vendredi 24 mai 2019

NAUFRAGE DU PORT CALÉDONIA EN OLERON






CONTES DE LA GRAND'MÈRE

                    OLERONNAISE















LE NAUFRAGE DU PORT-CALÉDONIA


Un matin du mois de décembre mille neuf cent vingt quatre, et très précisément le deux décembre, les veilleurs découvrent, à six heures et demie du matin, un grand voilier à quatre mâts qui est venu donner sur le rocher d'Antioche. C'est un voilier à coque en acier. Il a encore tous ses mâts, et l'on s'aperçoit vite que, les rouleaux déferlant, une grande partie de l'équipage a grimpé dans la mâture. La mer monte depuis une heure vingt quatre, elle est donc presque à son plein, mais pas tout à fait ... Il y a encore du flux à venir. Le sémaphore signale le naufrage. Par radio, les veilleurs alertent aussi la Marine de Rochefort.
Les fonds, dans le pertuis, sont de trente mètres, mais le rocher d'Antioche, lui, dérase à marée basse. En mille neuf cent vingt quatre, il n'est pas signalé la nuit : Une balise sommaire, seule, le signale de jour. Nombreux sont les naufrages qui ont eu lieu en cet endroit.

Le navire qui s'est échoué, dont on ne connaît encore ni le nom ni la nationalité, doit bien mesurer près de cent mètres de long. On peut penser qu'il cale cinq mètres ou cinq mètres cinquante. Il est couché sur tribord, l'étrave vers le large. Il a touché la tête de la roche sur babord.

La station de sauvetage du village de Saint-Denis est avertie à sept heures. A huit heures, le canot Louise et Amélie , patron Octave Gaspard, sort de son hangar.... Impossible de le lancer dans le port par la rampe destinée à cet effet : Le port s'est ensablé : La rampe est impraticable. Un attelage de deux chevaux le traîne jusqu'à la plage et, après deux essais infructueux où il est pris de travers par les lames, il flotte enfin sur la mer démontée. Les huit rameurs souquent sur les lourds avirons. Les courants ne sont pas favorables et les vents sont contraires. Les déferlantes sont nombreuses.

Entre dix heures et quart et onze heures, le grand voilier perd tous ses mâts, qui s'abattent les uns après les autres. De la terre, on voit très bien les marins qui sont précipités à l'eau, en grappes ou les uns après les autres. Combien ont péri à ce moment-là ?
Sous les coups de boutoirs de la mer, le navire semble souffrir : La coque, semble-t-il, se tord et même, peut-être, se brise.


Les canotiers de Saint-Denis arrivent sur Antioche vers treize heures. Ils tentent d'approcher par le sud. Ils ont pris pied sur le rocher, mais il est absolument impossible d'aller plus avant : Les rouleaux et les brisants ne le permettent pas. On n'est cependant pas éloigné de plus de quatre cent mètres ... La partie arrière de l'épave a chaviré sur babord. On y voit très distinctement une quinzaine d'hommes, bien vivants, mais exposés à la vague la plus forte, la plus rageuse, qui arrache celui-ci ou celui-là, l'emporte, le noie.

A quatorze heures, le canot de Chaucre est lancé à la plage de Saint-Denis : Chaucre est la station la plus proche, on a hissé le canot sur un fardier. Un attelage de chevaux a fait de son mieux pour arriver au plus vite. Les Chaucrins ne parviennent pas vraiment à prendre la mer. Ils restent devant le port, impuissants.

Le canot de la Rochelle a été dépêché. Il a joué de malchance et il n'est pas en avance : D'abord parce que La Rochelle ne peut pas recevoir les messages radio du sémaphore de Chassiron ... _ Elle n'est pas équipée. Ensuite, prévenus par la Marine de Rochefort, les douaniers formant l'équipage sont dans l'impossibilité de procéder au lancement de leur canot à moteur : Son abri est placé dans un endroit tel qu'il s'échoue sur les vases de la marée basse ! Il faut bien du temps pour réussir à le mettre à l'eau !

Entre quatorze heures et seize heures trente, les canotiers de Saint-Denis, de là où ils sont, voient disparaître les naufragés l'un après l'autre, arrachés par les lames hargneuses et incessantes. Les sauveteurs venus de La Rochelle, eux, ne pourront approcher à moins d'un kilomètre du lieu du naufrage. Le remorqueur Toiras a lui-aussi appareillé de La Pallice. Il ne pourra approcher.

A seize heures, le canot de Saint-Denis quitte le rocher pour rentrer au port. Il reste encore trois hommes à bord du Port-Calédonia. Le sémaphore signalera que le dernier s'est jeté à la mer à seize heures quinze. Vingt trois corps seront retrouvés sur les côtes oléronnaises et inhumés dans le cimetière de Saint-Denis. On retrouva aussi le corps du chien du bord. Dès le milieu de l'après-midi, les derniers vestiges du Port-Calédonia étaient engloutis par les flots. On n' a rien retrouvé de la coque. elle a été complètement disloquée.



Le dimanche sept décembre, les corps n'étaient pas tous retrouvés. Un service religieux est cependant célébré par le pasteur Paul Froment, de la paroisse protestante de l'île d'Oleron. Le Consul de Finlande à La Rochelle, monsieur Érich Morch y assiste. Tous les habitants de Saint-Denis sont là. On est venu, même, des communes voisines.

