dimanche 26 mai 2019

LA MOUETTE







LA MOUETTE












La mouette est restée là, tout le temps qu'a duré la cérémonie ... Cérémonie ? ... Il devait y avoir beaucoup de monde ... On me l'a dit ensuite. Je n'ai vu personne, je n'ai rien entendu. La mouette tournait sur un fond de ciel bleu, un bleu d'une pureté comme en connaissent, seuls, les étés d'Oleron. Elle tournait là, au-dessus du cimetière. Ses ailes étendues ne battaient pas. Elle était si proche et si lointaine à la fois. Elle devait tordre le cou : L'un de ses yeux ne me quittait pas, moi ... Et j'étais l'axe des cercles qu'elle traçait. En fait, elle parcourait une lente spirale verticale, tantôt doucement ascendante, tantôt descendante, utilisant à sa guise les courants aériens. Je ne sais pas si elle est partie en même temps que moi : Je me suis enfui dès que la foule s'est mise à bouger pour jeter des roses dans la fosse ouverte de la tombe. J'ai couru.





Je suis revenu le lendemain, seul, la tête vide, les mains vides aussi, et vide mon corps tout entier. J'ai suivi l'allée en marchant sur le sable. Troisième allée de droite ... Je n'ai pas compté. C'est là ... C'est affreux, une tombe ... Le chaos ... Terre meuble en tas légèrement bombé ... Mottes ... Glaise ... Traces de coups de pelles et de râteau ... La mort, cela n'a pas de forme ... Fleurs coupées : Le vent les a déjà dispersées. Rien pour guider le souvenir, rien pour accrocher une pensée. Complètement en errance ...





Et la mouette est là encore. Je me demande si elle me suit, lorsque je pars ... Il faudra que je regarde ...






Une ligne droite ... L' angle d'une pierre, une bordure de ciment ... Une surface plane ... Stèle ... Lettres gravées ... N'importe quoi ... Une croix pour me dire où je suis. Trop tôt, trop frais ... Trop, trop, trop ...


Debout ... Envie de s'asseoir et de rester là un long moment ... Ce lapin sur le bord de la route tout à l'heure ... Mort, mort, mort ... On ne peut pas s'asseoir. Il a plu ... Quand ? _ Je ne sais pas. Ne pas mettre les pieds dans la boue ... La boue, la boue.
Il faudra que je demande au fossoyeur de veiller à ce que les herbes ne poussent pas entre les mottes, que les herbes ne poussent pas ... En attendant.




Les feuillages des bouquets se fanent déjà ... J'avais dit que je ne voulais pas de fleurs, pas de fleurs ... Bah ! ... Pas de fleurs artificielles en tout cas.





_" Qu'est-ce que tu ne veux pas ? "


Quelle importance ? ... Demain ... Y aura-t-il un jour qui sera demain? Hier, hier, hier ... C'est fini et l'on n'y peut plus rien.






Tourneras-tu, là-haut ? ... Tourneras-tu toujours ? Qui es-tu ? Je distingue bien ton ventre blanc. Au bout de chacune de tes ailes je vois une plume noire ... O ! Pas grosse, mais pourtant bien nette. Tu me regardes , tu penches la tête, tu me montre ton bec jaune, les rémiges de tes ailes plient, à chaque virage, celles de la queue s'élargissent ... Un peu comme les plis d'un éventail. Je vois, sous ton ventre, tes pattes pliées, roses.




Est-il vrai que les âmes des disparus, reviennent sous les apparences des mouettes ? ... Et d'abord, s'agit-il bien ici d'une mouette ? N'est-ce pas un goéland ? ...




" Mouettes, gris et goélands" ...
Bribes de récitation revenant à ma mémoire, avec des odeurs d'encre violette ... Qu'est-ce qu'un gris ? ... Un goéland, c'est plus gros qu'une mouette, et puis ce n'est pas tout blanc : Le "goéland argenté", dit-on ... Le goéland, c'est blanc, mais c'est aussi gris, d'un gris-bleuté. Quant aux oiseaux que Victor Hugo appelle des "gris", il ne peut s'agirque de goélands immatures : Ils n'ont pas encore leurs plumes blanches, ils sont d'un gris fuligineux. Alors ?


Alors, la "mienne", c'est une mouette. Certain !
"Mouette Rieuse" ? Non, la mienne ne rit pas ... Les mouettes rieuses ont, à la commissure des paupières, un trait de khôl très noir ... Celle-ci n'en a pas. Elle est toute blanche, à l'exception de ces deux petites taches aux extrémités des ailes.




Les mouettes se réunissent, l'après-midi, à l'heure de la sieste, sur la rampe d'une passerelle, dans le Port de La Cotinière. Immobiles comme éléments du décor. Elles attendent. Elles attendent le retour des chalutiers. Leurs ailes sont repliées sur leur dos. Les patrons-pêcheurs retraités attendent aussi, sur le banc, muets ou presque. Ils attendent. Ils regardent les mouettes, puis leurs regards se perdent au loin ... Dans leur passé ... Ils portent vareuse rouge brique ou bleue. Ils ont les mains sur les genoux. L'un d'eux fume la pipe.




