samedi 2 mars 2019

PÉRI EN MER ....








MEMENTO




  




Et la page, et la vague, et la porte, que ferme le vent ... 

La page crisse, se plisse, puis tourne enfin. 

La vague s'enfle et s'affale. 

La porte claque.

Un canot bleu, tout petit sur la mer : sur la page, une minuscule virgule ... 



 


L'alisé souffle depuis le mois de juin : Dans la salle des Archives

Nationales, les ventilateurs sont immobiles. Une porte claque : Porte

 d'armoire. On a ouvert un tiroir tout à l'heure, d'où l'on a extrait le fichier

des "Péris-en Mer". 



 




_ " En cette saison, Monsieur, le vent a de brusques sursauts. Nos pêcheurs

 ne sortent pas. " 



 



Archives en formes de litanies de voiliers et de vapeurs égarés, heurtant

 des récifs ignorés ... De grands vaisseaux, chargés de drap et de vins,

les soleils ardents, les nuits sont froides. Vaste, l'océan est vide. On ne sait

pas où l'on est. On ignore où l'on va. 




 




Au registre, la page se tourne, que le temps a jaunie. Les listes sont

longues. Les mentions sont brèves : 


 


_ " L'Administrateur des Iles-Eloignées, faisant sa tournée, a découvert sur

l'île Alphonse trois marins rescapés du "Tulagi". Ils avaient dérivé quarante

 jours , depuis les côtes de Ceylan. " _ C'était en mille neuf cent quarante

quatre. 




_ " Un navire anglais, en mille neuf cent dix, a recueilli, par neuf degrés

 trente huit de latitude Nord et soixante degrés trente-quatre de longitude

 Est, le dernier survivant du "Sea-Queen ". Son canot avait dérivé, au total,

 pendant quatre mois.





_ "Ceux qui vinrent aborder à l'Ile-du-Nord dérivaient depuis quatre mois,

 venant du Cap Comorin" ... 


 

Les oiseaux et les poissons mangés crus, l'eau qui manque, la peau qui

 cloque et se fend ... Les compagnons qui meurent ... 



 




Un collègue nous quitte : Il passe la porte et plonge dans la lumière.

Comme d'habitude, sa chemise est un peu fripée, son pantalon en

 accordéon, ses cheveux roux sont en bataille. Trapu, il est court sur pattes

et se dandine un peu. Je ne vois plus que son dos, large. Mais avant qu'il ne

 se retourne, il arborait un éclatant sourire ... Il regagne son propre bureau,

 tout proche. Le vent souffle, la porte claque : À jamais, un homme a

disparu ! 




 



La vague gonfle et roule. Il y a quatre jours, le petit bateau bleu a été tiré

vers la mer. La page a été tournée : Le bateau n'est pas revenu. Il ne

reviendra pas . Quelque part, aux Archives, un tiroir est ouvert. Une fiche

est prête, portant deux noms, celui de mon collègue et celui de l'un de ses

amis : Deux hommes partis à la pêche... 







Hier, un avion a tourné, venu de Diégo-Garcia. On a vu un hélicoptère, des

 bateaux ... 

La vague s'affale, lourde, retombant comme un couvercle. La porte est

close. Le registre sera bientôt refermé. Deux femmes espèrent encore, et

 des enfants, et des amis ... 



 



_ " Moi, Monsieur, j'ai dérivé pendant vingt jours, sur un canot, avec mon

 fils et mon mari ... Nous avons recueilli la pluie sur une toile. Un bateau

 grec nous a repêchés près des côtes de l'Inde. Notre moteur était tombé en

 panne, tout près de la plage de Praslin. Nous n'avions ni ancre, ni avirons,

 ni signaux. Il y avait du monde sur la plage, tout près. On nous avait vus,

 mais on a cru que nous pêchions ... Vingt jours, et le froid de la nuit, les

 brûlures du soleil en plein jour, la soif, la faim, le désespoir..." 



 


_ Deux frères, il y a bien longtemps, dérivèrent pendant des semaines,

 jusqu'aux côtes du Mozambique ... Ils sont revenus sains et saufs !




 




















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