LES CAP-
HORNIERS
SPÉCIAL 1er JANVIER ! à Monique Helfritch
Tu ne
sais pas si tu te réveilles, si tu t’endors, si tu es malade, si tu es en train
de mourir ... Tu ignores où tu es. Tu n’as même pas la volonté nécessaire pour
te demander où tu es. En fait, tu n’es pas. Un vague brouillard, seul, existe.
Ce n’est même pas un brouillard, c’est un entrelacs de tourbillons, de fumées,
de liquides, de torons, un écheveau, une pelote de sensations nauséeuses,
d’odeurs de mort. On ne démêle pas un tel ensemble. On ne distingue pas entre
les mouvements, les ombres, les bruits, les sensations, les écœurements, les
odeurs, les frayeurs. De tous côtés, craquements, couinements, sifflements,
claquements et une mélasse de voix incompréhensibles, qui gargouillent, qui
s’étalent comme de l’huile sale. De temps à autre, une vrille perce les
tympans. Douleur dans la nuque, sourde, lancinante. Est-ce bien moi qui râle ?
Ouvrir les yeux ! J’ai déjà essayé. Je ne sais ce qui m’environne, mais sombre,
cela tourne, tourne à grande vitesse autour de moi. Est-il bien vrai que je
tombe, tombe, tombe ? Je n’arrête pas de tomber, tomber, jusqu’à vomir ! J’ai
dans la bouche autant d’amertume que si j’avais dévoré hier au soir, toute
crue, une morue séchée et salée. Série de cahots : Cabriolet, fiacre lancé au
grand galop et les essieux qui cassent d’un seul coup, tous à la fois. Les
chevaux se cabrent, hennissent, chambardement, chocs, bruits !
Bon
Dieu ! Ce roulis, ce tangage, ce clapot, ces sifflements, ces couinements, ces
voix !
Ouvrir
les yeux ! Les ouvrir !
Cette
ombre, cette odeur de coaltar, cette puanteur de mort ! Ce carré de lumière
taillé dans le bois, au-dessus de moi. Ce plancher de bois sous mon dos ! Ce
type, qui hurle à la manoeuvre ... Bon Dieu ! Fermer les yeux !
*
Soleil.
Grand soleil du moid d’août. Les pieds dans la saumure, nus, qui brûlent. Les
mains qui manient le râteau. Le torse nu mais la tiédeur de la ceinture de
flanelle. Les pantalons coupés aux genoux. Les oiseaux, mouettes, goélands,
alouettes et cormorans. Miroirs éblouissants des marais. Fleur de sel. Tas
pointus, pyramides de sel. Cristaux du sel, dont les éclats brûlent les yeux.
Poids du sel, que l’on charge à la pelle dans les paniers. Poids des jours.
Brûlure des jours. Patience de l’âne qui porte les paniers, patience
désespérée. La gabare charge le sel. le voilier attend. Il va partir dès qu’il
sera chargé. Envie de départ ...
Et
puis, le soir, avec la brûlure des reins, la brûlure du dos, la brûlure des
mains, la brûlure des pieds, la brûlure de l’âme, la brûlure de la gorge.
Cabaret. Alcool, alcool !Moiteur. Chaleur des hommes, chaleur des voix. Musique
...
-” Je
paie encore un verre ! “
Qui
parle ? Qui verse, encore et encore ?
-”Raconte,
mon gars, raconte. Dis les jours entiers, dès le premier rayon du soleil, les
pieds nus dans l’eau, dans la saumure,les mains dans le sel, le dos au soleil !
Dis les commandements du père, les reproches de la mère, les cals de tes deux
mains, la sueur au creux de l’aisselle, la sueur au creux de l’aine. Dis les
courbatures de tes reins. Dis la Jeannette qui t’a refusé la danse, samedi
passé. Dis tes envies. Dis tes désirs ...
-”Allez,
bois encore. Tu vas voir, cela va passer !”
À qui
as-tu parlé ? Qui était-ce, celui dont la voix murmurait, égale ? Tu crois
vraiment qu’il t’écoutait ? Sensation à nulle autre pareille, glisser, glisser,
sans heurt, glisser. C’était comme dans tes rêves, comme dans tes rêves de
gosse ... À droite, à gauche, il y a d’autres marsouins, semblables à celui qui
t’emporte, les mêmes, absolument les mêmes ...
Dos
bleus, ventres argentés. Ils chantent, ils rient, ils t’emportent. Nous allons
vers le large ! Nous filons sans autre bruit qu’un léger clapot que viennent
déchirer des éclats de rire ! Bon Dieu ! Je me suis fait avoir !
j’étais
pourtant prévenu :
-”Prends
garde : C’est dans le fond le plus sombre des cabarets qu’ls t’attendent. Ils
te feront causer. Ils te feront boire. Ils t’endormiront de belles paroles. Ils
te feront déverser ton mal de vivre. Tu ne sauras jamais exactement comment tu
es arrivé là, mais tu te retrouveras avec une monstrueuse gueule de bois. Trop
tard ! On t’a embarqué sur un navire. Il a hissé les voiles depuis des heures
et des heures déjà. Tu te réveilles et tu te demandes où tu es. Trop tard ! Les
recruteurs avaient besoin de compléter l’équipage ...
