MEMENTO
Et la page, et la vague, et la
porte, que
ferme le vent ...
La page crisse, se plisse, puis
tourne enfin.
La vague s'enfle et s'affale.
La porte claque.
Un canot bleu, tout petit sur la
mer : sur la page,
une minuscule virgule ...
L'alizé souffle depuis le mois de
juin : Dans la salle
des Archives Nationales, les
ventilateurs sont
immobiles. Une porte claque : Porte
d'armoire.
On a ouvert un tiroir tout à
l'heure, d'où l'on a
extrait le fichier des
"Péris-en Mer".
_ " En cette saison, Monsieur,
le vent a de brusques
sursauts. Nos pêcheurs ne sortent pas. "
Archives en formes de litanies de
voiliers et de
vapeurs égarés, heurtant des récifs
ignorés ...
De grands vaisseaux, chargés de
drap et de vins,
d'épices et de sucre. Les vagues
cognent, les mâts
se brisent, les carènes s'ouvrent,
les barrils s'en
vont au gré des courants ... Des
jours et des jours,
des semaines et des mois, des
barques dérivent.
Les pluies sont rares, les soleils
ardents, les nuits
sont froides. Vaste, l'océan est
vide. On ne sait pas
où l'on est. On ignore où l'on va.
rescapés du "Tulagi". Ils
avaient dérivé quarante
jours , depuis les côtes de Ceylan.
"
_ C'était en mille neuf cent quarante
quatre.
_ " Un navire anglais, en
mille neuf cent dix,
a recueilli, par neuf degrés trente
huit de latitude
Nord et soixante degrés trente
quatre de longitude
Est, le dernier survivant du
"Sea-Queen ".
Son canot avait dérivé, au total,
pendant quatre
mois.
_ "Ceux qui vinrent aborder à
l'Ile-du-Nord
dérivaient depuis quatre mois …
Au registre, la page se tourne, que
le temps a
jauni. Les listes sont longues. Les
mentions sont
brèves :
_ " L'Administrateur des
Iles-Eloignées, faisant sa
tournée, a découvert sur l'île
Alphonse trois marins
du Cap-Comorin" ...
Les oiseaux et les poissons mangés
crus, l'eau qui
manque, la peau qui cloque et se
fend ...
Les compagnons qui meurent ...
Un collègue nous quitte : Il passe
la porte et plonge
dans la lumière. Comme d'habitude, sa chemise
est un peu fripée, son pantalon en
accordéon, ses
cheveux roux sont en bataille.
Trapu, il est court
sur pattes et se dandine un peu. Je
ne vois plus que
son dos, large. Mais avant qu'il ne se
retourne, il
arborait un éclatant sourire ... Il
regagne son
propre bureau, tout proche. Le vent
souffle,
la porte claque :
À jamais, un homme a
disparu !
La vague gonfle et roule. Il y a
quatre jours, le petit
bateau bleu a été tiré vers la mer. La page a
été
tournée : Le bateau n'est pas
revenu. Il ne
reviendra pas . Quelque part, aux
Archives, un
tiroir est ouvert. Une fiche est
prête, portant deux
noms, celui de mon collègue et
celui de l'un de ses
amis : Deux hommes partis à la
pêche...
Hier, un avion a tourné, venu de
Diégo-Garcia.
On a vu un hélicoptère, des bateaux
...
La vague s'affale, lourde,
retombant comme un
couvercle. La porte est close. Le
registre sera
bientôt refermé. Deux femmes
espèrent encore, et
des enfants, et des amis ...
_ " Moi, Monsieur, j'ai dérivé
pendant vingt jours,
sur un canot, avec mon fils et mon
mari ...
Nous avons recueilli la pluie sur
une toile.
Un bateau grec nous a repêchés près
des côtes de
l'Inde. Notre moteur était tombé en
panne, tout
près de la plage de Praslin. Nous
n'avions ni ancre,
ni avirons, ni signaux. Il y avait du monde
sur la
plage, tout près. On nous avait
vus, mais on a cru
que nous pêchions ... Vingt jours,
et le froid de la
nuit, les brûlures du soleil en
plein jour, la soif,
la faim, le désespoir..."
_ Deux frères, il y a bien
longtemps, dérivèrent
pendant des semaines, jusqu'aux
côtes du
Mozambique ... `
Ils sont revenus sains et saufs !
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