mercredi 29 mai 2019
L'HOMME-ET-D' MIT '
L'HOM'-ET-D'MIT '
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Tout le monde l'appelait " l'Homme-et-d'mit'"... Il avait en effet forte bedaine, arrondie tout comme il faut. Mais ce n'est point tant pour sa bedaine qu'on le nommait ainsi ... C'était plutôt pour son importance dans le pays. Sans aucun doute, il était plus important de moitié que chacun ici. Nul n'aurait pu en douter, au vu de son justaucorps d'écarlate garni de boutons d'or galonné aux manches, de ses hauts-de-chausses de drap, de sa chaîne et de sa montre d'argent, de ses bottines fines et de sa cravate au point d'Angleterre.
" L'Homme-et-d'mit' " était représentant du Baron d'Oleron, Seigneur de la Cailletière. Fier, certes, et dur avec les fermiers. C'était lui qui négociait les baux, estimait les revenus, vérifiait les dûs. Il n'était pas très aimé, ni des sauniers, ni des laboureurs, ni du farinier, pas plus que du fermier du four banal chez lequel la règle voulait que chacun portât son pain à cuire. Après ses mesures et ses calculs, il se trouvait toujours qu'il manquât trois sous, pour le moins, à ce que vous remettiez entre ses mains ... Et les trois sous, il les inscrivait sur son grand livre !
Cette année-là fut particulièrement rude. L'hiver fut si froid que beaucoup y perdirent la vie. Ces messieurs de la garnison du Château d'Oleron firent des distributions de pain ... Le thermomètre marqua vingt trois degrés sous zéro ! La Charente charroya pendant tout le mois de décembre des glaçons si volumineux qu'on craignit pour les navires à l'ancre dans la rade. Puis elle se congela dans le voisinage de son embouchure où elle présentait, au commencement de janvier, une croûte de glace de cinquante six centimètres d'épaisseur. En juin, on se demandait de quoi on vivrait pendant l'année suivante : Les récoltes ne s'annonçaient guère bonnes.
Ce fut précisément à ce moment-là que le Prieur de Saint-Georges de Didonne prétendit faire payer aux Oleronnais les aydes et la taille. "L'Homme-et-d'mit'" vint se faire son porte-parole. On n'osa trop manifester, mais la grogne, si elle fut sourde, n'en fut pas moins violente. Le syndic réunit l'assemblée capitulaire, sur la place de Dolus. L'assemblée désigna " Trois-sous" pour la représenter auprès du roi, afin de rappeler les privilèges que celui-ci leur avaient accordés par l'arrêt privé du vingt cinq mars mille six cent quatre vingt dix sept et de plaider pour que soit maintenue l'exemption des aydes, de la taille et de la gabelle ... Plusieurs fois déjà, au cours des ans, les Intendants, Seigneurs et Prieurs avaient tenté de prélever en Oleron des taxes indues ... On avait toujours su se défendre !
" Trois-sous" était un homme long et sec. Il avait le visage buriné par le vent et le soleil. Il portait des pantalons, lui, et non pas des culottes comme ces messieurs les nobles et les bourgeois. Ses pieds étaient chaussés de sabots de bois garnis de foin. On l'appelait "Trois-sous" parce qu'il avait su, un beau matin, rabattre son caquet à "l'Homme-et-d'mit' " au moment où celui-ci, après avoir fait ses comptes, était venu lui réclamer ... Trois-sous ! ... Maître Barbeau et son fils, le petit " Mille-vices", avaient assisté à la scène, et la Chartrain était là aussi, ainsi que la Martineau ... Ils l'avaient tous vu et tous répété : Quand "l'Homme-et-d'mit" avait réclamé ses trois sous, son débiteur lui avait ... Montré son cul ! ... Les rires avaient été si tonitruants que " l'Homme-et-d'mit' " s'était bien gardé de le rapporter, et que Monsieur le Baron n'en avait rien su. C'est pour cela sans doute que l'assemblée l'avait choisi : Il saurait bien ce qu'il fallait faire ... On lui vota une bourse pour faire le voyage et pour couvrir ses frais. Ah, mais ! Les Oleronnais ont toujours su se défendre... Ce n'était pas encore ce coup-ci qu'on allait se laisser faire !
"Trois-sous", donc, rentre chez lui, tout près de la Vezouzière. Il ordonne de faire son bagage, de panser son cheval. Pendant les préparatifs, il se rend au bourg afin de compléter ses provisions. Il croise le Curé, il le salue, mais comme il n'est pas de ceux qui fréquentent les bureaux de la Fabrique, il ne s'attarde guère. Ses affaires à lui, ne sont pas celles du Curé. Même, chacun le sait, il fréquente la Loge Maçonnique de Dolus. Ses idées sont libertaires et égalitaires ... C'est aussi pourquoi on l'a choisi : Ce qu'il veut, lui, ce n'est pas seulement la conservation des privilèges oleronnais, c'est la suppression complète de la taille, des aydes, de la gabelle, de toutes les taxes, de toutes les obligations, de toutes les corvées ... La Liberté !
