UN CHINOIS ...
La boutique fait face au marché. Elle est très
ancienne. Bâtie en planches,
elle était jadis peinte en vert : Il en reste des
traces. Toits de tôle ondulée,
montrant
encore des traces rouges, mais pièces rapportées, de toutes les
couleurs. Balcon en avancée, avec des balustres. La
porte ouvre sur
l'obscurité intérieure. Parfois une femme en sort :
large chapeau de paille
battant des ailes au soleil, qui glisse et descend
dans la rue. On devine des
choses,
là-dedans, et des gens qui bougent un peu, au ralenti.
" Kim Koon _ GENERAL MERCHANDISES",
lit-on, sur un panneau peint .
Il y a peu de Kim Koon aux Seychelles, mais ils se
sont soigneusement
postés aux points cardinaux. L'un vend des postes de
télévision, l'autre des
climatiseurs, le troisième est photographe ... Un
quatrième fait on ne sait
quoi, au fond d'une impasse... Les plus jeunes
arborent vitrines. Les plus
anciens
vivent dans l'ombre.
Ils ont trafiqué la vanille, le coprah, la cannelle,
le patchouli, la nacre,
l'écaille, et
même les peaux d'oiseaux de mer à duvet, dont on faisait les
houppes à
poudrer les belles ... Ils ont vendu des faïences, des brosses, du
rotin, du
riz, des clous, des transistors, casseroles, chemises, ouvre-boîtes,
bouchons,
beignets, parfums, sandales ... Les ans ont passé, les lustres et
les siècles.
Ils sont toujours là, derrière leurs comptoirs. La calculette a
remplacé le boulier, mais ils comptent toujours ...
Chez les Kim Koon, on
compte ce que l'on a eu, ce que l'on aura ... Et
l'on est les seuls à savoir ce
que l'on a .
On compte, on compte ... On mesure, on soupèse, on pèse, on
calcule, on suppute.
Mêmes yeux bridés, mêmes lunettes à monture d'acier,
mêmes crânes, tôt
blanchis, tôt dégarnis ... Sourire rare, rire plus
rare encore, sec, discordant
un peu. Mêmes dents en or ...
L'ancêtre se trouve dans la boutique en bois, face
au marché. Il y est depuis
deux siècles
et demie , depuis la fondation de la ville... Il ne se tient plus
droit tout seul : On l'installe le matin, derrière
son comptoir. Ses yeux
sembleraient vifs, mais quelquefois, ils chavirent.
Sa peau est livide et
amincie. Sa mâchoire tombe un peu, entrouvrant la
bouche.
Quand est-il vraiment venu jusque là ? Comment y
est-il venu ? Etait-il
cuisinier sur un de ces voiliers dont le quart de
l'équipage mourait à
chaque traversée ? Fut-il soutier, sur un vapeur des
Messageries-Maritimes
?
Retourna-t-il un jour au pays, pour prendre une femme de sa race et
revenir
ensuite ? Fut-il toujours là, tout simplement _ Parce que Kim
Koon est là, et ses fils et petits-fils ?
Dans la boutique, sur un mur, il y a un cadre qui
est de travers : On y voit
la photo de la Reine Elizabeth II à Victoria,
entourée des Kim Koon.
Cela aurait tout aussi bien pu être la photo de ...
La reine Victoria ...
entourée des
Kim Koon !
_ Vous passez, comme vous le pouvez, entre les
comptoirs et les
présentoirs,
sous les chemises qui pendent au décrochez-moi-ça, Le regard
se perd un
peu, parmi les pièces détachées pour automobiles, hétéroclites
... Les
sous-vêtements féminins, les arrosoirs, les éventails, les bouteilles
de bière, les cuvettes de lavabos ... Kim Koon est
là, l'ancêtre, sur un
tabouret haut-perché. En y prêtant attention, on
voit bien qu'il est en fait
au bord du
"Paradis-pour les ancêtres"...Mais depuis si longtemps ! Son
bras plonge dans le tiroir-caisse entrouvert :
Maladie de Parkinson ... La
main tremble. Elle joue dans les billets de banque
... Depuis la nuit des
temps ...
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