Le navire, un quatre mâts barque était commandé par le capitaine Karlssonn. Selon la patente de santé signée à Méjillones, il y avait vingt cinq hommes à bord. Venant des côtes d'Amérique du sud, il avait fait bonne route. On peut imaginer qu'il s'était arrangé pour se présenter devant l'entrée du pertuis au petit jour. Il n'a pas embarqué de pilote. Il aura serré de trop près la pointe de Chassiron et sera venu se mettre au plein sur le rocher d'Antioche. Il n'était pas le premier à subir pareille mésaventure mais la plupart des bateaux qui étaient venus s'échouer là n'avaient pas perdu d' hommes, à une ou deux exceptions près. Le Port-Calédonia, lui, s'est perdu corps et biens.
On peut aussi penser que, bien qu'il ait fait bonne route, le navire aura été drossé sur le rocher par une bourrasque ... Il en est de fortes en effet. 

Qui le dira ? 


                               *

Oleron est un navire immobile. Les courants, les vents et les vagues la prennent par le noroît, du côté de la Pointe de Chassiron, encore dénommée pointe du" Bout-du-Monde ". Lorsque vous allez là-bas, venant du bourg de Saint-Denis, passant par l'âpre village de la Morlière, vous ne tardez pas à percevoir la véritable nature du sol oleronnais : Les couches de calcaire superposées en tables horizontales laissent apparaître l'os à travers la mince pellicule de terre. C'est le domaine du vent. Il a tout raclé sur le promontoire. Les rares buissons de tamaris ont des formes tortues, rabougries, échevelées. Quelques sombres cyprès ont résisté à grand peine ; ils sont demi-couchés et passablement déplumés, hirsutes. Dans la caillasse, loin en approchant de la falaise, des rangées de vignes tordent leurs ceps et leurs sarments. La vigne est basse, pour mieux résister aux ouragans ... Les ceps, dit-on, étaient naguère plantées au fond de trous creusés par les vignerons, de manière que le vent leur passe par-dessus sans les toucher. On fait là un vin blanc âpre, au goût de pierre à briquet.

Bien avant d'arriver à Saint-Denis, vous avez aperçu la haute tour du phare de Chassiron. Elle a été mise en service en mille huit cent trente cinq, pour permettre aux capitaines de se repérer dans le pertuis d'Antioche, lorsqu'ils passent entre l'île d' Oleron et l' île de Ré, pour se rendre à La Pallice ou à La Rochelle. Au hasard de la route et de ses méandres, le phare disparaît, puis, à nouveau, se découvre à vos yeux. Lorsque vous sortez de La Morlière, vous voyez une seconde tour qui se dresse là, plus près de la falaise. Elle est plus basse, et sa terrasse est surmontée d' un sémaphore : C'est la " Tour de la Marine "; autrefois, le sémaphore se trouvait encore un peu plus loin.

Vous serez surpris sans doute de trouver là, entre le phare et la falaise, un champ labouré, quelquefois planté en artichauts, quelquefois en choux ... Cultivé pendant qu'il en est temps encore : Le champ partira un jour à la mer ! Si l'on en juge par les traces qu'ils ont laissées, les lapins s'en donnent ici à coeur joie pendant la nuit! Quelques constructions abandonnées, au ras du vide, attendent que l'usure de la pierre les précipite sur l'estran, ce qui ne saurait tarder. Un blockhaus a déjà basculé ... Il datait de la dernière guerre.





En bas, les éboulis calcaires montrent que la terre recule bien, sans cesse, par petits morceaux ou par blocs. Des passionnés viennent là pour chercher les fossiles mis au jour par les roches brisées. Combien d'années faudra-t-il pour que basculent à leur tour le sémaphore et le phare?

Il est évident que la pointe du "Bout-du-Monde" s'avançait autrefois bien au-delà ... L'estran n'est composé que de roche usée, rasée, raclée, polie, encombrée par endroits de cailloutis. Par marée basse, surtout lors des grandes marées d'équinoxe, le spectacle est superbe. Encore plus, bien sûr, si vous le contemplez du haut du phare. 

Les rouleaux venant du large déferlent là, accourent les uns derrière les autres, couronnés de crinières d'écume, se succédent inlassablement, scintillants de lumière. Le vent entraîne, enroule et déroule par longues écharpes les vols d'oiseaux de mer. La marée se retire très loin, découvrant des murs en longs festons de roches sauvages. Ce sont les murs des pêcheries, élevés là dans la nuit des temps, à force de bras, à force de mains, à force de reins ... Des kilomètres et des kilomètres de murs ... Pierres coupantes, arrachées au sol marin, à la barre à mine, à la pioche ... Transportées sur des distances incroyables, par des hommes qui étaient des paysans, à l'aide de brancards ... Des pierres qui ne tiennent ensemble que par l'art de leur mise en place, et par la pousse des huîtres qui les soudent ... Pierres qu'il faut remettre en place après chaque tempête, en s'entraidant, remplacer dès qu'il en manque une, sous peine de voir partir tout l'ouvrage ... Pierres qui doivent résister aux vagues, si acharnées fussent-elles, si violentes fussent-elles ... Et qui résistent ainsi depuis des siècles. Pièges à poisson, retenant orphies, bars et mulets surpris par le jusant. On les prend alors dans les flaques, au pied des murs.

Le jour, la nuit ... Qu'il fasse beau, qu'il vente, qu'il pleuve à plein temps, que la tempête hurle, on voit, chaque jour, partir sur les rochers des hommes courbés, les pieds dans des bottes ... Ils sont les ombres de ceux d'autrefois. Au temps passé, ils n'avaient que des sabots de bois ... Ils se plient pour résister au vent. La corbeille d'osier arrondit leur dos. Ils portent leurs outils à la main ... Ils vont, face au large, droit sur les brisants. On distingue, par les nuits noires, les halos de leurs lampes. Hier, ils partaient avec des torches ...




Le spectacle des ces murs arrondis comme autant de festons, de ces roches tant battues, tant limées, de ces flaques, de ces brisants, de ces vagues hargneuses, sans cesse renouvelées est un spectacle grandiose.

