HISTOIRE DE MER ...
Il y a un arbre couché, énorme. Un arbre entier,
apporté par la tempête.
_ " Ils viennent de la grande île, dans le Sud,
très loin d'ici : Les tempêtes
les arrachent, les courants les mènent ici, après
des dérives qui durent
parfois des mois, parfois des années. "
Le vieux disait que les grands poissons s'assemblent
sous les troncs qui
dérivent ...
_ " C'est là qu'il faut chercher les thons.
"
Cet arbre-ci avait franchi le récif. On ne voyait
que ses racines tordues,
noueuses, raides, blanchies, corrodées et polies :
Tentacules pétrifiés d'une
énorme « zourite » cramponnée dans le
sable. Veines violettes ou roses.
Le lagon scintille de lumière. Le tronc, on le
distingue sous les eaux. Un
moignon de branche crêve la surface. Il y pend des
bouquets d'anatifs ... La
dérive a été
longue.
Le garçon est assis sur le sable, dans l'eau jusqu'à
la ceinture. Il incline la
tête sur la
poitrine. Sa main droite, ouverte, descend sur son bras gauche,
doucement, de
l'épaule au poignet. Elle caresse une longue estafilade. La
peau a la couleur de la cannelle, avec un fin duvet
blond. L'enfant a neuf
ans. Il reste immobile.
Deux sternes blancs manoeuvrent et glissent sur
l'aile, comme à la parade :
Longs
virages, brusques montées ... Ils volent tous deux à la même vitesse,
en conservant
la même distance l'un par rapport à l'autre ... Le soleil
encore haut
les fait paraître éclatants. Silence ... Hormis le roulement
sourd et continu de l'océan sur le récif. Mais calme
: La vague ne brise pas.
Sable blond,
à gros grains coquilliers. La laisse de haute mer est bordée
d'un cordon
sombre, constitué de noix de badamier, d'algues, de bouts de
bois, de noix de coco et de choses indéfinissables
... À la laisse de basse
mer, autre cordon à peu près semblable. Entre les
deux, le sable est
mouillé.
La pleine mer prochaine, peut-être, emportera
l'arbre, à moins que ce ne
soient les rouleaux d'une forte tempête, Dieu sait
quand ! ... Le garçon
relève la
tête. Ses yeux se perdent dans le ciel. Il reste ainsi longtemps.
Puis, comme il a soif, il remonte la pente douce.
Sur le sable, il n'y a pas
d'autres
empreintes que les siennes.
Il y a déjà trois jours que la tempête est passée :
La citerne est renversée.
Les chevrons
qui la portaient ne sont plus que du bois brisé. La case a
disparu
complètement, elle : Le vent l'aura chavirée, roulée, disloquée. Il
reste quatre cailloux : La case était juchée dessus,
un peu de guingois. Une
tôle s'est fichée dans le tronc d'un arbre. Elle
pend verticalement.
Quelque part sur l'île, un chien hurle à la mort. Le
garçon creuse le sable :
Le vieux disait :
_ "Autrefois, quand on n'avait pas de citerne,
on creusait dans le sable. Il y
a de l'eau en-dessous."
Pendant trois jours, il a cherché le vieux ... Il a
appelé. Il a bu l'eau de pluie,
rassemblée
dans les demi-noix de coco qui traînaient ici ou là. Il a mangé
les amandes.
On n'entendait que le chien, rendu fou par la tempête et qui
hurlait : Il
devait se sauver au fur et à mesure que le garçon approchait de
lui ... Le
vieux était blessé peut-être : La chute d'une branche ... Un faux-
pas dans les rochers ? ... Mais pourquoi ne
répondait-il pas ? _ A l'intérieur
de l'île,
c'était la désolation : troncs abattus, débris ... Les cocotiers encore
debout
n'avaient plus de palmes.
O ! La pluie ! _ Celà avait été comme au déluge, que
racontait le prêtre
dans la salle de l'école : Un bruit continu ... Et
l'averse à pleins seaux,
pendant toute une journée ... Il s'était abrité
comme il l'avait pu, à l'autre
bout de l'île, sous une tôle de l'abri à coprah :
Tout ce qui restait de celui-ci
! Puis le
vent avait emporté la tôle; il s'était alors caché sous un buisson
que le Diable
secouait ...
C'est en revenant le lendemain matin qu'il s'était
aperçu que la case avait
disparu et
que le vieux n'était plus là. Une gamelle renversée, une
couverture
trempée, enroulée autour d'un tronc : C'était tout ce qui restait
! Il était sûr, maintenant, d'être seul dans l'île
... Arrivés par la goélette, on
les avait descendus à terre dans la chaloupe, tous
les deux, il y avait
maintenant huit jours de cela, avec un sac de riz,
quelques hardes, des
couteaux, une
hache pour fendre les noix de coco et préparer le coprah. La
goélette
était repartie. Elle devait revenir dans deux mois, trois mois peut-
être : Cela dépendait du ciel et de la mer ... On
chargerait alors les sacs de
coprah pour
les emporter à Mahé ...
_ " Le garçon, c'était mon grand-père,
Monsieur, ou du moins celui qui
allait devenir mon grand-père plus tard ... C'était
en mille huit cent
soixante
douze. On naviguait à la voile, exclusivement. "
Le garçon creusa le sable, de ses deux mains. Il
trouva de l'eau à un mètre
à peine. Elle était douce, ou presque ... Le vieux
avait dit vrai . Il but. Le
soir approchait : Il mangea du coprah.