II y a foule sur la place. On crie, on s'interpelle, on menace, on appelle, on proteste ... Cancanements, piaillements, parlotes et discours ... Quelques-uns se battent, même. Il y a là des femmes, des hommes, une nuée de gamins et de gamines. Certains, demeurés juchés sur le dos de leur âne, brandissent cannes, bâtons et gourdins. Le doyen de la paroisse, qui a bien plus de quatre vingt ans, arrive en sabots, une fourche à la main, la moustache en bataille. La chienne du boucher a ramassé un coup de pied quelque part : Elle s'enfuit en glapissant, la queue entre les pattes. Son maître l'appelle à grands cris : elle s'est échappée en cassant sa corde et elle a ses chaleurs ... Le petit "Mille-vices" tape à grands coups de cuiller sur un poêlon de cuivre.
"Trois-sous", revêtu de l'autorité que lui donne sa charge nouvelle, monte sur un tonneau. Il demande qu'on lui explique l'affaire.
_ " Que l'on dise ce qui nous vaut ce beau carnage ! "
La mêlée s'éclaircit, chacun se redresse ... On voit alors, sortant de dessous le tas, le justaucorps déchiré et les boutons arrachés, .. Qui ? _ " L'Homme-et-d'mit' " en personne. La frayeur le rend blafard, mais son visage ne tarde pas à s'empourprer de colère .
_ " Je vais rendre compte à Monsieur le Baron. Il se plaindra au Gouverneur, et vous verrez si les geôles de la Citadelle sont confortables ! Messieurs les révoltés et leurs dames verront bien si les gardes du Roi portent des gants de velours, quand ils surveillent les déblais et les charrois de pierres pour les fortifications ! Aux galères, les meneurs et les batailleurs ! "
_ " Me dira-t-on enfin de quoi il s'agit ? "
Ce fut Geneviève qui répondit. Sans doute elle s'était bien battue : Son corsage était en piteux état, le sein gauche paraissant tout entier, malgré le tablier qu'elle essayait en vain de maintenir sur sa poitrine. Elle prit une longue inspiration, elle dit :
_ " Je vais vous raconter ..."
Tout un chacun faisait silence, "Trois-sous" était attentif, ayant réussi, malgré la tourmente, à maintenir son chapeau à sa place ... Un chapeau de paille à larges bords qu'il ne quittait, disait-on, que pour aller se coucher ... "Mille-vices" reçut une calotte, il détala en hurlant vers le chemin de Boyardville. Tous les gamins et les gamines le suivirent.
_" Voilà ... J'allais au moulin ... Celui qui se trouve entre le bourg et la Cailletière, sur le grand chemin. Je marchais à pied car mon âne était chargé de deux sacs de blé. C'était pour faire moudre le blé. Maître François, le farinier, était sur le seuil du moulin. Arrive Auguste, que l'on appelle " Quatre-oeils", parce qu'il n'en a plus qu'un, ayant laissé l'autre sur un navire du roi qui s'en allait dans les pays du Diable ...
_ " Au fait, Madame, au fait ! "
_ " J'y viens au fait ... J'y viens ! Arrive "Quatre-oeils", qui est le cousin de ma belle soeur Émilie. Bon, bon ... J'y viens, j'y viens ... Il y avait aussi la " Marie-Galette " et son frère, le gros Bouchu ... Et puis voilà que viennent des hommes avec des chevaux ... Toute une troupe d'hommes avec des chevaux. Ils étaient à pied et tenaient leurs bêtes au licou. Tous trassonneurs et charroyeurs ordinaires du sol de la Paroisse de Dolus, requis par le Baron pour effectuer le transport de son blé de sa maison de la Cailletière en celle de Maître Jean Maton, son procureur fiscal. Parmi eux se trouvait le fils de Robert Gabou, l'un des trassonneurs, un gamin de dix ou onze ans ... Même qu' il n'a plus de père ... Le pauvre, il est mort l'hiver dernier alors qu'il faisait si froid, le même jour que l'Antoine Baudureau, mon voisin ..."
- " Au fait, madame, au fait ' "
On entendit à ce moment-là un grand cri : Le boucher revenait, toujours courant après sa chienne, laquelle avait trouvé compagnie, le chien du curé la suivant, la langue pendante, puis encore le chien du tonnelier, et encore celui du forgeron ...
_" Arrêtez la : Elle a ses chaleurs ! "
_ " Qu'est-ce que vous dites ? " Hurla Geneviève dont le visage s'était empourpré.
