samedi 23 mars 2019

UNE HISTOIRE DE MER ...








HISTOIRE DE MER ...




 
             







Il y a un arbre couché, énorme. Un arbre entier, apporté par la tempête.

_ " Ils viennent de la grande île, dans le Sud, très loin d'ici : Les tempêtes

les arrachent, les courants les mènent ici, après des dérives qui durent

parfois des mois, parfois des années. " 




Le vieux disait que les grands poissons s'assemblent sous les troncs qui

dérivent ... 



_ " C'est là qu'il faut chercher les thons. "


 

Cet arbre-ci avait franchi le récif. On ne voyait que ses racines tordues,

noueuses, raides, blanchies, corrodées et polies : Tentacules pétrifiés d'une

énorme « zourite » cramponnée dans le sable. Veines violettes ou roses. 

Le lagon scintille de lumière. Le tronc, on le distingue sous les eaux. Un

moignon de branche crêve la surface. Il y pend des bouquets d'anatifs ... La

 dérive a été longue. 


 


Le garçon est assis sur le sable, dans l'eau jusqu'à la ceinture. Il incline la

 tête sur la poitrine. Sa main droite, ouverte, descend sur son bras gauche,

 doucement, de l'épaule au poignet. Elle caresse une longue estafilade. La

peau a la couleur de la cannelle, avec un fin duvet blond. L'enfant a neuf

ans. Il reste immobile. 






Deux sternes blancs manoeuvrent et glissent sur l'aile, comme à la parade :

 Longs virages, brusques montées ... Ils volent tous deux à la même vitesse,

 en conservant la même distance l'un par rapport à l'autre ... Le soleil

 encore haut les fait paraître éclatants. Silence ... Hormis le roulement

sourd et continu de l'océan sur le récif. Mais calme : La vague ne brise pas.

 Sable blond, à gros grains coquilliers. La laisse de haute mer est bordée

 d'un cordon sombre, constitué de noix de badamier, d'algues, de bouts de

bois, de noix de coco et de choses indéfinissables ... À la laisse de basse

mer, autre cordon à peu près semblable. Entre les deux, le sable est

mouillé. 


 


La pleine mer prochaine, peut-être, emportera l'arbre, à moins que ce ne

soient les rouleaux d'une forte tempête, Dieu sait quand ! ... Le garçon

 relève la tête. Ses yeux se perdent dans le ciel. Il reste ainsi longtemps.

Puis, comme il a soif, il remonte la pente douce. Sur le sable, il n'y a pas

 d'autres empreintes que les siennes.




Il y a déjà trois jours que la tempête est passée : La citerne est renversée.

 Les chevrons qui la portaient ne sont plus que du bois brisé. La case a

 disparu complètement, elle : Le vent l'aura chavirée, roulée, disloquée. Il

reste quatre cailloux : La case était juchée dessus, un peu de guingois. Une

tôle s'est fichée dans le tronc d'un arbre. Elle pend verticalement.

Quelque part sur l'île, un chien hurle à la mort. Le garçon creuse le sable :

Le vieux disait : 

 


_ "Autrefois, quand on n'avait pas de citerne, on creusait dans le sable. Il y

a de l'eau en-dessous." 






Pendant trois jours, il a cherché le vieux ... Il a appelé. Il a bu l'eau de pluie,

 rassemblée dans les demi-noix de coco qui traînaient ici ou là. Il a mangé

 les amandes. On n'entendait que le chien, rendu fou par la tempête et qui

 hurlait : Il devait se sauver au fur et à mesure que le garçon approchait de

 lui ... Le vieux était blessé peut-être : La chute d'une branche ... Un faux-

pas dans les rochers ? ... Mais pourquoi ne répondait-il pas ? _ A l'intérieur

 de l'île, c'était la désolation : troncs abattus, débris ... Les cocotiers encore

 debout n'avaient plus de palmes.


 

O ! La pluie ! _ Celà avait été comme au déluge, que racontait le prêtre

dans la salle de l'école : Un bruit continu ... Et l'averse à pleins seaux,

pendant toute une journée ... Il s'était abrité comme il l'avait pu, à l'autre

bout de l'île, sous une tôle de l'abri à coprah : Tout ce qui restait de celui-ci

 ! Puis le vent avait emporté la tôle; il s'était alors caché sous un buisson

 que le Diable secouait ... 




 



C'est en revenant le lendemain matin qu'il s'était aperçu que la case avait

 disparu et que le vieux n'était plus là. Une gamelle renversée, une

 couverture trempée, enroulée autour d'un tronc : C'était tout ce qui restait

! Il était sûr, maintenant, d'être seul dans l'île ... Arrivés par la goélette, on

les avait descendus à terre dans la chaloupe, tous les deux, il y avait

maintenant huit jours de cela, avec un sac de riz, quelques hardes, des

 couteaux, une hache pour fendre les noix de coco et préparer le coprah. La

 goélette était repartie. Elle devait revenir dans deux mois, trois mois peut-

être : Cela dépendait du ciel et de la mer ... On chargerait alors les sacs de

 coprah pour les emporter à Mahé ... 




 



_ " Le garçon, c'était mon grand-père, Monsieur, ou du moins celui qui

allait devenir mon grand-père plus tard ... C'était en mille huit cent

 soixante douze. On naviguait à la voile, exclusivement. " 



Le garçon creusa le sable, de ses deux mains. Il trouva de l'eau à un mètre

à peine. Elle était douce, ou presque ... Le vieux avait dit vrai . Il but. Le

soir approchait : Il mangea du coprah. 


