dimanche 28 mai 2017

HISTOIRE DE MER ...




HISTOIRE DE MER ….




 







Il y a un arbre couché, énorme. Un arbre entier, apporté par la

tempête. 



_ " Ils viennent de la grande île, dans le Sud, très loin d'ici : Les

tempêtes les arrachent, les courants les mènent ici, après des dérives

qui durent parfois des mois, parfois des années. " 




Le vieux disait que les grands poissons s'assemblent sous les troncs

qui dérivent ... 


_ " C'est là qu'il faut chercher les thons. "


Cet arbre-ci avait franchi le récif. On ne voyait que ses racines

tordues, noueuses, raides, blanchies, corrodées et polies : Tentacules

pétrifiés d'une énorme « zourite » cramponnée dans le sable. Veines

violettes ou roses. 



Le lagon scintille de lumière. Le tronc, on le distingue sous les eaux.

Un moignon de branche crève la surface. Il y pend des bouquets

d'anatifs ... La dérive a été longue. 


Le garçon est assis sur le sable, dans l'eau jusqu'à la ceinture.

Il incline la tête sur la poitrine. Sa main droite, ouverte, descend sur

son bras gauche, doucement, de l'épaule au poignet. Elle caresse une

longue estafilade. La peau a la couleur de la cannelle, avec un fin

duvet blond. L'enfant a neuf ans. Il reste immobile. 











Deux sternes blancs manoeuvrent et glissent sur l'aile, comme à la

parade : Longs virages, brusques montées ... Ils volent tous deux à la

même vitesse, en conservant la même distance l'un par rapport à

 l'autre ... Le soleil encore haut les fait paraître éclatants. Silence ...

 Hormis le roulement sourd et continu de l'océan sur le récif.

Mais calme : La vague ne brise pas. Sable blond, à gros grains

coquilliers. La laisse de haute mer est bordée d'un cordon sombre,

constitué de noix de badamier, d'algues, de bouts de bois, de noix

de coco et de choses indéfinissables ... À la laisse de basse mer, autre

cordon à peu près semblable. Entre les deux, le sable est mouillé. 




La pleine mer prochaine, peut-être, emportera l'arbre, à moins que

ce ne soient les rouleaux d'une forte tempête, Dieu sait quand ! ...




Le garçon relève la tête. Ses yeux se perdent dans le ciel. Il reste ainsi

 longtemps. Puis, comme il a soif, il remonte la pente douce. Sur le

sable, il n'y a pas d'autres empreintes que les siennes.




Il y a déjà trois jours que la tempête est passée : La citerne est

renversée. Les chevrons qui la portaient ne sont plus que du bois

brisé. La case a disparu complètement, elle : Le vent l'aura chavirée,

roulée, disloquée. Il reste quatre cailloux : La case était juchée

dessus, un peu de guingois. Une tôle s'est fichée dans le tronc d'un

arbre. Elle pend verticalement. 

Quelque part sur l'île, un chien hurle à la mort. Le garçon creuse le

sable : Le vieux disait : 





_ "Autrefois, quand on n'avait pas de citerne, on creusait dans le sable.

Il y a de l'eau en-dessous." 













Pendant trois jours, il a cherché le vieux ... Il a appelé. Il a bu l'eau de

 pluie, rassemblée dans les demi-noix de coco qui traînaient ici ou là.

Il a mangé les amandes. On n'entendait que le chien, rendu fou par la

 tempête et qui hurlait : Il devait se sauver au fur et à mesure que le

garçon approchait de lui ... Le vieux était blessé peut-être : La chute

d'une branche ... Un faux-pas dans les rochers ? ... Mais pourquoi ne

répondait-il pas ? _ À l'intérieur de l'île, c'était la désolation : troncs

abattus, débris ... Les cocotiers encore debout n'avaient plus de

palmes.




O ! La pluie ! _ Celà avait été comme au déluge, que racontait le

prêtre dans la salle de l'école : Un bruit continu ... Et l'averse à pleins

seaux, pendant toute une journée ... Il s'était abrité comme il l'avait

pu, à l'autre bout de l'île, sous une tôle de l'abri à coprah : Tout ce qui

 restait de celui-ci ! Puis le vent avait emporté la tôle; il s'était alors

caché sous un buisson que le Diable secouait ... 








C'est en revenant le lendemain matin qu'il s'était aperçu que la case

avait disparu et que le vieux n'était plus là. Une gamelle renversée,

une couverture trempée, enroulée autour d'un tronc : C'était tout ce

qui restait ! Il était sûr, maintenant, d'être seul dans l'île ...



Arrivés par la goëlette, on les avait descendus à terre dans la chaloupe

 tous les deux, il y avait maintenant huit jours de cela, avec un sac de

 riz, quelques hardes, des couteaux, une hache pour fendre les noix

de coco et préparer le coprah. La goëlette était repartie. Elle devait

revenir dans deux mois, trois mois peut-être : Cela dépendait du ciel

et de la mer ... On chargerait alors les sacs de coprah pour les

emporter à Mahé ... 
















_ " Le garçon, c'était mon grand-père, Monsieur, ou du moins celui

qui allait devenir mon grand-père plus tard ... C'était en mille huit

cent soixante douze. On naviguait à la voile, exclusivement. " 



Le garçon creusa le sable, de ses deux mains. Il trouva de l'eau à un

mètre à peine. Elle était douce, ou presque ... Le vieux avait dit vrai .

