moment où Monsieur le Gouverneur présentait les armes ... Monsieur le Gouverneur : Veste rouge de brocard d'or, manteau d'écarlate ...



_ " L'as-tu vue, la casquette, la casquette ...? disait la chanson de La Ficelle ... Elle disait d'autres choses aussi, que je ne répèterai pas ici, mais où il était question de chemise et de bonnet de nuit ...


Va donc attrapper La Ficelle ! Le Sergent qui s'y essaya ne le retrouva pas.


En grande cérémonie, aidé par le Syndic des habitants de la ville, Monsieur l'Intendant dressa la borne de granit, que six hommes avaient portée jusque là. On devait agrandir la Citadelle et en améliorer les fortifications ... Une descente sur nos côtes était possible : Le prince d'Orange armait une flotte considérable.





La borne que l'on avait plantée devait servir de témoin pour l'arpentage des nouvelles installations ... Une bonne partie de la ville devait être rasée ... Pour tracer l'ouvrage à cornes, sa demi-lune et ses glacis, on devait démolir et niveler tout ce qui se trouvait entre le fossé de protection de la Citadelle et la Place d'armes. Le cimetière, l'église et le couvent des récollets devaient disparaître. Sept mille hommes devaient travailler là, paysans amenés de force sous l'escorte de prévôts, et travaillant "à la journée du Roy". Le transport des pierres et du sable fut affermé à Messire Nicolas, qui recruta cent dix sept sauniers et leurs chevaux à cet effet. Aux habitants dont on abattrait les maisons seraient versées des indemnités et attribués des lots de terrains pour rebâtir. Alors, vous pensez bien ... Les gens du Château, qui commençaient déjà à être las des embarras de leurs relations avec la troupe, et qui avaient, la tête près du bonnet ... Il n'était pas étonnant qu'on les entendît grommeler pendant que Monsieur l'Intendant plantait sa borne en grand apparat ...



Ils étaient tous là, les habitants du Château d'Oleron, autour de la borne de granit, à l'endroit que l'on appelle "le Pavé du Roy", parce que le Grand Louis Quatorze, descendant de son cheval, avait, en mille six cent soixante, posé là le pied droit, puis ensuite le gauche. 



C'est un grand éclat de rire qui fit se retourner Monsieur l'Intendant et Monsieur le Gouverneur sur leur selle ... Un éclat de rire comme on peut seulement en entendre le jour de la Saint-Jean, lorsque Monsieur le Baron perce la barrique et boit le premier pour donner le signal de liesse à la population ...


Ces messieurs et leur escorte se retournèrent et s'aperçurent que tout le monde, même le Syndic, se tenait les côtes : Hommes, femmes, demoiselles et jeunes-gens. Même les filles du couvent de la Sagesse se tordaient de rire, (Que Dieu veuille les absoudre !) ... Cette hilarité était scandaleuse : La Ficelle, réapparu, issu de l'on ne savait où, son chapeau, en plein soleil, dansant comme flamme au vent ... La Ficelle, légèrement penché en arrière, avait baissé sa culotte ... Il était en train de pisser sur la borne, tenant son zizi à deux mains : Un jet bien dru, qui montait avant de redescendre en courbe gracieuse, comme le jet de la fontaine du marché ! La borne en était tout éclaboussée. Les gouttes scintillantes en rebondissaient. Tout en pissant, il chantait, et sa chanson disait :



_ " L'avez-vous vu, le chapeau de Zozo ?
C'est un chapeau tout c'qu'ya d'plus rigolo,
Sur le devant, une plume de paon,
Sur le côté, une plume de perroquet ..."

              















     
Toute la population, toute sans exception, reprenait :


_ " Sur le côté, une plume de perroquet ..."



... In-to-lé-ra-ble ! _ Mais qu'auriez vous bien pu faire ? ... Essayez donc d'attrapper la Ficelle : Autant courir après un feu-follet ! ... Il était parti depuis longtemps alors que la troupe amorçait seulement son demi-tour pour le poursuivre ! Tra, tra, tra ... On essaya bien cependant !


On avait vu la pointe de son chapeau disparaître au premier tournant du grand chemin. Ce fut un grand chien jaune, qui passait par là, qui reçut une volée de coups de bâton ... Il en faut bien un qui paie ! Je crois qu'on s'en prit aussi au bedeau : On l'avait confondu avec l'amant de la mercière, que courtisait le Sergent-major.


Dans les jours qui suivirent, on n'entendit plus parler de La Ficelle. Du bedeau non plus on n'entendit plus parler pendant quelques jours : Il soignait les ecchymoses de son dos avec le baume de ces Dames de la Sagesse ... Il en eut bien pour quatre jours ...