_ " Au fait, Madame, au fait ! "
Mais Geneviève allait s'étrangler de fureur, ce fut la " Marie-Galette qui reprit :
_ " Oui, eh bien c'est vrai, quoi ! Tous ces trassonneurs et ces charroyeurs étaient là, sur le chemin. Il y avait ce pauvre gamin, le fils de Robert Gabou qui menait trois chevaux au licou ... Trois chevaux à la fois, pour un si petit gamin ! ... Ce qui devait arriver est arrivé ! Juste au pied du moulin, l'un des chevaux se cabre, il fait un écart ... Le cheval rencontre une des verges du moulin, elle se brise sous le choc. Bon, le farinier a plutôt gardé son calme ... Mais c'est " l'Homme-et-d'mit' ", avec son beau justaucorps garni d'écarlate aux boutons d'or, sa montre en argent et ses bottes fines ... Il s'est mis à crier, à hurler, à tempêter, disant que le moulin appartient à Monsieur le baron, que le farinier n'en est que le fermier, que c'était à lui qu'on allait avoir à faire, vu qu'il représente les intérêts de Monsieur le Baron, Seigneur de la Cailletière ... Il s'en est pris à la mère du petit, laquelle était accourue pour voir ce qui se passait ... Il prétendait lui faire payer, pour les dégâts causés au moulin, pour les frais et les dépens, plus de cent livres tournois et louis d'argent et deniers ! Criant de plus en plus fort, il voulait traîner la mère et l'enfant jusqu'à Painturbat, devant Messire Louis Le Magnan, Seigneur de Painturbat, du Chastellier et autres places ... "
_ " Qu'est-ce encore que ceci ? Va-t-on nous laisser en finir ? "
C'était à nouveau la chienne du boucher. Elle filait entre les jambes de tout ce monde qui était là, et quinze chiens derrière elle, de toutes tailles et de tous poils, de toutes couleurs aussi, chacun tirant la langue, bavant et s'égosillant. Le boucher, qui venait loin derrière, s'égosillait aussi :
_ " Attrapez la, vous dis-je ... Elle a ses chaleurs ! "
Cette fois-ci, personne ne se formalisa. Il n'y avait que le curé, sourd un peu, qui demandait autour de lui :
_ " Qu'est-ce qui lui arrive ?"
Tout le monde éclata de rire. C'était un rire tellement immense, tellement gargantuesque que "l'Homme-et-d'mit' " lui-même manqua s'en étouffer. La Geneviève reprit la parole :
_ " Vous pensez que l'on pouvait laisser faire ça, nous ? C'était une injustice sans pareille ... Le petit, il n'avait pris les chevaux au licol que parce qu'on le lui avait demandé. Pourquoi essayer de rendre responsable sa maman ? La pauvre, depuis la mort de son mari, c'est tout juste si elle a de quoi se nourrir ! On ne pouvait pas laisser faire ça ! Alors, nous étions, lorsque vous êtes arrivé, en train de lui expliquer tout ce qu'on en pensait, à Monsieur " L'Homme-et-d'mit' "... C'était juste ce qu'on était en train de faire, lorsque vous êtes arrivé, Monsieur "Trois- sous"...
C'est qu'elle lui donnait du Monsieur, la Geneviève, maintenant qu'il était chargé de mission !
"L'Homme-et-d'mit'" ... Deux gaillards le maintenaient à grand peine, en le tenant par les bras. Deux autres maintenaient les ménagères à distance, qui l'auraient bien étripé. Une troisième proposait de lui arracher les yeux ... On n'y allait pas de main-morte ! "
_" Bon, du calme ... Cela suffit ! ... Monsieur "l'Homme-et-d'mit'", l'heure n'est plus aux taxes, aux impôts, à la taille, aux aydes et à la gabelle. C'est l'ère de la Liberté qui commence aujourd'hui. Nous entrons aujourd'hui dans l'ère de la Liberté, de l'Égalité, de la Fraternité ... Et la Fraternité, elle commande de ne pas accabler injustement ceux qui sont dans la misère ...
" Nous entrons aujourd'hui dans l'ère de la Justice ... Et la Justice, elle commande de ne pas condamner un pauvre enfant qui n'a pas demandé à faire ce qu'on lui a fait faire ... La Justice, elle demande que la mère de cet enfant soit laissée en paix. Elle est encore moins responsable de ce qui s'est passé. Monsieur "l'Homme-et-d'mit'", est-ce que vous ne ramassez pas assez de sous pour réparer les ailes du moulin ? " Allez-vous cesser d'affamer les pauvres diables qui n'ont pas de quoi payer la cuisson de leur pain au four du Baron ? "
_ " Au pilori, criait la foule ! "
On mena l'"Homme-et-d'mit'" au pilori. Quand il fut là, la tête et les deux poignets coincés sous la planche, on l'arrosa de quolibets ... Et de bien d'autres choses encore, que je ne saurais nommer ... Monsieur le Curé se tenait dans un coin, s'essuyant le front dans un large mouchoir :
_ " Demain ... Quand le Baron saura ça ! "
Personne ne l'entendit, car le hurlement du boucher couvrit tout le bruit :
_" Tonnerre ... Une si belle chienne de race ... Il l'a eue !"