Il but. Le soir approchait : Il mangea du coprah. 


_ " Cinquante quatre jours, il passa dans l'île, Monsieur ! ...


Dont quarante huit tout seul ! De temps en temps, il apercevait le

chien, fugitivement : Le chien devait pêcher des crabes sans doute ...

 Comme lui ! 


_ Il n'avait guère appris à l'école, qu'il avait fréquentée pendant deux

 ans pourtant ... Mais il savait se débrouiller ! ... Il savait prendre des

« zourites » avec un bâton pointu, pêcher des poissons dans les creux

 des rochers ... Il mangeait tout cru, puisque le briquet à amadou

avait disparu avec le vieux. _ À neuf ou dix ans, l'aventure n'était pas

si rare : On vous débarquait pour faire le coprah, ou bien pour pêcher

 la tortue à écaille, qui vient pondre, la nuit, sur les plages ... Il en vit,

des tortues ... Au clair de lune, elles se traînaient sur le sable.

Lorsqu'elles pondaient, elles ahanaient et gémissaient. Il essaya bien

 d'en renverser une sur le dos, comme il l'avait vu faire, mais il aurait

 fallu plus de force qu'il n'en avait ! Il mangea des oeufs. 















Sans que rien ne le laisse prévoir, un jour, les oiseaux arrivèrent.

Ils arrivaient par milliers. On était au mois de mai. Il en tua à coups

 de bâton. Ils restaient là, stupides, à attendre les coups : On ne leur

avait pas encore appris la crainte. Il mangea leur chair, crue bien

entendu : Ce n'était pas très bon. Puis il y eut les oeufs : Les sternes

avaient pondu… Des oeufs tant qu'on en voulait : On poussait les

oiseaux du pied, pour les ramasser. Il goba des oeufs : C'était bon. 






Il avait trouvé des planches sur la plage, sans âge, venues d'où ?

Certains provenaient des débris de la case, peut-être ?

Il se construisit un abri . Mais la pluie était finie. 






_ Les hommes l'ont trouvé là, sur le sable, en abordant avec la

chaloupe ... Il attendait ... Il avait vu approcher le bateau. Il demeurait

grave, sans montrer de joie aucune. _ Le grand arbre venu du Sud

était encore là. Il montrait ses racines blanches. 












_ Mais l'histoire, Monsieur, ne s'arrête pas là. Mon grand-père m'a

tout raconté, alors que l'âge l'avait courbé et ridé. Nous étions près

d'un grand feu, un soir. Il fumait sa pipe à petits coups. De son bâton,

 il éparpillait les tisons. _ Il avait eu peur, souvent ...

Dame ! Tout seul au-milieu de l'océan, à neuf ans ! _ Le chien qui

hurlait toujours, d'un côté ou de l'autre ... Les crabes, la nuit, qui

faisaient bruisser les feuilles ... Et si la goëlette allait ne pas revenir ?

... Et puis le vieux, le vieux qui avait disparu sans laisser de traces! ...

Il le voyait dans ses rêves, parfois, le vieux, la nuit. Il distinguait très

 bien ses yeux ridés. Sa bouche essayait de parler. Il lui manquait

trois dents sur le devant. Aucun son n'était perceptible.



Un bruit quelconque, une saute du vent ... On se retourne sous la

couverture : L'image du vieux disparaît. Et puis une nuit ...

Justement la nuit qui précéda l'arrivée de la goëlette ... Le vieux se

montra une fois encore, dans un rêve. Il se tenait debout près d'un

arbre . Ses pieds ne touchaient pas le sol. Il parla, et cette fois le

garçon entendit, tandis que le vieux montrait du doigt quelque chose.

 Ô ! Un seul mot fut perceptible : " La chèvre ! "

_ Puis l'image disparut. 

















Au matin, le garçon réfléchit : " La Chèvre ! " _ Il n'y avait certes pas

de chèvre dans l'île ... Mais il y avait un rocher, au fond de la baie,

qu'ils avaient baptisé " La chèvre ", le vieux et lui ... Ce rocher, vu

sous un certain angle, on aurait dit qu'il avait des cornes !

_ Le garçon s'y rendit, pour voir. 





_ " C'est sans doute difficile à croire, Monsieur, mais lorsque mon

grand-père atteignit le rocher, il s'aperçut qu'il y avait un trou.

Il y passa le bras. Sa main ramena une boîte. Dans la boîte il y avait ...

 Trois cents roupies en billets de banque ! Trois cents roupies à cette

époque, vous vous rendez compte ! 
















... Une heure après, pas plus, la goëlette était là. "

_ " La maison que j'habite, Monsieur, celle que vous voyez là, a été

achetée par mon grand-père avec les trois cents roupies ... Et il lui en

est resté, encore ! "




_ " D'où venait la boîte ? _ Le vieux l'avait-il cachée là, ou bien

c'était un naufragé ? _ Ma grand'mère, Monsieur, n'a jamais connu

cette histoire. Mon père non plus, je crois bien. Il est mort il y a huit

ans . Moi, je le répète, Monsieur, c'est mon grand-père lui-même qui

me l'a contée. " 






_ " Bien sûr, personne n'a jamais revu le vieux ... Pas même mon

grand-père, dans ses songes ... 







 










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