Arrivèrent les géomètres, avec leurs lunettes, leurs mires et leurs chaînes. Partant de la fameuse borne, il devaient lever le plan, tant des maisons démolies que des héritages voisins du bourg, et faire piqueter et tracer, dans les dits héritages, les lots destinés au remplacement. On devait aussi tracer les nouveaux murs de la Citadelle. Cela n'était pas une mince affaire et il y fallut du temps ... D'autant que chaque citadin voulait se hâter de récupérer la pierre qui lui appartenait , et de la porter au nouvel emplacement où il voulait construire sa maison : Roulez, chariots ! ...


_ "Si tu ne te remues pas assez prestement, la pierre ira disparaître dans les fortifications ! "


... Cela créait dans tous les environs des embarras de circulation dont on ne sortait parfois qu'après bien des jurons et des coups. Tous ces embarras ne facilitaient pas les occupations des arpenteurs. Monsieur l'Intendant grondait, envoyant de Brouage missive après missive. La population, elle, ne cessait de grogner : Avec tout ceci, on n'avait plus le temps de porter le grain au moulin, on n'avait plus le temps d'aller mettre les huîtres dans les parcs, on devait veiller tard le soir pour panser les ânes et les chevaux ... Toutes ces allées et venues creusaient les chemins et les fondrières étaient pleines de gadoues ... Et puis, on n'était pas forcément d'accord avec les choix de Messieurs les arpenteurs : pourquoi ce lot était-il attribué à celui-ci plutôt qu'à celui-là ? Le mécontentement s'exacerbait, la grogne montait ...


_ " Et les indemnités, quand est-ce qu'on va les toucher ? Pendant combien d'années l'État servira-t-il la rente?"


Les rues, les allées et les avenues que l'on traçait avaient pourtant belle allure, nettes, droites, se coupant à angle droit, avec de belles places rectangulaires ... La ville allait devenir une véritable ville et la Citadelle devenait une place-forte de première catégorie. Au fond, on en était un peu fier tout de même ... Mais rendez-vous compte de tous ces bouleversements !


Certains disaient qu'ils avaient aperçu La Ficelle et son chapeau-rouge-à-regarder-les-étoiles, rien n'était moins sûr : Monsieur le curé le cherchait encore, pour le convertir, s'il était vrai qu'il fût Parpaillot ... Il demeurait insaisissable.



Les géomètres et leurs arpenteurs plantèrent leurs piquets de châtaignier, à intervalles égaux. Ceux qui étaient plantés aux angles étaient peints en jaune. L'ensemble commençait à prendre forme : On eût dit un grand jeu de marelle. Les galopins, sortant du catéchisme, ne se privaient pas d'y organiser de grandes courses et de grandes parties de ballon.


Et puis un jour on annonça le retour de Monsieur Michel Begon, Chevalier, Seigneur de Murberlin, la Picardière et autres lieux, conseiller du Roy en son Conseil et Parlement de provence, Intendant de la Marine à Rochefort et Commissaire départi par Sa-Majesté pour l'exécution de ses ordres en Pays d'Aunis, Gouverneur de La Rochelle, Brouage, Isles de Ré, Oleron et autres adjacentes ... ( Fermez le ban ... Roulez tambours ! )


... Le piquetage était achevé, Monsieur l'Intendant venait inspecter les travaux et donner ses avis. La troupe l'accueillerait à la Porte d'Ors, à l'avant du pont-levis. La population et son syndic étaient priés de pavoiser et de témoigner sa fidélité et sa satisfaction ... Sa fidélité, on le voulait bien ... On était tous de loyaux sujets de Sa-Majesté, mais pour ce qui était de la satisfaction!


... On racontait que la sentinelle placée devant le logis d'un Lieutenant avait donné plusieurs coups de baïonnette au cheval de Pierre Barraud, le saunier, sous prétexte que ses passages trop fréquents avaient abîmé le pavé. Le cheval était mort ... Et ce n'était pas le premier disait-on ! Allez donc passer ailleurs, pourtant ...C'était bien là, et là seulement, que passait le chemin ! Non, vraiment ... Pour ce qui était de la satisfaction ! ... Et puis ne disait-on pas que Monsieur l'Intendant était escorté par la relève de plusieurs régiments ... Cette relève ... Les Sergents étaient déjà en train de réquisitionner partout chambres et maisons pour la loger ! Et puis on parlait de réquisitionner tous les gorets pour les provisions de ces messieurs... Pour de vrai, parlez-nous de contentement ! ... On irait pourtant accueillir Monsieur Bégon à la Porte d'Ors, au jour dit ... On irait ... Allez donc faire autrement !


                              *


_ " Turlutu ... Chapeau pointu ! "



Mais oui, le Major de la Garde n'en croyait pas ses yeux ... La Ficelle!
... C'était bien La Ficelle que l'on voyait là, en plein milieu de la porte de la ville ... La chanson aux lèvres et la malice plein les yeux. Il disparut une seconde ...