 

_ " Cinquante quatre jours, il passa dans l'île, Monsieur ! ... Dont quarante-

 huit tout seul ! De temps en temps, il apercevait le chien, fugitivement : Le

 chien devait pêcher des crabes sans doute ... Comme lui !


 

_ Il n'avait guère appris à l'école, qu'il avait fréquentée pendant deux ans

pourtant ... Mais il savait se débrouiller ! ...

Il savait prendre des « zourites » avec un bâton pointu, pêcher des

poissons dans les creux des rochers ... Il mangeait tout cru, puisque le

briquet à amadou avait disparu avec le vieux. _ À neuf ou dix ans,

 l'aventure n'était pas si rare : On vous débarquait pour faire le coprah, ou

 bien pour pêcher la tortue à écaille, qui vient pondre, la nuit, sur les plages


 




 ... Il en vit, des tortues ... Au clair de lune, elles se traînaient sur le sable.

Lorsqu'elles pondaient, elles ahanaient et gémissaient. Il essaya bien d'en

 renverser une sur le dos, comme il l'avait vu faire, mais il aurait fallu plus

 de force qu'il n'en avait ! Il mangea des oeufs. 





Sans que rien ne le laisse prévoir, un jour, les oiseaux arrivèrent. Ils

 arrivaient par milliers. On était au mois de mai. Il en tua à coups de bâton.

 Ils restaient là, stupides, à attendre les coups : On ne leur avait pas encore

 appris la crainte. Il mangea leur chair, crue bien entendu : Ce n'était pas

très bon. Puis il y eut les oeufs : Les sternes avaient pondu. Des oeufs tant

qu'on en voulait : On poussait les oiseaux du pied, pour les ramasser. Il

goba des oeufs : C'était bon. 



 


Il avait trouvé des planches sur la plage, sans âge, venues d'où ? Certaines

 provenaient des débris de la case, peut-être ? Il se construisit un abri .

Mais la pluie était finie. 


 



_ Les hommes l'ont trouvé là, sur le sable, en abordant avec la chaloupe ...

Il attendait ... Il avait vu approcher le bateau. Il demeurait grave, sans

montrer de joie aucune. _ Le grand arbre venu du Sud était encore là. Il

montrait ses racines blanches. 


 

_ Mais l'histoire, Monsieur, ne s'arrête pas là. Mon grand-père m'a tout

raconté, alors que l'âge l'avait courbé et ridé. Nous étions près d'un grand

 feu, un soir. Il fumait sa pipe à petits coups. De son bâton, il éparpillait les

 tisons. _ Il avait eu peur, souvent ... Dame ! Tout seul au-milieu de l'océan,

 à neuf ans ! _ Le chien qui hurlait toujours, d'un côté ou de l'autre ... Les

 crabes, la nuit, qui faisaient bruisser les feuilles ... Et si la goëlette allait ne

 pas revenir ? ... Et puis le vieux, le vieux qui avait disparu sans laisser de

traces! ... Il le voyait dans ses rêves, parfois, le vieux, la nuit. Il distinguait

 très bien ses yeux ridés. Sa bouche essayait de parler. Il lui manquait trois

 dents sur le devant. Aucun son n'était perceptible.



couverture : L'image du vieux disparaît. Et puis une nuit ... Justement la

Un bruit quelconque, une saute du vent ... On se retourne sous la couverture ...


 Le vieux se montra une fois encore, dans un rêve. Il se tenait debout près d'un 

arbre . Ses pieds ne touchaient pas le sol. Il parla, et cette fois le garçon entendit, 

tandis que le vieux montrait du doigt quelque chose. Ô ! Un seul mot fut 

perceptible : 

"La CHÈVRE ! " _ Puis l'image disparut. 


 


Au matin, le garçon réfléchit : " La Chèvre ! " _ Il n'y avait certes pas de

chèvre dans l'île ... Mais il y avait un rocher, au fond de la baie, qu'ils

 avaient baptisé " La chèvre ", le vieux et lui ... Ce rocher, vu sous un certain

 angle, on aurait dit qu'il avait des cornes ! _ Le garçon s'y rendit, pour

voir. 


 




_ " C'est sans doute difficile à croire, Monsieur, mais lorsque mon grand-

père atteignit le rocher, il s'aperçut qu'il y avait un trou. Il y passa le bras.

Sa main ramena une boîte. Dans la boîte il y avait ... Trois cents roupies en

 billets de banque ! Trois cents roupies à cette époque, vous vous rendez

compte ! 



... Une heure après, pas plus, la goélette était là. " 



_ " La maison que j'habite, Monsieur, celle que vous voyez là, a été achetée

 par mon grand-père avec les trois cents roupies ... Et il lui en est resté,

encore ! "



_ " D'où venait la boîte ? _ Le vieux l'avait-il cachée là, ou bien c'était un

naufragé ? _ Ma grand'mère, Monsieur, n'a jamais connu cette histoire.

Mon père non plus, je crois bien. Il est mort il y a huit ans . Moi, je le

répète, Monsieur, c'est mon grand-père lui-même qui me l'a contée. " 


 



_ " Bien sûr, personne n'a jamais revu le vieux ... Pas même mon grand-

père, dans ses songes ... 










Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire