vendredi 1 mars 2019

UN CHINOIS ...









UN CHINOIS ...






 







La boutique fait face au marché. Elle est très ancienne. Bâtie en planches,

elle était jadis peinte en vert : Il en reste des traces. Toits de tôle ondulée,

 montrant encore des traces rouges, mais pièces rapportées, de toutes les

couleurs. Balcon en avancée, avec des balustres. La porte ouvre sur

l'obscurité intérieure. Parfois une femme en sort : large chapeau de paille

battant des ailes au soleil, qui glisse et descend dans la rue. On devine des

 choses, là-dedans, et des gens qui bougent un peu, au ralenti. 



 



" Kim Koon _ GENERAL MERCHANDISES", lit-on, sur un panneau peint . 




Il y a peu de Kim Koon aux Seychelles, mais ils se sont soigneusement

postés aux points cardinaux. L'un vend des postes de télévision, l'autre des

climatiseurs, le troisième est photographe ... Un quatrième fait on ne sait

quoi, au fond d'une impasse... Les plus jeunes arborent vitrines. Les plus

 anciens vivent dans l'ombre. 





Ils ont trafiqué la vanille, le coprah, la cannelle, le patchouli, la nacre,

 l'écaille, et même les peaux d'oiseaux de mer à duvet, dont on faisait les

 houppes à poudrer les belles ... Ils ont vendu des faïences, des brosses, du

 rotin, du riz, des clous, des transistors, casseroles, chemises, ouvre-boîtes,

 bouchons, beignets, parfums, sandales ... Les ans ont passé, les lustres et

 les siècles. Ils sont toujours là, derrière leurs comptoirs. La calculette a

remplacé le boulier, mais ils comptent toujours ... Chez les Kim Koon, on

compte ce que l'on a eu, ce que l'on aura ... Et l'on est les seuls à savoir ce

 que l'on a . On compte, on compte ... On mesure, on soupèse, on pèse, on

 calcule, on suppute. 




 





Mêmes yeux bridés, mêmes lunettes à monture d'acier, mêmes crânes, tôt

blanchis, tôt dégarnis ... Sourire rare, rire plus rare encore, sec, discordant

un peu. Mêmes dents en or ... 







L'ancêtre se trouve dans la boutique en bois, face au marché. Il y est depuis

 deux siècles et demie , depuis la fondation de la ville... Il ne se tient plus

droit tout seul : On l'installe le matin, derrière son comptoir. Ses yeux

sembleraient vifs, mais quelquefois, ils chavirent. Sa peau est livide et

amincie. Sa mâchoire tombe un peu, entrouvrant la bouche. 

Quand est-il vraiment venu jusque là ? Comment y est-il venu ? Etait-il

cuisinier sur un de ces voiliers dont le quart de l'équipage mourait à

chaque traversée ? Fut-il soutier, sur un vapeur des Messageries-Maritimes

 ? Retourna-t-il un jour au pays, pour prendre une femme de sa race et

 revenir ensuite ? Fut-il toujours là, tout simplement _ Parce que Kim

Koon est là, et ses fils et petits-fils ?



 


Dans la boutique, sur un mur, il y a un cadre qui est de travers : On y voit

la photo de la Reine Elizabeth II à Victoria, entourée des Kim Koon. 

Cela aurait tout aussi bien pu être la photo de ... La reine Victoria ...

 entourée des Kim Koon ! 



 


_ Vous passez, comme vous le pouvez, entre les comptoirs et les

 présentoirs, sous les chemises qui pendent au décrochez-moi-ça, Le regard

 se perd un peu, parmi les pièces détachées pour automobiles, hétéroclites

 ... Les sous-vêtements féminins, les arrosoirs, les éventails, les bouteilles

de bière, les cuvettes de lavabos ... Kim Koon est là, l'ancêtre, sur un

tabouret haut-perché. En y prêtant attention, on voit bien qu'il est en fait

 au bord du "Paradis-pour les ancêtres"...Mais depuis si longtemps ! Son

bras plonge dans le tiroir-caisse entrouvert : Maladie de Parkinson ... La

main tremble. Elle joue dans les billets de banque ... Depuis la nuit des

temps ... 



 




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