... Il l'avait eue ... C'était le chien de Raboliot, le braconnier, qui avait gagné ... Un affreux bâtard aux courtes pattes et au poil hérissé ...
_ " Hé ! Laissez-les donc ... C'est aujourd'hui jour de Liberté !
Et puis, de toute façon, le lendemain, Monsieur le Baron ne dirait rien ... Monsieur le Baron avait d'autres choses à faire ... Est-ce qu'il sut, même, comment son représentant avait été bafoué par les gens de Dolus ? .
Tout cela s'était passé le treize juillet mille sept cent quatre vingt neuf .... Le lendemain, c'était le quatorze juillet, les Parisiens prenaient la Bastille ... La Révolution était commencée ! On l'apprit en Oleron grâce à l'arrivée d'un pigeon voyageur au pigeonnier du Prieuré de La Perroche.. On sortit les fourches. Peut-être bien, même, qu'on roula quelques canons jusqu'aux bourgs et aux villages ... On alluma des feux de joie sur les places publiques, on planta des arbres de la liberté, on brandit des drapeaux et des étendards. Oleron fut rebaptisée l'Ile de la Liberté ... Pas moins !
Monsieur le Baron, Seigneur de la Cailletière, brûlant les étapes, sur le dos de son destrier, galopait à fond de train vers on ne sait où, Monsieur le Curé en faisait autant, mais il partait à pied, lui, en direction de l'Espagne ... On avait oublié l'"Homme-et-d'mit' " à son carcan. Ce fut Marie-Galette qui y pensa ...
_ " Et qu'est-ce qu'on lui fait, à cette moitié d'homme ? " demanda " Trois-sous", à nouveau grimpé sur son tonneau puisque les événements rendaient sa mission inutile et caduque ... " Qu'est-ce qu'on lui fait ? "
Toute la population de Dolus s'était retournée:
_ " On lui montre son cul ! "
Voyez le spectacle ! ... Les hommes baissaient leurs braies, les femmes levaient leurs jupes et leurs jupons, " Mille-Vices " et tous ses copains en firent autant. Culs nus, dentelles au petit point, culottes fendues, caleçons de toile de lin ... Jusqu'au farinier, qui se trouvait là et qui montrait ses larges fesses.
_ " Tiens, l'Homme-et-d'mit' ", et c'est gratuit... On ne te demandera pas trois sous !
Il y avait deux mille sept cent cinquante habitants dans la Paroisse ... Deux mille sept cent quarante huit si l'on décompte le Baron et le Curé ... Les deux mille sept cent quarante huit habitants réunis sur la place ( On avait traîné jusque là les invalides et les vieillards ... Tout le monde vota, même les nourrissons je crois bien ... ) Par acclamations, la population tout entière accepta la proposition faite par " Trois-sous " : La ville du Château était devenue la Commune de l'Égalité, celle de Saint-Pierre était devenue la Fraternité, à Saint-Georges, on avait choisi pour nom l' Unité, à Saint-Denis la Réunion, et à Saint Trojan la Montagne ... A Dolus, aussitôt proclamée, la Commune prit le nom de "Commune des Sans-Culottes !"
_ N'était-ce pas justifié ?
_ "Et le condamné ? "
_ " On l'a libéré de son carcan, bien sûr : Il avait juré tout ce qu'on avait voulu. Il faut reconnaître qu'il tint parole : On le retrouve quelque temps après. Il est devenu le meilleur ami du nouveau curé ... Celui qui avait épousé la Citoyenne Marguerite Guinot, sa servante...
Une ancienne marchande de sardines ... Celui qui devint le papa d'un petit garçon prénommé Guillaume-Cyprès ... L'"Homme-et-d'mit' ", devenu pour tout et un chacun l'"Homme-à-d'mit' " se parait du titre de " Sans-Culottes, Sergent dans la Garde Nationale de la Commune des Sans-Culottes, Ile de la liberté, ci-devant Dolus, Ile d'Oleron " Pierre Delacoste Dulac, prétendu Curé, se parait du même titre !
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Liberté, égalité, justice, fraternité, à re-conquérir sans cesse.
RépondreSupprimerJe suis heureux de vous retrouver !
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