-”
C’est ainsi que j’en ai pris pour des mois et des mois, des années et des
années, moi qui n’avais jamais été marin, moi qui n’avais jamais été que
saunier. C’est ainsi que j’ai commencé à compter les vagues, à compter les
jours, à compter les nuits, à entendre compter les brasses, compter les nœuds,
les milles ... à entendre compter les heures, là-haut sur la dunette, chaque
fois que le matelot de quart retournait le sablier.
-”
Hé, d’en haut !”
Le
bosco m’a appris à grimper dans les vergues, à crocher dans la toile lourde
pour ferler les voiles, lorsque le vent devient trop fort. Si tu veux ta
portion de lard, ta gamelle de choux salés, si tu veux ton quart de vin rouge
et, de temps à autre, après l’effort, ton boujaron de tafia !
-”À
ferler le perroquet !”
J’ai
ferlé le perroquet. Et mon matelot, celui qui partageait mon hamac, car nous
faisions couchette chaude, toutes les huit heures, l’un appartenant à la bordée
de tribord, l’autre à la bordée de babord ...Mon matelot est tombé, la nuit
venue, de la vergue sur laquelle il était perché. Il pleuvait, la toile était
lourde, si lourde ! Il mordait dans la toile, il y plantait ses ongle pour la
tirer ... Un grand coup de vent, la toile qui enfle tout à coup, qui se
remplit, qui claque ! On dirait un coup de canon ! Un cri, un hurlement, un cri
qui monte, s’effile puis se tait. Lorsqu’il se tait, c’est encore pire. Le vent
maintenant, et les vagues.
Et
toi, tu ne peux pas lâcher ce que tu fais. Il te faut bien continuer : -”O
hisse !” Tu tires sur l’écoute, parce qu’il faut bien continuer à tirer !
_” Un
homme à la mer !”
Va
donc ! tires sur l’écoute, avec ceux de ta bordée. Le navire a pris de la gîte
sur babord. Il court sur une route toute droite, éclairée par la pleine lune.
Va donc, ton matelot, il est péri en mer ! Qu’aurais-tu voulu que l’on fît, de
nuit, en pleine mer, alors qu’on filait dix nœuds par vent arrière !
*
Le
père court après la vache égarée dans le pré du voisin. La mère tire tire l’eau
du puits et la chaîne grince, la poulie grince et le seau tinte sur la pierre.
L’alouette monte droit sur son fil, à la verticale, et chante, chante ! Les
chardons sont fleuris sur les bosses des marais, violets. Les hautes moutardes
sauvages sont nimbées de jaune d’or. L’eau de mer entre lentement par le
ruisson, se chauffe au soleil d’été. Méandre après méandre, l’eau devient plus
chaude, plus dense, plus chargée de sel encore. Saumure sur les berges. Fleur
de sel. Sel si blanc qu’il en devient rose. L’âne brait. Il attend, les quatre
pieds jonts, résigné.
*
Tu ne
demandes même plus que jour on est. Tu ne sais pas très bien où tu vas.
Certains ont dit qu’on se dirigeait vers les îles, les îles, de l’autre côté de
l’Amérique. Avant, on touchera à Rio, en Argentine. Tu ne connais rien de Rio,
mais c’est peut-ête bien le Paradis ? Les autres te l’ont dit : Il y a des
filles à la peau cuivrée, lisse, des filles et des bars. Des filles douces à
ceux qui ont tant besoin d’amour ! A Rio, on trouvera des fruits de toutes
sortes, du vin, de l’eau fraîche. Enfin, on se lavera ! La peau est sèche et
tout à la fois poisseuse, crevassée, tendue, sale ! Tout pue sur un bateau. Dans
le poste d’équipage, pour dormir, il faut avoir vidé son boujaron de tafia,
autrement, tu vas rester à rêvasser, le hamac se balançant de gauche à droite,
le navire enfournant tout à coup, se cabrant, faisant un tintamarre, une
fanfare d’apocalypse ! Gueule de bois, les reins fourbus, plus de peau sur les
doigts et tu as les gencives qui saignent, les dents qui se déchaussent. On te
fait boire du jus de citron tiré d’un tonneau : C’est tout ce qu’on a pour se
protéger du scorbut. Il y a des charançons dans les pois.
Le
vent est bon. Le ciel est bleu. La mer estt calme. Tu crois au repos ? - Va
donc, là encore !
-”À
briquer le pont, la bordée de babord !”
Briquer
le pont ! C’est en effet avec une brique que l’on frotte les planches, jusqu’à
ce que les fibres du bois blanchissent, après, on passe le faubert, et puis on
arrose à grande eau. Tu balances le seau par-dessus bord en te penchant au
bastingage. Il faut attraper le coup. Ton seau doit se remplir au premier
essai. Tu balances ton bout, le seau attaque la mer dans le courant de l’erre.
Lorsque tu ne sais pas faire, les autres se foutent de toi. Tu remontes ton
seau vide ou, si tu n’as pas pris garde suffisamment, la mer te l’arrache ...