Par temps clair, on distingue très bien l'île de Ré, toute proche, le phare des Baleines qui en marque la pointe nord et, parfois, on aperçoit, au-delà, les maisons des Sables d'Olonne.
A plus d'un kilomètre en mer, on voit la tour d'Antioche, construite sur son rocher. Quelqu'un vous contera sans doute qu'elle se dresse à la place où s'élevait Antioche, ville disparue, engloutie, ... C'est toujours la légende de l'Atlantide, celle de la ville d'ys, celle de ... Quelle est la côte où n'existe pas semblable légende ?

Ce qui est certain, c'est que le rocher d'Antioche marque la place où se trouvait l'extrémité ultime d'Oleron ... Il y a combien de siècles ? ... Mais que sont les siècles pour la mer ? ... D'autres l'ont dejà dit. Les vents dominants, les courants et les lames ont rongé, brisé, creusé, grignoté, emporté ... Le feu de la tour d'Antioche n'a été mis en service que le cinq octobre mille neuf cent vingt cinq. Il remplaçait une balise en bois, juchée sur un derrick métallique. Mais la balise ne portait pas de feu, le roc n'était donc pas signalé la nuit ... Vous dire combien il y eut de naufrages sur ce roc ? ... On peut encore y compter les épaves les plus récentes, épaves de navires à voiles, de dundees ou de vapeurs ... Encore bien des vaisseaux ont-ils disparus là sans laisser de traces au fil du temps : Les cinquante dernières années du dix neuvième siècle virent s'échouer à Antioche plus de soixante bateaux ! Sachez donc que l'ancienne balise, dressée en mille huit cent cinquante huit était équipée ... d'une échelle pour que les naufragés puissent s'y agripper ... et d'une plate-forme où ils pourraient se réfugier ... C'est dire le nombre de malheurs qu'il y eut ici ! La tour de la Marine est là pour veiller. Ses occupants devaient alerter les secours. Ils disposaient d'un poste-émetteur de radio, au début du vingtième siècle, mais ne pouvaient communiquer qu' avec Ouessant et Rochefort ... La Pallice n'étant pas équipée.





Il y avait des canots de sauvetage : canot à moteur à La Rochelle, canots à rames au port de Saint-Denis et à la station de Chaucre, sur la commune de Saint-Georges d'Oleron. Il devait y en avoir d'autres encore, plus loin ... Sans doute à la Cotinière, et sans doute au Château d'Oleron ... Canots insubmersibles certes, mais lourds canots de bois, équipés de caissons étanches. On mettait ces canots à la mer en les faisant glisser sur des rails, ou en les traînant sur la plage ... avec l'aide des chevaux souvent.

Les équipages étaient composés de volontaires ... Paysans, puisqu'il n'y avait ici que des paysans ... Courageux, parfois téméraires même ... entraînés ... Et l'administrateur du quartier maritime veillait à cela. Mais enfin, malgré tout leur courage et toute leur bonne volonté, ils n'étaient pas de vrais marins. Ils n'en avaient que plus de mérite et leurs exploits n'en avaient que plus de valeur ...

Ils en avaient à leur actif, des exploits ... Dans chaque station ! ... On ne comptait plus les médailles gagnées dans les brisants à la force des rames. On ne comptait pas non plus le nombre de vies sauvées. On pouvait compter, par contre, les canotiers disparus en se portant au secours des naufragés. Dieu que leurs épouses, leurs fiancées et leurs mères avaient d'anxiété et combien elles versaient de pleurs lorsque les canots sortaient pour affronter la tempête, les lames et le vent !

                                *
C'est un soir de décembre. La nuit est tombée tôt. Il ne reste du jour qu'une sorte de laitance blafarde sur l'horizon, qui ne tardera pas à s'évanouir. La lanterne, au-dessus de la porte de l'estaminet marque à peine sa tache blanche sur le mur. Il a plu des hallebardes. C'est fini maintenant, mais, sous la capuche de mon ciré, j'ai le visage encore ruisselant. J'avais mis mes bottes, heureusement.

Je n'irai pas à la côte ce soir : C'est mon tour d'aller mareyer le "Grand Sabiâ", la pêcherie la plus éloignée, tout près du rocher d'Antioche ... Ce n'est point la tempête qui m'empêchera d'y aller, mais le coefficient est trop faible : Cette écluse ne "dérasera" pas. Je vais chez Aline, la mère Thibaudeau, pour faire la partie avec les amis ... La partie de manille, évidemment, comme tous les soirs, quand on en a le temps, une fois les outils rangés et les animaux soignés.

J'ouvre la porte. J'ôte mon ciré. Je le tends à Aline : Elle le mettra sécher dans sa cuisine. Je balance ma casquette sur la patère ... Je n'ai pas loupé mon coup !

La salle est familière, basse, sombre, ménageant des coins où l'on imaginerait je ne sais quoi, si l'on ne savait depuis longtemps tout ce qui s'y trouve : L'horloge, là, dont le pendule luit de tout ses cabochons et de tout son cuivre jaune ... Ici le comptoir, avec le percolateur chrômé, lâchant parfois un jet de vapeur, là une table entourée de quatre chaises de bois, une autre ici, sur laquelle il y a un cendrier de porcelaine ... Le calendrier des postes qui est accroché à côté de la porte ... et l'annuaire des marées, dont les indications, chaque jour, sont cochées de façon qu'on puisse y lire le coefficient et l'heure de la marée ... Le coefficient est de cinquante deux aujourd'hui : Quand je disais qu'il était complètement inutile de se déranger ! ... Il fait chaud : Le poêle à charbon ronfle au-milieu de la pièce.



