UNE HISTOIRE D'HOMME-DE-BOIS ?
_ " J'en ai encore des sueurs, Monsieur !
"
Le conteur était assis dans sa voiture, portes
ouvertes, dans un coin
ombragé de la
place qui, partout ailleurs, était écrasée de soleil. C'était
l'heure à
laquelle les passants sont rares, l'heure à laquelle les chauffeurs
de taxi font
la sieste.
Pour parler, celui-ci prenait son temps. Il ne se
faisait pas prier pourtant.
Sa parole
était lente, mais sa phrase sans hésitations ni ruptures. Ses
mains étaient serrées sur le volant, côte à côte. Sa
tempe perlait un peu.
Je vais vous conter l'histoire qu'il m'a rapportée
... Il y manquera le sel de
la langue
créole, et sa mélodie.
_ " Ce n'est pas une " histoire-d' homme-de-bois",
Monsieur. C'est une
histoire vraie. Elle m'est arrivée, à moi, il n'y a
pas trois mois. Comprenne
qui pourra,
mais c'est à moi qu'elle est arrivée. "
_ Je compris que le récit serait long : L'homme
ferma les paupières. Il
parlait sans
presque bouger les lèvres.
_ " C'était un soir, Monsieur, un soir de
pleine-lune. La montagne était
blafarde mais claire : Chaque arbre, chaque détail,
se détachait avec une
netteté surprenante. Pas un souffle d'air. Les
roussettes grinçaient et
couinaient dans les manguiers. Il n'était pas tard
encore ...
Je venais juste de conduire un couple de touristes
au casino de Beau-
Vallon. Le téléphone sonne à la borne : Je décroche
: Voie féminine, créole,
jeune
...
_ " A minuit, au Katiolo, le dancing de
l'Anse-Faure ... Je serai à la porte. Il
faudra me
ramener chez moi, au Niole. "
_ Le Katiolo à minuit ... Pourquoi pas ?
Le récit cessa un instant . L'homme avait ouvert les
mains. Il les promenait
à plat sur
son volant. Ses paumes étaient moites, un peu. Renversant la
tête, les yeux mi-ouverts maintenant, il continuait
:
_ " A minuit, Monsieur ... Pourquoi pas ? ...
Les impôts sont lourds, et j'ai
cinq enfants ...
Je me rends à l'Anse-Faure à l'heure voulue. La lune
est haute, toute ronde.
La route est
nette. Les arbres défilent, palmiers et feuillus ... Je traverse un
hameau désert
... Deux chiens ... Plus loin, un chat ... Je ne roule pas vite :
J'ai le
temps.
Pointe-Larue : L'aéroport est éteint. Au portail du
camp militaire, une
sentinelle est à son poste ... Le canon de son arme
luit.
Voici le Katiolo, au bord de la route. Mes phares,
tandis que ma voiture
prend un
virage, éclairent la boutique du boucher ... La mer est juste
derrière,
plate, toute plate. Au dancing, la soirée bat son plein. Les
lumières clignotent, rouges, vertes, bleues. La
sonorisation donne très fort :
C'est l'heure
de la lambada.
_ Je roule sur les graviers, doucement, les vitres
ouvertes. J'arrive à la
porte ... Une
femme en surgit au même instant. Elle était invisible la
seconde
d'avant.
Elle était très belle, Monsieur : grande, mince,
jeune : Vingt ans peut-être ?
... Une
antilope, une gazelle ! _ Au premier abord, on ne voyait que ses
yeux, étincelants, comme des braises. Ses cheveux
étaient finement tressés
et tirés en
arrière. Elle portait une robe de mousseline, Monsieur ...
Comme une robe de mariée ! Elle s'assit à l'arrière
... Elle avait de longues
jambes
d'ébène. Je me préparai à refermer la portière ...
_ Le récit du chauffeur de taxi s'accélère ... Ses
yeux sont grand-ouverts,
perdus au
loin ...
_ J'allais donc refermer la porte. Je m'aperçois que
ma passagère
frissonne. Elle était très jeune, Monsieur, je l'ai
dit. La fraîcheur avait dû la
saisir, au
sortir de la danse... Je lui couvris les épaules avec ma veste.
Nous voilà partis pour le Niole. La route est
étroite et sinueuse ... Mais elle
voulait
arriver avant la demie ... J'accélérai.
La maison est un peu à l'écart, juste avant le pont.
Elle est verte, avec des
balustres
blancs. Elle s'accroche à un glacis. La façade était bien visible,
mais un petit
nuage descendu des Trois-Frères la cachait en partie. On
aurait dit qu'il était illuminé de l'intérieur ...
Un katiti se mit à crier ...
Elle bondit, courut dans l'allée. Ses pas ne
faisaient pas un bruit, comme
s'ils n'avaient pas touché le sol.
... Elle avait laissé sur le siège un billet enroulé
: Le montant de la course...
_ Ici, le conteur se tut. Il se passa la langue sur
les lèvres avant de
reprendre,
comme pressé d'en finir ... Sa voix était devenue plus flûtée,
mais aussi plus monocorde :
_ Je m'aperçus tout de suite qu'elle avait oublié de
me rendre ma veste.
Mais je me
dis que je la récupèrerais le lendemain matin , en passant par
là ...
Le lendemain, Monsieur ... Je reviens au Niole ...
Je frappe à la porte de la
maison ...
Arrive une pauvre femme vieillie avant l'âge, vêtue de noir ... `
_ " Une jeune-femme, dites-vous ? _ La nuit
dernière ! "
Croyez -en ce que vous voudrez, mais c'est à moi que
c'est arrivé, à moi-
même, il y a moins de trois mois ! ... Ce n'est pas
une "histoire d'homme-de
bois !
"
_ Eh bien, Monsieur ... Il n'y avait pas de
jeune-fille dans cette maison. Il
n'y en avait plus ! ... La fille de la maison , elle
s'appelait Flora. Elle était
morte depuis deux ans, depuis deux ans juste, le
soir de mon aventure ...
Jour pour
jour ! _ Quand je l'ai ramenée chez elle, il y avait deux ans
qu'elle était morte ! ... Comprenez-vous ça,
Monsieur ?
_ Morte au soir de ses noces, deux ans plus tôt ...
Ah ! Monsieur !
_ Le lendemain-matin, je me suis rendu au cimetière
de Bel-Air, tout là-
haut ... La tombe était bien là où l'on m'avait dit
: Près d'un gros rocher ...
Elle s'appelait bien Flora, Monsieur : C'est écrit
sur la croix ! ... Et sur la
dalle,
soigneusement pliée ... Il y avait ma veste, Monsieur ... Celle que
voilà !
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