Quinze
sous retenus sur ta paie, à l’arrivée !
-” À
grimper dans la hune !”
C’est
à toi que le bosco s’adresse. Tu en as fait, des progrès, depuis le jour où tu
t’es retrouvé à bord ! Tu grimpes comme un singe, par les échelles et par les
haubans. La hune, le nid du corbeau ! Veille ! Gare aux brisants. Et crie, crie
de toutes tes forces, crie de tous tes poumons, lorsque tu apercevras la
terre.
-”Tu
verras, c’est d’abord comme un léger nuage bleuté qui s’étirerait à l‘endroit
où la mer rencontre le ciel. Attends un peu, parce qu’il arrive que l’on se
trompe. On a tant espéré !
Lorsque
tu verras onduler les collines, lorsque le bleu virera lentement au vert, alos
tu pourras crier :
-”Terre
! Terre, droit devant !”
Et
tout l’équipage va crier après toi, chacun de toute la force de ses poumons,
officiers et matelots :
-”Terre
! Terre, droit devant !”
-”
Hourra !” Et le Commandant fera distribuer la double.
*
Rio !
Rio de Janeiro ! Des hangars gris, des immeubles blancs, des arbres dont on
ignore jusqu’au nom. D’autres hommes, qui grouillent sur les quais et
s’activent, roulant des barriques, traînant des chariots, portant des paquets,
charriant des sacs et des ballots. Des chevaux sont là, tirant des fardiers,
des billes de bois. Des wagons roulent sur des voies d’acier. Nous sommes en
plein été. Il fait chaud, très chaud !
Les
fumées montent droites dans le ciel, l’air est tout vibrant de chaleur. Dans
les mâts, les pavillons montent et descendent, l’un pour demander la douane,
l’autre le service de santé. À grand bruit, la chaîne file dans l’écubier et
l’ancre tombe dans l’eau sale. On mouille dans la rade. Nous n’aurons pas
l’autorisation de descendre à terre : Un homme manque à l’appel, il suffit
d’examiner le rôle d’équipage. Qui peut prouver qu’il n’est pas mort de la
variole ou de la peste ? Quarantaine ! Quarante jours, quarante nuits ... Les
autorités nous font mouiller dans l’avant-port. Quarante jours à crever de
chaleur ! Quarante nuits à écouter tous les bruits !
-”Quelqu’un
rit, par là-bas . Qui appelle ? Entends-tu ces hurlements ? Qui est-ce que l’on
égorge ? Musique d’un cabaret sur le quai. Portes qui claquent. Voix ! Voix de
femmes. Il y a à Rio des femmes à la peau dorée, lisse et douce. Un chien hurle
à la mort. O ! Ces chiens qui traînent sur le port, efflanqués, galeux ...
Écoute, c’est un coup de feu !
Le
jour, les chalands approchent. Ils naviguent de travers, lourdement chargés.
-”À
virer !”
On
vire au palan, on charge des sacs, des tonneaux de farine, des tonneaux de
lard, des tonneaux de vin, des espars pour remplacer ceux que les vents ont
brisés. On hisse des paniers de fruits, que l’on vide dès qu’ils arrivent au
niveau des bastingages. On les redescend après y avoir placé des pièces de
monnaie.
Des
pièces, nous en jetons aussi dans l’eau, par-dessus bord. Des pièces d’un sou,
percées en leur centre. Les gamins qui traînent là dans des barcasses plongent.
Ils les récupèrent avant qu’elles n’aient plongé dans les profondeurs. Nous
applaudissons leurs exploits.
Un
canot s’approche à l’aviron. Il y a huit rameurs. À l’avant se tient un
officier de santé, tout vétu de blanc. Les marins chantent pour s’encourager à
la nage. Le canot repart à la même allure, un quart d’heure plus tard. Les
marins chantent encore, plus doucement. Enveloppé dans un sac de toile, ils
emportent le corps d’un gabier de misaine, mort dans une rixe la veille au
soir, une lame plantée dans le cœur. Jamais on ne saura qui a porté le coup.
-”Ah
! Que cesse l’escale !”
Dormir,
briquer le pont, vérifier les voiles, recoudre ... L’aiguille et la paumelle
pour réparer la toile. On n’a plus d’ampoules aux mains, même pas de plaies :
Les cals forment croûte ! Cet air empuanti dans les cales ! Ces cris, ces
disputes, ces bagarres ! Ces désirs et ces envies que l’on ne peut satisfaire !
Soif ! Pourtant, on a de l’eau fraîche , des fruits, de la viande.
Trois
d’entre nous se sont laissés glisser le long de la chaîne. Ils ont gagné le
quai à la nage. Les policiers les guettaient. On ne les a pas revus !
*
Tu
sais, le soir, quand il fait beau, on sort de la maison. On a le ventre garni
de soupe. On a bu le vin de ses vignes. On s’est lavé à la pompe, le torse nu,
à grande eau ...On marche sur le chemin. On gagne les prés, juste en bordure du
marais. La forêt de pins, toute proche, s’étire. Elle mêle à l’odeur d’iode du
marais l’odeur de térébenthine de son bois.