Les amis sont là, autour de la troisième table. Dans l'ombre, leurs visages s'éclairent du côté de la lampe. Il y a Tortecol, et puis Méchin-Tête-de-Chien, suçant sa pipe éteinte, comme à l'habitude. Il y a le grand Pajot, ses joues et son menton sont hirsutes : Il ne se rase que le dimanche . Petit-Sifflet est assis à califourchon, sur une chaise à l'envers ; il appuie ses deux bras sur le dos du siège et semble réfléchir. Son éternelle casquette de marin est repoussée en arrière, laissant voir un front dégarni sur lequel il passe la paume de la main gauche ... La droite tient les cartes, car le jeu est commencé. Je salue.


Les verres sont vides. Je demande à Aline de les remplir. Elle part derrière le comptoir, chercher un verre et la bouteille. Le vent a repris des forces au-dehors ; on l'entend siffler, souffler, battre les volets. Ici, les barres sont mises aux fenêtres et aux contrevents ... La pluie se met de la partie. Méchain se lève pour me laisser la place : La Marie l'attend, dit-il. Hier, elle lui a passé un savon :

_ " Tu sais ce que c'est ... La tienne n'est pas différente. Pour ça, en voilà qui savent crier rien ! Ce n'est pas que j'en fasse grand cas, mais je vais rentrer à la maison tout à l'heure : La Roussette est prête à vêler ... Il faut que je veille..."


Bon. Je m'assieds. Je bois une lampée. Je bats les cartes. C'est au Petit-Sifflet de couper. Je distribue. Méchain regarde par-dessus les épaules pour apprécier les donnes. Il claque de la langue en passant derrière moi : _ Salaud, il signale ainsi que j'ai de belles cartes ... Il le signale à qui ? Je fais comme si je n'avais rien remarqué. Aline est retournée derrière son comptoir. Elle tripote les boutons de son poste de radio ... qui crachote, siffle et finit par faire entendre une musique espagnole.


_ " Ah ! Arrête ça ! On ne s'entend plus ! "






Un paquet de caporal circule autour de la table. Chacun roule sa cigarette, la colle d'un coup de langue. Le grand Pajot essuie sa moustache, jaunie mais triomphante. La fumée du tabac ne tarde pas à se développer, à nous envelopper, à assombrir encore, si c'était possible, la salle dont on ne distingue plus l'autre bout. Voix calmes, basses, rares ... gestes calmes aussi, machinaux, mécaniques, du poignet pour abattre la carte, du bras tout entier pour attraper le verre à pied. Visages attentifs, sérieux, fermés. Aline n' a pas arrêté sa radio ... Elle en a seulement baissé le volume sonore. Cela va bien, ça nous fait un bruit de fond. Cela ne nous gêne plus.


_" Allez, je m'en vais, dit Méchain. "


Il se lève, remonte ses bretelles et son pantalon, rentre le pan de sa chemise ... Il porte toujours une ceinture de flanelle en-dessous, rouge, comme les anciens ... C'est bon pour prévenir les rhumatismes. Cochon de temps ! Lui, il n'est pas bon pour les rhumatismes ! Méchain endosse son ciré, ajuste sa capuche ... Le voilà parti,


_" Salut les gars ... à demain? "


_ "A demain ", je grommelle, et les autres en font autant, certains que demain sera comme aujourd'hui, ou à peu près.

Je remarque que le papier collant jaune, en forme de spirale qui pend au plafond, pour attraper les mouches, s'est décollé ... Il est prêt à tomber ... Parmi les taches noires que font les insectes morts, une bouge : Une mouche encore vivante, qui fait vibrer ses ailes. Elle fait la même musique que le vent, s'essouffle parfois, fait des poses.

On dirait que la tempête redouble. Le vent s'engouffre dans la cheminée. La porte du poêle laisse échapper une bouffée de fumée verdâtre, nauséabonde ...

_" Pouah ! ... Un temps à ne pas laisser une sorcière dans la rue ! "




La porte s'ouvre. On dirait plutôt qu'elle explose, littéralement, avec un grand bruit. Une bourrasque s'engouffre, tourne dans la pièce, agite les rideaux ... Le papier attrape-mouches a volé au sol. Voilà ma casquette par terre. Il nous faut nous y mettre à deux, qui nous sommes levés précipitamment, pour repousser le battant et tourner le bec-de-cane. Le carillon de la porte tinte longuement.


Mais ce n'est pas une explosion. C'est la Mélie qui est entrée, la Mélie, tout de noir vêtue, comme à son habitude, avec son fichu sur la tête. Elle doit venir de l'école, juste à côté. C'est elle qui fait le ménage dans les classes, une fois par semaine, après la sortie des écoliers. C'est elle aussi qui tient le bureau des autobus, elle enregistre les colis au départ et réceptionne ceux qui arrivent. Elle a couru. Elle est essoufflée. Quel âge a-t-elle, la Mélie ?


_ Autant demander quel est l'âge du pied de tamarin, à côté de la mairie ... On l'a toujours connue, la Mélie ...


Elle a toujours été là ... Et je crois bien qu'elle a toujours eu le même âge. Elle est toute ronde, la Mélie, toute ronde, mais saurait-on dire qu'elle est grosse ? ... Elle avance difficilement, s'essouffle aisément. Ses joues sont aussi rebondies que les flotteurs de chalut que l'on trouve parfois, échoués, sur la plage. Elle est brave. On la respecte, mais on la craint aussi, un peu, et on l'évite : Elle pourrait bien savoir des choses ... On l'appelle la Mélie-aux-Herbes : Elle a des secrets de médecines bizarres qu'elle prépare dans l'ombre de sa cabane. On la voit parfois, par les nuits claires, se promener dans les champs et dans les vignes, sur les grèves encore, le sac et le canif à la main ... On ne peut pas ne pas la reconnaître : Sa démarche chaloupée est à nulle autre pareille ... Les jours de grandes marées, elle part sur son tricycle, déhanchée à gauche, déhanchée à droite. Ayant laissé sa machine au pied d'un buisson, elle va dans des coins dont elle s'efforce de conserver le secret ... Pour gratter les palourdes et on ne sait quoi de plus ... Mais des palourdes, elle en pêche, croyez-moi ... Elle connaît !