_ " Cinquante quatre jours, il passa dans
l'île, Monsieur ! ... Dont quarante-
huit tout
seul ! De temps en temps, il apercevait le chien, fugitivement : Le
chien devait
pêcher des crabes sans doute ... Comme lui !
_ Il n'avait guère appris à l'école, qu'il avait
fréquentée pendant deux ans
pourtant ... Mais il savait se débrouiller ! ...
Il savait prendre des « zourites » avec un
bâton pointu, pêcher des
poissons dans les creux des rochers ... Il mangeait
tout cru, puisque le
briquet à amadou avait disparu avec le vieux. _ À
neuf ou dix ans,
l'aventure
n'était pas si rare : On vous débarquait pour faire le coprah, ou
bien pour
pêcher la tortue à écaille, qui vient pondre, la nuit, sur les plages
... Il en
vit, des tortues ... Au clair de lune, elles se traînaient sur le sable.
Lorsqu'elles pondaient, elles ahanaient et
gémissaient. Il essaya bien d'en
renverser une
sur le dos, comme il l'avait vu faire, mais il aurait fallu plus
de force qu'il
n'en avait ! Il mangea des oeufs.
Sans que rien ne le laisse prévoir, un jour, les
oiseaux arrivèrent. Ils
arrivaient
par milliers. On était au mois de mai. Il en tua à coups de bâton.
Ils restaient
là, stupides, à attendre les coups : On ne leur avait pas encore
appris la
crainte. Il mangea leur chair, crue bien entendu : Ce n'était pas
très bon. Puis il y eut les oeufs : Les sternes
avaient pondu. Des oeufs tant
qu'on en voulait : On poussait les oiseaux du pied,
pour les ramasser. Il
goba des oeufs : C'était bon.
Il avait trouvé des planches sur la plage, sans âge,
venues d'où ? Certaines
provenaient
des débris de la case, peut-être ? Il se construisit un abri .
Mais la pluie était finie.
_ Les hommes l'ont trouvé là, sur le sable, en
abordant avec la chaloupe ...
Il attendait ... Il avait vu approcher le bateau. Il
demeurait grave, sans
montrer de joie aucune. _ Le grand arbre venu du Sud
était encore là. Il
montrait ses racines blanches.
_ Mais l'histoire, Monsieur, ne s'arrête pas là. Mon
grand-père m'a tout
raconté, alors que l'âge l'avait courbé et ridé.
Nous étions près d'un grand
feu, un soir.
Il fumait sa pipe à petits coups. De son bâton, il éparpillait les
tisons. _ Il
avait eu peur, souvent ... Dame ! Tout seul au-milieu de l'océan,
à neuf ans !
_ Le chien qui hurlait toujours, d'un côté ou de l'autre ... Les
crabes, la
nuit, qui faisaient bruisser les feuilles ... Et si la goëlette allait ne
pas revenir ?
... Et puis le vieux, le vieux qui avait disparu sans laisser de
traces! ... Il le voyait dans ses rêves, parfois, le
vieux, la nuit. Il distinguait
très bien ses
yeux ridés. Sa bouche essayait de parler. Il lui manquait trois
dents sur le
devant. Aucun son n'était perceptible.
couverture : L'image du vieux disparaît. Et puis une
nuit ... Justement la
Un bruit quelconque, une saute du vent ... On se
retourne sous la couverture ...
Le
vieux se montra une fois encore, dans un rêve. Il se tenait debout près d'un
arbre . Ses pieds ne touchaient pas le sol. Il parla, et cette fois le
garçon entendit,
tandis que le vieux montrait du doigt quelque chose. Ô ! Un seul
mot fut
perceptible :
"La CHÈVRE ! " _ Puis l'image disparut.
Au matin, le garçon réfléchit : " La Chèvre !
" _ Il n'y avait certes pas de
chèvre dans l'île ... Mais il y avait un rocher, au
fond de la baie, qu'ils
avaient
baptisé " La chèvre ", le vieux et lui ... Ce rocher, vu sous un
certain
angle, on
aurait dit qu'il avait des cornes ! _ Le garçon s'y rendit, pour
voir.
_ " C'est sans doute difficile à croire,
Monsieur, mais lorsque mon grand-
père atteignit le rocher, il s'aperçut qu'il y avait
un trou. Il y passa le bras.
Sa main ramena une boîte. Dans la boîte il y avait
... Trois cents roupies en
billets de
banque ! Trois cents roupies à cette époque, vous vous rendez
compte !
... Une heure après, pas plus, la goélette était là.
"
_ " La maison que j'habite, Monsieur, celle que
vous voyez là, a été achetée
par mon
grand-père avec les trois cents roupies ... Et il lui en est resté,
encore ! "
_ " D'où venait la boîte ? _ Le vieux
l'avait-il cachée là, ou bien c'était un
naufragé ? _ Ma grand'mère, Monsieur, n'a jamais
connu cette histoire.
Mon père non plus, je crois bien. Il est mort il y a
huit ans . Moi, je le
répète, Monsieur, c'est mon grand-père lui-même qui
me l'a contée. "
_ " Bien sûr, personne n'a jamais revu le vieux
... Pas même mon grand-
père, dans ses songes ...
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