LE RENIEMENT
HISTORIQUE
Au livre des ans ... Au livre des
siècles ... Ce sont les
mêmes questions, toujours, que
répète chaque page : _
_ Qui sommes-nous ?
_ D'où venons-nous ?
_ Où allons-nous ?
Gauguin y exerça ses couleurs et y
prêta des visages
Il ne paraît pas que la réponse ait
été trouvée. Pour
chacun, le présent ne peut se
justifier que par
l'avenir ou par le passé. Ou bien
il faudrait penser,
comme certains, que le présent se
résout tout entier
dans la sensation : La dignité humaine n'y
trouverait guère son lot.
La science prétendait naguère à
l'avenir ...
Elle ne nous laisse que peu
d'espoirs ...
En ce qui concerne le passé, elle
ne nous propose
plus que le "Big-Bang" :
C'est ne rien expliquer du
tout _ Ni la raison, ni la passion
n'y trouvent leur
part.
Ne rêvant plus au futur, il nous
reste à gérer la
continuité, travail de comptable,
nécessaire ...
Quant au passé : Chacune des
pierres soulevées en
Mésopotamie nous dévoile de nouveaux
millénaires, et plus dignes, plus
brillants qu'on ne
le croyait : L'homme a toujours
imprimé sa pensée
sur les stèles qu'il dresse.
C'est pourquoi il y a attentat, aux
profanations des
cimetières ... Attentat contre
l'esprit.
Mais que dire des pierres oubliées,
que le temps
effrite et couche ?
Très loin là-bas, dans mon village,
à l'emplacement
de l'ancien cimetière, on a créé un jardin ...
Pas même un marbre pour conserver
la mémoire
de nos pères ... Du moins, des
arbres poussent.
On peut les songer éternels ...
Sous leurs feuilles,
en automne, nul ne soupçonne la
cendre du temps.
Hier, j'étais à La Digue. Un bateau
laissa son nom
à cette île, au temps des
découvreurs ... Et c'était il
y a si peu de temps ! ... La
La rêverie dans les cimetières ne
marque pas une `
mode nouvelle ... On peut se
demander même, si
elle est de mise encore.
Des évènements récents, et qui ont
fait la chronique
hexagonale montrent pourtant que là
réside encore
le symbole ...
À La Digue, j'ai donc erré dans le
cimetière
abandonné.
_ " Le nouveau est beaucoup
plus loin, vers le port ..."
_ "L'ancien ? _ Ô ! _ Il y a
bien cent ans qu'il est
délaissé !
_" Cent ans ... C'est si
proche : En mille neuf cent
quatre naissait mon père ...
Personne ne vient plus là. Huit
stèles ... Peut-être
neuf seulement, sont encore debout.
La pierre est
dure à La Digue : Le granit rose
est trop dur pour le
ciseau : Les tombes sont faites de moëllons
liés à
la chaux de corail mal brûlé.
Et puis le temps ... Et puis le
vent ... Et la pluie ... Et
les embruns ! On lit encore quelques noms,
très
rares ... Mais, ici rassemblée,
c'est toute l' histoire
des archipels ... Des noms qui
vivent encore, qui ont
fonctions, et qui figurent dans l'annuaire du
téléphone.
_" Antoine Payet, né à l'île
Bourbon, le ... Mort à La
Digue le ... 1889."
_ On prononce " Payette",
comme on dit "canote"
pour canot, dans le Sud-Ouest de la
France...
_ Didasse, né le ... Mort le ...
_ Houareau ... De nos jours, ce
dernier nom s'est
quelque peu modifié, sous plusieurs
formes, dont
la plus fréquente est : Hoareau ...
Mais il est
toujours en usage : Les noms sont
vivants et se
perpétuent par-delà les morts.
Mais, Dieu ! La
mémoire de ceux-là qui furent les
premiers se
meurt quant la chaux s'effrite et
quand s'éboulent
les pierres
... D' où vient qu'il reste si peu
de noms sur les
stèles ? _ Que sont devenues toutes
ces plaques
disparues ? Pierres taillées en
croix, creusées de
niches pour y placer chandelle,
obole ou fleurs ...
_ "Underwood, Père et
Fils" ... Et ceux-là, d'où
venaient-ils ?
Je ne connais rien de plus triste
que ces pierres
disloquées, dispersées : Scandale
contre la
mémoire, scandale contre l'esprit,
au long des
allées envahies par les herbes
sauvages ...
Sacrilège d'oubli.
Ah ! Que, par décence, on rase les
tombes et que
l'on pose ici une plaque, une seule
:
_" Ici reposent des Femmes et
des Hommes. Venus
de France, de Bourbon, de Zanzibar, d'Irlande
ou
bien d'ailleurs ... Ils furent les
premiers ... Leurs
descendants sont toujours là. "
Peu de choses : Pourrait-on espérer
que la tradition
dépose quelques fleurs chaque année ?
_ Un peuple qui perd la mémoire
n'est pas loin de
se perdre.
Nos anciens n'étaient pas si sots,
qui veillaient
la lampe.
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