Ce n'est pas qu'on en ait peur, non ... On n'en a pas peur : Ses médecines sont bienfaisantes ... Tenez, l'autre semaine, est-ce que ce n'est pas elle qui a sauvé le petit qui avait le croup, chez les Barbier. Le docteur n'est venu qu'après.


La Mélie tend ses deux mains vers le Godin. Elle lui tourne ensuite le dos pour se chauffer les reins. Elle a un de ces postérieur, la Mélie ! Nous avons repris notre partie de cartes. Cela n'empêche pas de jeter un coup d'oeil ... Simplement, on parle plus doucement. Elle n'a rien dit, la Mélie. Elle parle peu ... Ou alors, il faut une occasion peu commune. Elle demande une tasse de Viandox, qu'Aline lui prépare.


Tout à coup, je reste en plan, mes cartes à la main : C'était à moi de jouer, mais les autres sont suspendus comme moi, en attente de quelque chose d'assez extraordinaire. Aline aussi s'est figée.


_ " Vous entendez souffler le vent? Il m'a semblé entendre un chien hurler tout à l'heure ..."


Mais oui, c'est bien vrai, tout à l'heure, un chien a hurlé, longuement ... Il a hurlé de frayeur. Il hurlait à la mort ... C'était entre deux bourrasques. Nous l'avons bien entendu ...


Le bouillon est brûlant, la Mélie se chauffe les paumes à la faïence. Elle s'est assise près du poêle. Elle ôte son fichu. Elle tousse, deux fois, discrètement, puis elle se tourne vers nous ... et elle parle ! Eh oui, elle parle ! De saisissement, nous restons figés.

_ " Vent qui souffle, cravans qui passent, chien qui hurle. Souvenez-vous : Nous sommes le deux décembre !"

Bon Dieu, mais c'est vrai que nous sommes le deux décembre ! Deux décembre ... Deux décembre mille neuf cent vingt quatre ... Le chien qui hurle ! Le vent qui souffle !






Tortecol prend la parole :

_ " C'est le deux décembre mille neuf cent vingt quatre ... C'est ce jour-là que s'est perdu le Port-Calédonia, sur le rocher d'Antioche, sur ce maudit rocher ... Vingt cinq marins péris et le bateau perdu. La mer a rendu les corps, moins deux que l'on n'a jamais retrouvés. Elle a rendu aussi le cadavre du chien du bord ... Quant au bateau, on n'en a rien retrouvé ... Un quatre mâts barque pourtant, avec une coque en acier, mesurant plus de quatre vingt dix mètres de long, jaugeant deux mille deux cent quarante et un tonneaux, portant quatre mille tonnes de nitrate en provenance de Mejillones, au Chili ... On n'a retrouvé qu'une vergue en bois de dix huit mètres de long ... et de la cargaison on n'a vu que quelques sacs de jute, vides, puisque la mer avait dissout le nitrate ..."


_ " Avoir navigué pendant quinze semaines ! Avoir passé le Cap Horn, avoir vaincu le Diable dans le pire des temps ..."


Lequel d'entre nous a poursuivi ?


_ " Dans le pire des temps ... Puisque le navire était parti du Chili au début du mois d'août ... C'est la saison la plus mauvaise au Cap Horn ... L'hiver austral ... Les vagues y sont semblables à des montagnes ! ... Grimper dans la mâture par ce vent, par ce froid, encaisser la pluie, la grêle ... Se geler les mains dans les haubans et sur les vergues, agripper la toile avec ses dents pour ferler les voiles ... Manquer à chaque instant de partir à la mer.


_ "Veiller tout le jour et toute la nuit aux glaces qui dérivent. Et pourtant, il faut bien le passer, le Horn : Un quatre-mâts-barque ne peut pas emprunter le passage par le détroit de Magellan ... Allez donc louvoyer dans tous ces canaux, entre toutes ces falaises, entre toutes ces glaces ... Avec un quatre-mâts barque ! ... Il faut bien vingt ou trente minutes pour un seul virement de bord ... Pensez, trois phares carrés et un phare aurique à l'artimon ! Il avait donc bien fallu passer le Horn ! Tout cela pour se briser sur le rocher d'Antioche, après quinze semaines de mer ... Alors qu'on était si près du port ! "


_ " C'est vraiment manquer de chance ... D'autant qu'à quelques mois près ... Dès mille neuf cent vingt cinq, le feu de la tour d'Antioche était allumé : Plus possible de donner sur les rochers, même pendant la nuit la plus noire. "



                                  *


La Mélie-aux-Herbes reprit la parole. Elle parlait d'une voix sourde mais bien distincte. Elle avait dressé la tête et l'on pouvait penser qu'elle regardait à l'intérieur d'elle-même, les yeux perdus dans un lointain qui ne pouvait se situer que dans un rêve ... Oui, c'est bien cela : Elle se situait au-delà du réel. On le sentait bien ...


_ " En mille neuf cent vingt quatre, je n'étais pas née. Ma soeur l'était, celle qui s'est mariée avec un marin de La Rochelle ... Paix à son âme, elle est morte il y a déjà pas mal d'années ... Et son mari l'avait laissée veuve depuis longtemps ... La mer l'avait pris, lui-aussi. Eh bien savez-vous ce qu'elle racontait ? O ! Elle s'en souvenait très bien de ce naufrage ... Pendant longtemps elle en a fait des cauchemars, la nuit ...