Les
oiseaux pépient quelque part, non loin. La vase des marais, cela ne sent pas
mauvais, cela ne fermente pas. C’est gris, et c’est argenté. Les vannes sont
fermées. Tout semble dormir. En fait, rien ne dort. L’eau chauffe, retenue dans
les rectangles de ce quadrillage dessiné par les diguettes, sans cesse relevées
par des générations et des générations de sauniers.On ne s’en rend pas compte,
mais les eaux, d’un bassin à l’autre, deviennent plus denses, plus épaisses,
changent de couleur et, finalement, le sel flotte à la surface. Il fait
croûte.
Deux
courlis passent en sifflant longuement, sur deux tons. L’éclusier tourne la manivelle
d’une crémaillère qui grince. L’étoile du Berger s’allume, toujours la
première. On entend s’entrechoquer les harnais d’un cheval qui rentre à son
écurie... Entends-tu au loin, la cloche de l’église ? La nature tout entière
n’est qu’attente et prière.
*
Nous
attendons le vent. Nous n’attendons plus que le vent. Quitter enfin la torpeur
de cette rade ! Le vent devrait être là déjà. Nos voiles s’empliront et nous
descendrons le long des côtes argentines, jusqu’au Cap des Onze Mille Vierges
et, si nous ne pouvons embouquer le canal de Magellan, nous irons passer le
Horn dans les vents hurlants. Les vagues du Horn ! Montagnes de rage et d’écume
! La marmite du Diable bouillonnant ! Les anciens disent les grands albatros à
l’oeil mauvais, suivant le navire au ras des flots. Ils disent la peur,
l’épuisement, la douleur, le mal aux tripes, la gorge qui se serre, les crampes
dans les bras et dans les jambes, le froid, l’angoisse qui redouble lorsqu’il
faut grimper dans la mâture. Le vaisseau se couche sur le flanc, les vagues
montent plus haut que la corne du grand mât. Ne pas regarder en bas ! Ne jamais
regarder en bas, si tu ne veux pas te laisser prendre par le vertige ! Tu sais,
dans une saute de vent, le navire se cabre, s’ébroue. On dirait qu’il va se
briser. Il saute. Et puis il plonge ! Il plonge dans des creux de plus de dix
mètres !
En
finira-t-il, de plonger ? Plongera-t-on jusqu’au centre de la terre ? Jusqu’en
Enfer ? Et toi, il faut que tu prennes pied sur la vergue, que tu te cramponnes
comme tu le peux dans les filières ...
-” À
carguer nom de Dieu ! À carguer les huniers,
Grouille
! “
Et tu
te bats. Tu te bats avec le Diable. Pourvu que les jurons du Maître d’équipage
n’aillent pas nous porter la poisse ! Tu te bats avc les poings, avec les
doigts, les ongles et les dents.
-”
Croche “ ! La poitrine appuyée sur la filière tendue, saisis la toile. Elle
bat, elle glisse, elle s’arrache, elle claque. Cent mille Diables sont dedans.
Croche et ramène à toi. Amarre ! Eh ! Mon Dieu, ce navire qui se dresse, ce mât
qui s’agite... Tu montes, tu montes ! La vague monte aussi. Montera-t-elle
jusqu’à toi ? Oui, elle est montée jusqu’à toi. Elle explose et tu en prends
plein la gueule. L’eau ruisselle dans ton cou et dans ton dos. Vas-tu être noyé
en haut du mât ? Tout bascule à nouveau, dans l’autre sens. Tout descend,
descend, descend. Ne pas regarder en bas ! Tu n’as pas pu t’en empêcher ? -
As-tu vu les torrents qui recouvrent le pont ? On ne voit plus rien. On
n’entend plus rien ! Trop de rage, trop de colère, trop de bruit, trop de
fatigue et le cœur qui te remonte jusqu’à la gorge. Vas-tu lâcher ? Tout près
de toi, des hommes ont lâché. Qui était-ce ? - Trois hommes. Ils ont dû crier,
mais on ne les entendait pas, dans la tourmente. Ils sont tombés ensemble. Le
Diable les a saisis et plongés dans son chaudron.
-” Le
Horn, c’est cela, pendant des jours et des jours. On a le vent contraire. On
serre au plus près. Les courants sont contraires aussi, ils te ramènent en
arrière. Souvent, tu es obligé de mettre en fuite et tu perds en deux heures ce
que tu avais gagné en trois jours. Le Horn, peut-être bien que tu ne
l’apercevra même pas. La saison s’achève, les tempêtes se font plus rudes et
plus fréquentes. Il arrive que l’on passe sans rien voir, sans voir un seul
rocher. On passe au large.
Veille
aux glaces !
Ces
parages ont englouti plus de bateaux que tout autre lieu dans les mers du monde
!
-”Allez,
garçons, à vérifier les arrimages., dans les cales et dans les batteries. Cela
va secouer ! Vous n’avez jamais vu un canon briser ses bragues, rouler en tous
sens comme une bête folle, d’un bout à l’autre de la batterie, fauchant les
hommes, défonçant la muraille, brisant les pièces ? Nous avons trente pièces de
vingt quatre à notre bord. Veillez aux bragues ! C’est à vos vies qu’il vous
faut songer ! Dans les cales, veille aux pièce d’eau douce, aux pièces de vin
... Que l’on vérifie tout ! Une futaille folle, c’est le Diable qui roule dans
tous les sens et vous défonce la coque !