Je sais que viendra un enfant. Il lancera du pain ... Les mouettes s'envoleront, elles crieront, elles froisseront leurs ailes, elles se croiseront, plongeront, fuseront, se resserreront, se sépareront, se battront, s'arracheront les croûtons. Lorsqu' il n'y aura plus de pain, elles reviendront se jucher sur leur rampe, les unes à côté des autres, comme à la parade. Elles reprendront leur attente silencieuse. O ! Mouettes, si vous représentez les âmes des marins disparus, prenez votre vol ... Partez toutes à la fois : Un chalutier rentre dans le chenal : Accueillez son équipage comme il se doit, saluez ... C'est la fête : Ils sont là ! C'est une fleur en ombelle qui éclôt, qui s'épanouit, blanche, avec des éclats de lumière ... Bouquet de fleurs innombrables tombant du ciel, mille pétales y remontant ... Cris de joie.








Méditez, mouettes et goélands, méditez, rassemblés sur la plage. Vous laisserez sur le sable les traces de vos pas réguliers. J'y lirai votre nom à la forme des palmures. Consentirez-vous à laisser un peu de place à mon passage ?


... Moi qui vais, l'esprit toujours vacant, qui vais, qui vais. ... Vous dérangeant à peine ... Vous ne ferez pas de moi grand cas. C'est bien ainsi. Si, à mon geste trop vif, vous prenez votre envol, mouettes et goélands, ce ne sera qu'un coup d'aile, comme à regret, mais dédaigneux suffisamment ... Vous irez vous poser à nouveau, à deux pas. Vous allez vous plonger dans vos méditations, à nouveau .




Et "ma" mouette à moi ? Eh bien elle est là. Elle ne me quitte pas.




Bien sûr que c'est la même ! Bien sûr que c'est moi qu'elle accompagne ! Mouette, O mouette ! C'est bien toi ?



O toi ! Je sais que tu es là-bas, au début de la troisième allée de droite. Les pluies ont délité les mottes, délité ... Tu es là ... Mais les mouettes sont les âmes des disparus ... Disparus ... Disparus. La plage est lisse. Elle est blonde. Elle est longue. Le vent et la mer qui se retirait ont sculpté des dunes sur le sable, dunes minuscules, pressées, innombrables ... Tout un Sahara, des kilomètres de Sahara ... A la laisse de haute-mer, le cadavre d'un marsouin est venu s'échouer : Mort, tu es là, comme une tache, comme un point.





Mouette, ne me quitte pas.



La nuit, où es-tu ? On vous voit, le soir, passer au-dessus des marais ... Longues écharpes ou groupes disposés en angles plus ou moins fermés, agressifs. Ces derniers volent vite. Ils iront loin. Mais les mouettes, pour la plupart, resteront dans le marais, immobiles, muettes. Elles ne regagneront l'océan que le lendemain matin, avant l'aube, à l'heure dite " l'heure de la passée ". Toi, où es-tu, toute la nuit ? _ Restes-tu sur mon toit? Veilles-tu ? A quoi songes-tu ? Ne me quitte pas.







Les goélands sont chez eux, juchés sur les cailloux les plus gros, au bout de l'estran , tandis que balance la marée. Ils ne bougent guère. A peine , de temps à autre, l'un d'entre eux s'élève négligeamment, d'un vol lourd. Ses palmes battent l'eau qui jaillit. De quatre coups d'ailes, tardivement, il décolle à grand bruit. Dans son bec il tient une étoile de mer. Il y en a tant sur les fonds marins que les autres oiseaux ne la lui disputeront pas.



Mais les mouettes, elles, se tiennent au large. Par mer calme, elles planent dans un ciel de porcelaine, par couples souvent. On en voit s'agiter soudain, briser leur élan, tourner, virer, puis se laisser tomber, comme plomb. Elles plongent. Nous savons qu'elles ratent rarement leur coup . Elles remonteront à la verticale, un poisson dans le bec. Les mouettes, elles, tourneront à nouveau, plongeront encore, puis s'en iront.

                                  *

" Ma" mouette, je l'ai revue. Elle m'avait précédé. Je l'ai vue planer sur la Seine, près du pont Mirabeau. J'étais heureux de la retrouver là. Appuyé à la vitre du wagon qui m'emportait, j'avais songé à elle tout au long d'un trajet inconscient. Sa présence me rassure. Je sais aussi que je la retrouverai, en rentrant chez nous. Elle sera peut-être perchée, immobile, sur le haut d'un piquet de clôture, au bord d'un marais-salant : Souvent les mouettes et les goélands sont ainsi juchés. Ils méditent. Ou peut-être bien qu'ils prient. M'apprendrez-vous à prier ?





Souvent les marins rapportent des goélands blessés, ou bien ils les ont pris à l'hameçon d'une ligne ... Tristes volailles désailées, souillées de leur propre sanie. On en voit dans une cour, chaloupant sur leurs larges pieds, ici malcommodes. Écoeurés, trop nourris, ils attendent que passe le temps. Mais les mouettes, sont libres,elles.








Mouette prise au vent de tempête, emportée, glissant dans les courants, montant à la verticale comme un cerf-volant, sans bouger les ailes ... Mouette, blanc voilier des airs, pourquoi crier si lamentablement ?


                                  *

Les mouettes meurent-elles un jour, elles aussi ? ... Elles meurent dans la laitance d'un petit matin ou bien dans les ors et les feux du soir ? _ Les mouettes meurent aussi. On trouve leurs corps, parfois, petits chiffons de plumes ébouriffés, tordus , trempés, sur le sable de la plage. ou sur le goémon. Les mouettes sont les âmes de nos amours. Elles meurent lorsque se perd leur souvenir ... Lorsque nul n'en conserve mémoire ... C'est alors que les morts meurent pour de bon.

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