" Tous ces hommes que le vent cueillait dans les vergues pour les jeter dans les brisants ! Tous ces hommes : huit Finlandais, sept Allemands, deux Anglais, un Roumain, un Hollandais, un Hongrois et un Norvégien ... L'après-midi, il en restait encore une quinzaine sur le pont arrière... Les autres, montés dans la mâture, avaient péri dès les dix heures du matin, quand le gréement s'était abattu. Le canot de sauvetage du port de Saint-Denis, ayant réussi à prendre la mer après plusieurs essais était parvenu jusqu'au rocher, mais personne n'avait pu intervenir, tant les brisants étaient forts. Tenter le Diable plus avant eut été inutile et les sauveteurs auraient couru eux-mêmes à une mort certaine ...
A quatre heures de l'après-midi, il ne restait plus que trois hommes à bord du Port-Calédonia, encore l'un d'eux avait-il été rattrapé par ses compagnons au moment où une lame plus forte que les autres l'emportait. C'était pitié de voir cela, grande pitié !



Le canot a pris le chemin du retour, à l'aviron... Le sémaphore indiquera que le dernier marin s'est jeté à la mer à quatre heures et demie : Plus aucun espoir de s'accrocher à l'épave, que chaque vague recouvrait ... Il s'est jeté à la mer et on ne l'a plus jamais revu vivant. Pauvre garçon, il a plongé en tenant la photographie de sa fiancée entre les dents ! Elle a été retrouvée sur une plage de l'île de Ré, près de Sainte-Marie, deux semaines plus tard. C'était celle d'une jolie jeune-femme, et le papier portait des traces très nettes : à l'évidence des traces de dents ... Les dents du marin qui l'avait serrée ... La jeune fille a-t-elle su un jour combien elle avait été aimée ? ... Cinq photographies, en tout, on été retrouvées et remises au Consul de Finlande ... 


Le bateau était Finlandais ... Construit en Écosse, certes, mais immatriculé en Finlande, à Nystad a-t-on dit. Il était affrété par la Compagnie Bordes, de Nantes, qui avait pratiquement le monopole du transport du nitrate du Chili vers la France. Son Commandant était le Capitaine Karlssonn, dont le corps fut l'un des rares que l'on ait cru pouvoir identifier. Mais il vous faut savoir tout de même que ce ne sont pas vingt trois corps qui ont été retrouvés jusqu'à la fin du mois dans les goémons ... On en a retrouvé vingt quatre en fait, si l'on tient compte de celui qui a été découvert le vingt neuf décembre, horriblement mutilé, sur la Basse-Benaie, dans l'île de Ré. Il ne pouvait provenir que du naufrage du Port-Calédonia. On l'a enterré dans le cimetière de Saint-Martin. La mer n'a donc gardé qu'un seul marin ... Va savoir lequel ! ... On a beau avoir la liste des hommes d'équipage, trouvée sur le certificat sanitaire délivré au Chili ..."


                                  *


Nous étions demeurés immobiles, pendant que la Mélie parlait d'une voix monotone et monocorde. C'est vrai que nous avons tous été marqués par le naufrage du Port-Calédonia... Tous ... à Saint-Denis et à La Morlière ... Pensez ... Le naufrage a été signalé par le sémaphore à six heures trente le matin ... Autrement dit, et il faut tenir compte de la saison, dès que les toutes premières clartés ont permis d'apercevoir quelque chose.


Deux décembre ! Jusqu'à seize heures trente, moment où le bateau a disparu, tous les gens des deux villages sont restés en haut de la falaise, priant, espérant, suivant les efforts des canotiers, reprenant espoir à l'arrivée du canot de La Rochelle, un canot à moteur celui-là ... Désespérant lorsqu'il devint évident que personne n'approcherait suffisamment du bateau en perdition ... Douleur de constater que le canot de Chaucre, amené jusqu'à la plage de Saint-Denis grâce à un attelage de chevaux ... Ce canot non plus ne pourrait aller jusqu'à Antioche ... Il ne parvint pas, même, à remonter le vent au-delà de la balise des Palles ... A vrai-dire, il ne parvint pas à sortir du port !


Angoisses des femmes, des soeurs, des fiancées, et des pères et des frères ... Angoisses à chaque coup de roulis un peu fort, à chaque coup de tangage ... et il y en avait de gigantesques ... à chaque instant ! L' instituteur, même, avait conduit ses élèves au bord de la falaise : Dans un semblable drame, on espère, on souffre, on craint ensemble, pour les siens et pour les inconnus dont la perte est de plus en plus évidente ... Pensez donc ! A quatre cent mètres du naufrage, les canotiers de Saint-Denis étaient parvenus ! Ils y étaient à treize heures, et ils avaient réussi à prendre pied sur le rocher. On les voyait très bien, et on voyait très bien aussi les rouleaux qui déferlaient jusqu'à eux ... On voyait très bien que personne ne pouvait avancer plus près ... Quatre cents mètres, vous vous rendez compte ? Quatre cents mètres, qu'est-ce que c'est ?
_ Presque rien ... Suffisamment pour regarder mourir ces hommes sans rien pouvoir faire, les derniers qui n'avaient pas été emportés dès le matin, quand ils étaient dans les vergues et les mâts : A dix heures et quart le grand mât arrière tombe, à dix heure et demie, c'est le grand mât, puis, à dix minutes d'intervalles c'est le mât d'artimon et le mât de misaine. Les gens du village ont vu tout cela, sans rien pouvoir faire, que prier ...