-”Les
cales d’un navire ... Tu ne peux imaginer ce que c’est qu’une cale ! Noir ! On
s’éclaire avec une mèche. Au fond, c’est plein d’eau croupie, qui pue la mort !
Là-haut, sur le pont, on pompe, on pompe , on s’épuise à pomper !Mais on
n’épuise pas les cales ! Il y a toujours ce liquide qui n’en est pas un,
visqueux, noir ! Un bateau, même tout neuf, sortant du chantier, ce n’est
jamais étanche ... Dans la cale, tu l’entends couler, l’eau. Elle entre. Tu ne
sais pas d’où elle vient.
Les
charpentiers qui sont descendus en même temps que toi tapent à coups de
mailloches sur les membrures et sur les bordés. Sons clairs ou mats, eux-seuls
savent lequel révèle l’avarie qu’il faudra réparer. Tu avances à tâtons. Tu
saisis les amarres, tu les suis de tout leur long. Tes doigts sentent si les
torons sont fermes ou s’ils se défont. Détacher, rattacher, épisser, nouer,
serrer, souquer, couper ... Le couteau, dans ta main, est aiguisé comme un
rasoir. Gare au couteau ! Les crépines respirent, gargouillent, crachotent,
sifflent, soufflent. Des rats filent entre tes jambes. Ils courent, ils nagent,
ils grimpent. L’un d’eux, juché sur le filin que tu tiens, te fixe. Ses yeux
sont deux escarboucles mauvaises. Les yeux du Malin ! Les yeux de l’Enfer !
As-tu entendu couiner un rat? - C’est, c’est ... Je ne saurais pas dire : Cela
te prend dans la nuque et cela te court partout. C’est horrible, le couinement
d’un rat ! Et des rats, il y en partout dans les cales, sur tous les navires.
Ils
remontent le soir, par les écoutilles, entrent par les sabords, Tu les as sur
les poutres auxquelles on accroche les hamacs ... Tu les as dans ton hamac ! On
en meurt, d’une morsure de rat ! Cela s’infecte, cela ne guérit pas. Le Coq,
l’autre jour, devant son fourneau, était obligé de se battre contre les rats
qui voulaient entrer dans sa cambuse.
Nous
avons appareillé pendant la nuit.
“Hisse
et Ho ! Vire au guindeau !”
Bon
plein, bon vent, tout dehors. La navire taille sa route. Nous n’avons plus rien
à faire. A l’arrière, un bouquet de sternes nous suit, blancs, silencieux. Un
bouquet qui se déforme et se reforme. L’un d’eux, de temps à autre, s’écarte,
crie, plonge et rejoint, d’un coup d’ailes. Le sillage est clair, il chante.
Léger roulis, brise fraîche. Nous laissons sans regrets, loin derrière et du
plus vite qu’il nous est possible la cloche d’air chaud et moite, miasmes,
torpeur de la baie de Rio. Rio, où nous n’aurons même pas pu prendre terre
!
Ah !
Que le vent chasse nos angoisses et que nos poumons se revivifient ! Léger
roulis. On prend le rythme.
Le
bosco m’a raconté ... C’est lui qui m’a embarqué après m’avoir enivré dans
l’estaminet ... Il m’a tout raconté.
C’est
ainsi qu’ils font, les recruteurs, lorsqu’il faut remplacr quelqu’un de l’équipage.
Notre navire sortait juste des chantiers de Rochefort. Il avait mouillé en rade
de l’île d’Aix, attendant les barges pour compléter le chargement : On a trop
de tirant d’eau pour descendre la Charente à plein chargement. Deux hommes ont
déserté la veille du départ. Il a fallu en trouver deux autres pour les
remplacer. J’ai été l’un d’eux ! Comment protester? Cela ne fait rien, je
l’aime bien, le bosco. C’est un brave type, au fond. C’est lui qui a fait de
moi un marin...Dur, dur ! Mais sans lui, je n’aurais jamais résisté aux vagues,
aux vents, aux ardeurs du soleil. Je n’aurais jamais échappé aux drisses qui
coupent, aux écoutes qui fouettent, aux poulies qui cognent. C’est à lui que je
dois de savoir tenir la paumelle, l’aiguille, le couteau. Et c’est lui encore
qui m’a appris à tailler des clippers dans le bois, à les gréer, à les armer, à
les faire entrer dans des bouteilles. C’est lui qui m’a appris à graver à
l’aiguille les dents de cachalots.
Dents
de cachalots ... Je suis en train d’en graver une, assis sous la dunette. Le
temps ne coule pas. Sur tribord, on aperçoit la côte. Collines molles, vastes
plaine arides, paraissant bleues à l’horizon.