Il revint en poussant un cochon devant lui ... Un beau cochon ma foi, tout rose et tout propre ... Et l'animal glapissait comme si on lui avait montré le couteau du boucher ... Les glapissements couvraient l'éclat des trompettes, lesquelles sonnaient justement pour saluer le débarquement de Monsieur l'Intendant ...



On comprit tout de suite la raison de ces glapissements : La Ficelle avait attaché un bouchon de paille à la queue du cochon ... Il y avait mis le feu. Le goret fit un démarrage à vitesse supersonique,(Tant et si bien qu'il ne devait pas s'entendre glapir lui-même ...) Mais il est vraisemblable aussi qu'il avait vu le chien jaune, le grand chien jaune qui avait été battu l'autre jour, et qui lui courait après. Le bedeau apparut à son tour : Il courait après le chien ... Et derrière arrivait Monsieur le Curé, tout entravé par sa soutane, mais courant tout de même très vite ... Il courait après le bedeau ...


Ce fut une belle pagaille ! Le cochon partit tout droit vers le port, suivant l'avenue fraîchement tracée. Il était suivi du chien, lequel était suivi du bedeau, et celui-ci du Curé ... Et tout ce monde-là, pressé, qui par les flammes, qui par son poursuivant ...


Tout ce monde-là bousculait la Garde, passait entre les jambes des chevaux, déstabilisait les porte-étendards, jetait à terre trompettes et porte-enseignes ... La garde voulut s'en mêler et se mit à courir elle-aussi. Les Sergents hurlaient après les soldats. Les soldats s'apostrophaient les uns les autres. Les Officiers mettaient sabre au clair ou brandissaient leurs épées, que leur ordonnances n'avaient pas manqué de bien fourbir et qui luisaient par conséquent de tous leurs feux au soleil ...

                                  Les chevaux se cabraient, hennissaient, battaient l'air de leurs sabots, agitaient queue et crinière. La mêlée se transmit de rangée en rangée, de Compagnie à Compagnie, de Bataillon à Bataillon. Elle fut bientôt complète. Les troupes qui avaient formé le carré sur l'esplanade du port, elles-mêmes, ne formaient plus qu'un vaste tas de bras, de jambes, de bottes, de vestes bleues, de justaucorps garance à brandebourgs, de crinières et de sabots, duquel dépassaient des oriflammes, des drapeaux, des bannières, des lames, des hallebardes, des piques, des mousquetons, des cartouchières, des baudriers, des casques, des bicornes et des tricornes, des shakos et des oursons, des plumets et des panaches, des selles et des harnais, des trompettes, des tambours et des timbales ... L'air était rempli de cris, de jurons, de hurlements, de gémissements, de plaintes, d'appels, d'interrogations, de prières, d'interpellations, de malédictions, de couinements, de rugissements, de commandements, de feulements, de borborigmes, de menaces, de cliquetis, de chocs, de grincements, de sifflements, de gargoullis, d'aboiements, de miaulements ...



Il en fallut, du temps, pour démêler tout cela! ... Au bout du compte, La Ficelle avait encore disparu et le Major de la Garde, qui était le seul à ne pas avoir perdu son sang-froid, rapportait qu'il avait suivi longtemps à la lorgnette la course du cochon, du chien, du bedeau et du Curé : Ils avaient fini par disparaître à l'horizon sans ralentir la vitesse de leur course ... Le Syndic des gens de la ville, lui, prétendait que le Curé, s'étant pris les pieds dans sa soutane, s'était étalé dans la gadoue, au dernier virage de la route d'Ors ... Un autre disait que le chien avait réussi à attraper le cochon, et que le bedeau les avait emmenés tous les deux ... Allez donc savoir !



Si, encore, cela avait été fini ! ... Mais ce n'était pas fini ! ... On le vit bien lorsque Monsieur Michel Bégon, Chevalier, Seigneur de Murberlin, la Picardière ... etc., etc. ... étant revenu de sa surprise et, accompagné de Monsieur le Gouverneur de la Citadelle, découvrit le piquetage matérialisant l'odonnance des nouvelles installations : La Ficelle avait eu le temps (Mais on avait bien dit qu'il s'agissait d'un farfadet !) ... Il avait eu le temps de déplacer tous les piquets de chataignier : Les jaunes comme les autres ...


Il s'en était servi pour effectuer le tracé ... Nul ne s'en rendit compte parce que ce jeu n'avait pas encore été inventé par les Anglais (Ils en auraient eu le temps cependant, puisqu'ils avaient occupé l'Aquitaine et Oleron pendant si longue période ... ) ... Avec tous ces piquets, La Ficelle avait délimité et tracé un parcours de golf à dix-huit trous ! Ce ne fut que deux siècles plus tard que l'on comprit ce qu'il avait fait.


                


2 commentaires:

  1. Bonjour Michel !
    Une jolie explication de l'origine du jeu de golf une de plus (Tolkien l'avait attribué aux Hobbits)..
    Accessoirement, il m'est arrivé de rêver que je créais un désordre tel que celui que suscita La Ficelle...

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