_ " Oui, eh bien moi, je vais vous dire. On en a parlé souvent, ma soeur et moi. Le cadavre du chien du bord, on l'a retrouvé vers le quatre ou le cinq décembre. Eh bien il faut croire ce que je vais vous raconter, parce que c'est ma soeur qui me l'a dit, et ma soeur, elle était assez grande à l'époque pour se souvenir ... Il faut me croire ... "


La Mélie avait changé de voix. Son ton était devenu plus aigü. Appuyée des deux coudes sur la table, nous regardant maintenant droit dans les yeux :


_ " Le chien du bord ... Dans la tempête, ma soeur l'a entendu hurler, hurler à la mort, longuement dans la nuit. Puis le hurlement s'est étranglé tout à coup. Ma soeur n'a jamais su quelle heure il était à ce moment-là, mais elle était sûre d'avoir entendu le chien hurler au moment précis où le Port Calédonia a heurté la roche. Malgré le vent, malgré la tempête ... Et Dieu sait si le vent soufflait ... Dieu sait si la pluie, et même la grêle ... tenez ... comme aujourd'hui ... Et il y avait de l'orage et des éclairs.
Elle se disait sûre que c'était bien avant six heures du matin ..."


"... Eh bien moi, je vais vous dire ce qu'elle m'a raconté, ma soeur. Et il faut le croire ... "


" Cela ne vous semble pas étrange, à vous, qu'un navire qui a été capable de vaincre le Horn vienne se jeter sur le rocher d'Antioche, au petit matin, alors qu'il était si près du port et qu'il aurait pu tout aussi bien rester au large en attendant le jour ? Cela ne vous semble pas étrange, qu'un Capitaine expérimenté, qui vient faire quinze semaines de navigation en descendant les côtes du Chili dans l'océan Pacifique, puis en remontant l'Atlantique tout le long de l'Amérique du Sud ... Vous trouvez cela crédible, vous, lorsqu'on vous raconte que ce superbe voilier est venu donner là, sur ce rocher, au lieu d'attendre le matin pour passer le Pertuis d'Antioche ! Il n'avait pas de pilote à son bord ... Et vous croyez qu'il n'en aurait pas attendu un ? _ Allons donc ! Trop facile ! Il faut trouver d'autres explications ! "




Comme la Mélie se taisait, mystérieuse, l'un de nous lui demanda d'aller plus avant, maintenant qu'elle en avait tant dit ... Mais on craignait quelque peu ... C'était la Mélie-aux-Herbes ! ... Elle prit le temps de boire son bouillon, à petits coups. On n'entendait plus que le coeur de la pendule, qui battait ... Qui battait... nous ne pensions plus à nos cartes.



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_ " Je vais vous dire, moi ... Je vais vous dire. Hein ! ça ne vous semble pas curieux, ce navire que l'on découvre là, subitement, alors que le jour n'est pas encore levé ? ... Et puis le soir, dès qu'il n'y a plus un vivant à bord, tout à coup, le bateau disparaît ... disparaît complètement ... Et l'on ne retrouve que des cadavres, une vergue et cinq photos ! Allons ! ... A qui fera-t-on croire une pareille histoire ? ... Des bateaux, il y en a eu d'autres qui sont venus donner sur le rocher d'Antioche ... Beaucoup d'autres ... Ils n'ont pas disparu comme cela, effacés ... Leurs épaves sont encore là ... Un bateau de plus de quatre vingt dix mètres de long, avec une coque tout en acier ! ... Non, croyez-moi ... Il y a autre chose ... C'est une histoire, une histoire de l'Autre ... Je ne veux pas le nommer, mais vous m'avez bien comprise ... "






_" Eh la ! Comme tu y vas, la mère ! Des histoires du Diable, personne n'y croit plus, aujourd'hui ! "


_ " Ah ! oui ! Vous dites ça ! Eh bien je vais vous raconter, moi, comment cela s'est passé ..


"Tout le monde sait qu'il y a des navires qui ont la poisse ... Et vous le savez bien vous aussi ... Il y en a que le Malin persécute depuis le jour de leur lancement : Ils se couchent sur la rampe au lieu de glisser tout droit à l'eau, ou bien, leur quille ayant glissé convenablement dans la coulisse, ils vont donner sur le quai, sur un navire voisin ... On sait alors, tout de suite, que ces navires-là ont le mauvais oeil : Le Malin les aura un jour, quelles que soient les compétences de leurs capitaines. Il les aura ... Il les attend quelque part, à l'entrée d'un goulet, aux abords d'un récif, en pleine mer, parmi les déferlantes et les tourbillons ... Par temps calme même, parfaitement calme, au hasard d'un incendie.


_ "Le Port-Caledonia a été construit à Glasgow, très axactement, en mille huit cent quatre vingt douze ... On en a lancé, dans ce port écossais, des navires de toutes tailles et de toutes sortes ! La date de sa construction nous est fournie par les papiers du bord, que l'on a retrouvés dans les poches des vêtements, sur les cadavres. C'était donc un bateau qui avait trente deux ans ... Pendant trente deux ans, l'Autre avait attendu, laissant les équipages endormir leurs craintes ... Trente deux ans, Il a attendu ... Mais qu'est-ce que trente deux ans, pour Lui ? ... Pas plus que pour la mer qui ronge la roche à Chassiron.


_ "Vous savez ce que c'est, Méjillones, au Chili? L'instituteur me l'a montré dans son atlas, sur la carte de l'Amérique du sud ... Des déserts, des déserts torrides, secs, au nord du pays, près d'un port qui s'appelle Antofagasta ... Rien que des déserts parmi les plus secs de la terre ... Le Cornu seul peut se promener là-dedans ! Des kilomètres et des kilomètres ... Des centaines de kilomètres de lacs salés, desséchés, de roches éclatées. A l'horizon on voit fumer des volcans, les plus hauts de la planète ...