On
dit que c’est la Pampa, où se pressent les moutons, où errent les guanacos
hiératiques, où courent ces petites autruches qu’on appelle des nandous. Les
gauchos, paraît-il, portent des chapeaux à larges bords. Parfois, de hautes
montagnes paraissent en arrière-plan, leurs sommets sont blancs de neige. Plus
bas, dit-on, nous passerons au pied des glaciers. Nous naviguerons entre les
glaçons et les énormes icebergs.
-”Tu
sais, lorsque c’est comme ça, lorsque le navire marche bien, lorsque les voiles
sont tendues et l’allure portante, quand la brise chante dans les étais et dans
les haubans, alors, tu prends ton accordéon si tu sais en jouer. Tu chantes si
tu n’as pas d’instrument. Tu fumes ta pipe. Tu tresses des cordages ou tu fais
des nœuds. Tu sculptes du bois ou tu graves l’ivoire d’une dent. Je grave un
brick. J’imagine qu’il me ramènera chez moi. Je chante. Je chante cette
chanson, toujours la même ... Cette chanson que chantait la Jeannette, le soir,
quand nous nous retrouvions sous les tamaris, au bord des marais ...
-”Mets
ta main dans l’eau,
Dans
l’eau, dans l’eau de la rivière,
Mets
ta main dans l’eau,
Dans
l’eau du ruisseau ...”
Où
est-elle, la Jeannette, ma brunette ? Où est-elle, en quelle compagnie ? Tu
sais, lorsque le bateau file ses dix ou douze nœuds, sans tangage et presque
sans roulis, lorsque le vent l’appuie bien sur les flots et lorsque le ciel est
bleu ... Tu peux regarder derrière. Tu vois le silage blanc qui s’étire, qui
s’étire. Tu peux regarder par-dessus bord. Les daurades sautent, puis filent en
se couchant sur le côté. Éclairs d’argent, d’acier, d’or. Devant l’étrave, tu
vois parfois glisser les dauphins. Ils vont souvent en bandes. Is nous
précèdent. On dirait que ce sont eux qui tirent le bateau, restant toujours
strictement à la même distance devant la proue. De temps en temps, ils montent
à la surface, leurs dos bleus basculent et ils plongent à nouveau. Ils sautent
parfois, en vrille!
Si tu
penses à ta belle, c’est dans le creux de la grand’voile que tu verras son
visage, dans le creux de la voile tendue qui tressaille à peine. Tu regardes
bien fixement, longtemps. C’est là que tu la vois paraître. Elle te sourit et
elle te dit qu’elle t’attend. M’attendras-tu, Jeannette ? - Eh ! comment
m’attendrais-tu, et pourquoi ? Tu ignores où je suis et tu ne sais même pas
pourquoi je suis parti. Qui te mène jusqu’aux tamaris, qund il fait beau le
soir ?
Bon
sang, c’est ton boulot qu’il faut regarder ! Regarde ton aiguille et ton ivoire
! Cela empêche de penser !
Tu
sais, on regarde parfois derrière, parfois devant, ou sur le côté ... Mais
c’est toujours très proche. Tu penses à ton passé ? - Il est révolu maintenant
, irrévocablement ! Tu t’absorbes dans le temps présent, tout entier concentré
dans ce que tu traces et ce que tu creuses. Mais l’avenir ! L’avenir ne se
prolonge pas au-delà de la grand’voile ! Demain, nous serons devant le Cap des
Onze Mille Vierges. Embouquerons-nous le canal ? Le Capitaine préfèrera-t-il
passer par le Horn ? Quel temps trouverons-nous demain ? Depuis que nous
descendons en latitude, le froid devient plus vif. Il semble qu’il y ait plus de
neige, plus de glace sur les collines.
Que
nous passions par le canal de Magellan, que nous allions doubler le Horn, c’est
l’Enfer qui nous attend. Alors, tu penses ! Personne encore ne songe à ce que
nous allons trouver de l’autre côté, dans le Pacifique, en remontant vers le
nord le long des côtes du Chili ...
“Nous
irons à Valparaiso ! “
Pour
nous, il y a le passage à effectuer. C’est cela l’avenir, et nous ne pensons à
rien d’autre qui se trouverait au-delà, à rien qui se situerait après. Passer !
Sentez-vous
le vent qui fraîchit ? Voyez : la mer se hérisse de crêtes qui s’agitent en
tous sens, secouant l’écume. La lame nous prend par babord, longue, de plus en
plus onduleuse et de plus en plus forte.
Les
lames viennent de loin. Elles accourent de l’Antarctique. Elles ont passé le
Horn.
-”Tout
le monde en haut ! À carguer les huniers, les cacatois et les perroquets ! Deux
ris dans la grand’voile et dans la misaine !”
Tout
le monde est en haut en moins de temps qu’il n’en a fallu pour le dire ! Le
sifflet du bosco module ses trilles. Nous conservons les focs.
-”Trente
à la barre !”
-”
Trente” répète le second.
-”Trente”
crie le timonier.
La
roue a grincé, ayant fait plusieurs tours.
-"À
border !"
Nous
sommes au cabestan pour tendre les écoutes. le navire, qui avait ralenti sa
course pendant un instant, court sur son erre puis reprend sa marche en avant :
droit sur la terre ... Là, vois-tu ? Ce doit être le Cap des Onze Mille Vierges
... Nous allons essayer d’entrer dans le canal. Tant mieux, cela nous évitera
les bouillonnements du Horn !
