"Il faut savoir un métier ; c'est évident. Le manoeuvre qui ne sait qu'offrir ses muscles pour soulever, porter, pousser n'importe quoi, est esclave par cela même. J'ai connu un habile cordonnier, artiste dans la chaussure de femme ; il était ivrogne bambocheur et voyageur ; cela ne l'empêchait pas de trouver du travail dès qu'il le voulait, et bien payé. Les électriciens sont puissants justement parce qu'ils savent un métier difficile. Donc, organisons l'apprentissage. Mais n'allons pas confondre l'apprentissage et l'instruction."
"L'apprentissage est une vieille chose, qui s'accordait très bien avec l'esclavage. Les esclaves, à Rome, savaient chacun un métier ; quelques uns étaient maîtres de grammaire ; d'autres savaient la musique. Mais il y a savoir et savoir. L'abeille sait très bien construire des cellules hexagonales ; l'araignée des jardins est un prodigieux ingénieur pour tendre ses fils d'un arbre à l'autre ; les castors font très bien une digue. Étrange savoir ! Savoir qui est dans les pieds, dans les mains, partout, excepté dans la tête. Savoir de somnambule, savoir animal, savoir qui n'éclaire point."
"Comment comprendre ce que c 'est que ce savoir d'abeille ? C'est pourtant un fait. Un artisan sait des choses merveilleuses dans son métier. Le menuisier reconnaît les bois, mesure les angles, et sait si la colle se refroidit ; un forgeron vous fabrique une épée qui vaut les fameuses lames de Tolède. Le paysan interroge le ciel et prévoit la pluie. Il n'est pas d'homme cultivé qui ne trouve à s'instruire dans la compagnie des praticiens. Malgré tout, c'est l'homme cultivé qui juge, qui invente, qui critique, qui a l'esprit libre ; eux, non. En vérité, leur métier est une chaîne de plus."
..." Qu'est ce donc que savoir pour soi ? Je réponds : C'est savoir tout. Je n'entends pas par là une vague science, toute en paroles ; non, mais tout au contraire la science précise d'une chose, qui rattache cette chose à tout le reste..."
..."C'est pourtant par la contemplation que l'homme est homme et il faut bien, contre le proverbe, que le cordonnier juge au-delà de son cuir. Ou bien alors, laissons dormir la ruche ; laissons dormir les hommes-abeilles. Que les ingénieux métiers ronflent, et tissent une royale tunique pour Néron."
(Alain - Propos 88- Éditions de la Pléïade, P. 116)
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