_ "Les hommes qui travaillent là-bas dans les mines, à gratter les couches de nitrate, se brûlent le visage et les mains. Ils ont le dos pelé par le soleil. Ceux qui ne grattent pas le sol remplissent les sacs. Les autres les chargent sur leur dos pour les conduire aux navires ... C'est cela le nitrate du Chili, que l'on répand dans nos champs pour faire pousser le blé ! ... C'est l'antichambre de l'Enfer, et ces ouvriers sont des damnés ! ... Quand ils meurent, épuisés par le travail et par le soleil, leurs cadavres mêmes se déssèchent et se momifient ... On les retrouve des siècles après ... Le rire de la mort est visible aux bouches de leurs crânes ... La peau se tend sur les os.


_ "Les équipages des navires qui vont là-bas n'éprouvent que la hâte d'en repartir ... Il y faut pourtant bien le temps du chargement ! Il est long, le temps du chargement ... à dos d'hommes ! Bien heureux encore lorsque l'Autre n'en profite pas pour faire éclore une épidémie de variole ou de choléra ... C'est tout ce qui saurait éclore dans ces régions-là !


_ "Bon. Quand il ne vous a pas eu là-bas, il vous attend à Valparaiso ... Valparaiso ... En a-t-on assez rêvé pourtant : La vallée du Paradis ! ... On aurait pu s'y arrêter à l'aller, avant de remonter vers le nord ... Peut-être l'a-t-on fait, pour prendre des vivres, pour faire de l'eau, pour réparer ce qui a pu casser dans le passage du Horn ... Y a-t-on fait escale, avant de redescendre vers le sud ? _ Probable : On ne s'embarque pas pour une si longue navigation ( en plein hiver austral puisqu'on a quitté Méjillones le huit août ) ... On ne s'embarque pas sans faire les pleins, sans charger les rafraîchissements, sans changer les espars et les cordages en mauvais état. A Valparaiso ... C'est bien vrai que les marins se croient au Paradis ! ... Les bistrots louches, les filles faciles ... Vous pensez, un voyage qui dure quinze semaines, on le prépare, on se gorge ! Et c'est là que l'Autre vous attend encore : Un coup de couteau au cours d'une rixe, c'est si vite reçu ! Les fleurs qui s'épanouissent aux alentours de ces ports, c'est tout fleurs vénéneuses : On a sa fiancée, oui. On garde sa photo contre son coeur, oui. Mais il n'empêche : Des voyages de quinze semaines, à s'accrocher aux étais et aux filières pour que les vagues ne vous précipitent pas à la mer ...





_ "Des voyages de quinze semaines à boire son boujaron de tafia dans un poste d'équipage qui empeste le graillon, la sueur et le nitrate ! Des voyages de quinze semaines à dormir dans les hamacs, bien heureux lorsque le roulis et le tangage vous permettent de sommeiller un peu, de récupérer des grandes fatigues ... Des fois douze heures sur le pont, à se battre avec la mer, à se battre avec les voiles, à se battre avec les drisses et les écoutes! Et puis le froid ! ... On sait bien qu'on va le rencontrer, le froid ... On le connaît, mais on ne s'y habitue pas. Comment s'y habituer ? Le froid qui vous coupe le visage, qui vous fige les doigts, qui vous coupe le souffle. Et la veille aux glaces ! ... Ces énormes montagnes de glace qui dérivent ...


_ "Avez-vous jamais entendu raconter les histoires des bateaux qui ont été pris par les glaces ? Vous a-t-on jamais raconté l'errance de ce navire que les marins rencontrent parfois, entre les îles, de Chiloé à la Terre-de-Feu ? Ce navire entièrement pris par la glace, avec ses mâts et ses haubans givrés et, sur la dunette, son Commandant, gelé lui-aussi, debout, et son bras droit est tendu, indiquant la direction d'un horrible danger, on ne sait lequel ... Alors oui, bien sûr, on l'aime, sa fiancée, qui attend, on l'espère, dans les neiges de la Finlande, dans les vallées d'Allemagne ou dans les plaines de la Hongrie ... On ne l' oublie pas...
Comment l'oublierait-on ? On n'a rien d'autre que son souvenir et on n'espère rien d'autre que la revoir ...


_ "Il n'empêche, Valparaiso, c'est aussi les filles, et cela se situe sur un autre plan ... Ce n'est pas la même chose ... Et le Cornu vous attend là-aussi : Combien de fleurs d'amour se sont-elles révélées empoisonnées ? Combien de baisers rageurs ont-ils conduit directement au cimetière, en haut de la colline de Valparaiso ? _ Qu'importe, la mer aussi, la gueuse, elle vous prend, elle vous baise, elle vous tue ... 
Qu'importe ... Il faut bien que l'on vive !


_ "Il vous a raté, le Cornu ? _ Il vous guette un peu plus loin. Il est certain de vous avoir ... En a-t-il eu des navires, des navires entiers, perdus corps et biens, disparus dans les méandres des canaux de Biggle ou de Magellan ! ... Les plus grands cimetières de bateaux du monde ! On en voit encore quelques carcasses, mais la plupart ont disparu, complètement.


( à suivre dès demain )



_ "Allons, le Port-Calédonia ne passera pas par les détroits : Impossible pour un quatre-mâts barque ... Il faudrait être fou : On n'aurait pas les largeurs pour louvoyer ... Et Dieu sait s'il faudrait en tirer, des bords, sous les éboulements des glaciers! Bon ... Le Capitaine Karlssonn fait un pied de nez à l'Autre. ... On passera le Horn !

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