-"
Mets la main dans l’eau,
Dans
l’eau du ruisseau,
Je te
chanterai les amours fragiles
Qui
font trois couplets dans les chansons ..."
Quatre
noeuds au plus près. Le cap sur le milieu de la baie !
-"
Elle souffle ! "
C’est
Etchebarne qui a vu la première. Bien sûr, les Basques ! Ils ont toujours
chassé la baleine. Non pas une, mais quinze, vingt baleines ! Des bêtes de
vingt cinq à trente mètres de long. Tu imagines ! Elles soufflent ! Plusieurs
sont accompagnées de leur petit. Rends-toi compte : La mère doit bien peser
cent cinquante tonnes ! Les petits, qui viennent de naître, mesurent six mètres
et doivent peser déjà plus de cinq à six mille kilos. Certaines passent à
toucher le navire, l’accompagnent un instant, puis elles sondent , elles
plongent à pic. La dernière chose que tu vois, c’est la queue, horizontale,
noire, assez large pour briser une chaloupe d’un seul coup ! C’est quand elles
remontent à la surface qu’elles soufflent : un puissant jet de vapeur et d’eau
qui monte très haut ! Et puis tout à coup l’une d’elles, énorme masse, saute
au-dessus de l’eau, tout entière ! On voit ses nageoires, et même les coquilles
collées à sa peau !
Elle
saute, puis elle retombe, de tout son long, de tout son poids, dans une gloire
de gouttes et de jets d’eau. C’est un spectacle à couper le souffle. Je le
disais tout à l’heure, un marin vit dans le présent et, particulièrement, une
pareille scène vous prend tout entier. Il n’y a plus pour vous ni passé ni avenir
: Elle souffle !
-”
Pare à virer. Tout le monde en haut !”
On
passe au beau milieu d’un petit grope de glaces à la dérive. Pas des icebergs,
mais enfin, il y a des blocs importants, découpés en formes fantômatiques. l’un
ressemble à un château médiéval, l’autre à un énorme canard, le troisième
semble avoir une tête de cheval sur un corps qui serait celui d’un ours.
-"
Oh d’en bas ! Deux icebergs droit devant, juste dans le mitan du chenal !"
-"
À virer ! Vire !"
Nous
ne savons pas si les baleines sont toujours là. Pas le temps de les regarder !
Les sifflets commandent la manoeuvre. Le Commandant connaît son affaire : Il
n’en est pas à son premier passage. C’est un vieux cap-hornier !
Le
bateau vire lof pour lof, prend le vent arrière. Mauvaise allure qui fait
rouler la coque. Les vagues courent aprè la proue, l’atteignent, y montent, se
retirent. L’eau n’a pas le temps de se vider que la suivante vient. Cela
s’appelle mettre en fuite. La nuit approche, de toute façon. Il faudra essayer
de ne pas se laisser entraîner trop loin avant le lever du jour. C’est
seulement lorsqu’on y verra clair qu’on pourra tenter l’entrée dans le canal.
Tu
sais, le canal ... Ce n’est pas la même chose que si nous passions par le Horn,
mais c’est du sport ! Un sacré sport ! Il y a les passes, qui ne sont pas
tellement larges. Il y a les îles, qu’il faut éviter, et on les distingue à
peine, plates, tapies à la surface des eaux. Il y a les récifs et les roches.
Le Canal de Magellan est jalonné des carcasses des bateaux naufragés. Il y a
les glaces à la dérive, il y a les fronts des glaciers, sous lesquels on passe
et, parfois, des blocs énormes se détachent , tombent à grand bruit. Au moins
cinq glaciers, tous plus anciens les uns que les autres, tous plus monstrueux !
Derrière, les montagnes montent à l’assaut du ciel , recouvertes de neige. Tu
navigues au milieu d’un couloir étroit, entre des falaises de plusieurs
centaines de mètres de haut. On mouile tous les soirs : Impossible de naviguer
de nuit !
De
jour, c’est l’horreur : Il faut sans cesse tirer des bords, pour composer avec
le vent. Et le vent ... Il est terrible parfois. Il prend le canal en enfilade,
il se rue, il hurle ! On ne peut rien dire de plus : il hurle ! Le vent hurle,
mais quels hurlements ! À te faire dresser les cheveux sur la tête ! Et le
vent, il est froid : des milliers de lames qui te coupent le visage, qui
t’arrachent ton ciré et ta vareuse ! Mets de la laine sur ta peau, sans quoi tu
vas geler. As-tu entendu parler de cette épave, vers le Cap Froward, qui
tournait sur elle-même, qui tournait dans le vent ... Son Capitaine était
demeuré à bord. Il était gelé sur la dunette. Il tendait le bras et pointait le
doigt en avant. Il a fallu couler l’épave à coups de canon !
Tu
louvoies sans cesse, tribord amures puis, dès que l’autre rive approche, tu
prends les amures à babord. C’est incessant. Cela oblige tout l’équipage à
rester sur le pont et dans les mâts. C’est épuisant !
Trente
à quarante jours, pafois,pour passer de l’autre côté ! Un seul point de repos :
Punta Arenas, petite agglomération de tôles rouillées. Quelques barques, des
pêcheurs de moules et des pêcheurs de crabes, quelques estancias et leurs
troupeaux de moutons. Après Punta Arenas, tu rencontres encore plus de rochers,
plus de récifs, plus de glaciers. O, la glace bleue qui descend des falaises !
Superbe ! Effrayant !
Et
cela craque, cela se fend, cela gronde comme des tonnerres ! O les cascades de
glace dévalant les pentes ! Attention, de la glace, tu en trouveras partout en cette
saison. Les blocs viendront se frotter sur les flancs du bateau en grinçant.
Veille aux glaçons ! Les paysages, si tu as le temps de regarder, sont
grandioses. Le sud du continent américain a dû subir une énorme série de
cataclysmes. La terre s’est fendue, la roche a éclaté, le isthmes se sont
étirés, les blocs se sont dressés, les schistes se sont effeuillés. Les eaux se
sont précipitées dans les canaux ... C’est un véritable labyrinthe de canaux,
tout en embranchements, en culs-de sacs, en rétrécissements, en élargissements.
Les îles sont recouvertes de mousses et de lichens; ce sont de véritables
éponges sur lesquelles il est impossible de marcher. Elles s’échancrent de
lacs, de mares, de bras-morts. Les arbres bordent les canaux. Ils cherchent la
lumière. ils montent très haut. Leurs troncs sont droits et blancs. Le plus
souvent, ils sont si serrés que les arbres morts restent debout et pourrissent
sur place, dans l’humidité ! En haut des falaises, tu ne vois rien, rien de
rien ! C’est une splendeur mais une splendeur de mort. C’est inhumain. Tu ne
vois pas un guanaco sur les rochers. Il y a des phoques, ici ou là, mais il est
rare qu’on les aperçoive. ils se réfugient dans les îles et les écueils. Tu
verras des pingouins sur l’île Marguerite, avant Punta Arenas, des milliers de
pingouins en habit de soirée.
Le
soir, ils rentrent de leurs lieux de pêche, en file indienne. C’est trop drôle,
de les voir grimper la dune, l’un derrière l’autre, en se dandinant. Au-dessus,
les stercoraires planent et crient. Ils guettent les terriers sans gardiens,
pour y dérober les oeufs. Mais je ne sais pas si tu auras le loisir de regarder
les pingouins ... Non loin de l’île Marguerite, tu verras ce qui reste d’un
grand clipper. Il n’en reste que la quille et les membrures. peut-être le
timonier regardait-il les pingouins au lieu de veiller aux récifs ?
Après
le Cap Froward, ce ne sont que des centaines d’îles et d’îlots, des dédales de
canaux étroits. Il est probable que tu ne croiseras pas un canot. Le plus
terrible, c’est le vent ! Le vent et le courant ! Ils te prennent par le
travers. Ils tourbillonnent. Ils te chassent vers la rive. Ils te poussent sur
le roc. Ils te tirent dans les impasses. Parfois, ils font tourner le bateau
comme une toupie ! Plusieurs tours sur soi-même ! Et toi, tu es en haut, dans
la mâture ! Tes doigts sont gelés, et tes oreilles, et ton nez. la neige est
partout, épaisse, drue, entrant dans ta bouche, dans tes yeux. Tu t’accroches
là où tu peux, comme tu le peux. Le vent secoue le navire, branle le gréement
avec l’évidente intention de te précipiter en bas, s’acharne. Tu en pleures de
rage parfois et, le soir, quand les ancres sont affourchées, tu es si moulu que
tu ne parviens même pas à dormir.
Les
matelots, souvent, cherchent le sommeil en jouant aux cartes, en jouant aux dés
... Attention aux dés ! La partie, souvent, se termine à coups de couteaux. Et
puis veille, la nuit : une ancre, cela peut bien chasser !
"Je
t’aurai aimée
Le
temps d’une chansonnette,
Faut
bien trois couplets
Pour
faire l’amourette ! "
.........."
Nous irons à Valparaiso ! "
Madame, Monsieur,
J’ai
la grande tristesse de porter à votre connaissance la disparition de votre
fils, Matelot volontaire à bord de la frégate dont j’assume le commandement au
nom de Sa Majesté.
Vous
trouverez ci-joints, rassemblés par le Commissaire du bord, les papiers et les
menus objets que nous avons trouvés dans son coffre. Ses effets ont été, comme
il se doit, vendus aux enchères. La vente a produit une somme de quatre francs
et vingt quatre centimes. Je vous adresse un mandat de quatre vingt quatre
centimes et quatre sous, représentant ce qui revient aux héritiers après
déduction des dettes à la cantine du bord.
Monsieur
le Ministre de la Marine, vous fera parvenir en sus la somme de vingt sept
francs et cinq centimes, représentant les arriérés de solde, qui devront être
perçus après avoir recueilli le visa du Bureau des Affaires Maritimes du
Quartier dont relève votre résidence.
Veuillez
croire, Madame, Monsieur, en l’assurance de nos vifs regrets.
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