vendredi 12 mai 2017

UNE HISTOIRE À DORMIR DEBOUT !






UNE HISTOIRE D'HOMME-DE-

                  BOIS ? 








 





_ " J'en ai encore des sueurs, Monsieur ! "




Le conteur était assis dans sa voiture, portes ouvertes, dans 

un coin ombragé de la place qui, partout ailleurs, était 

écrasée de soleil.

C'était l'heure à laquelle les passants sont rares, l'heure à 

laquelle les chauffeurs de taxi font la sieste. 

Pour parler, celui-ci prenait son temps. Il ne se faisait pas 

prier pourtant. Sa parole était lente, mais sa phrase sans 

hésitations ni ruptures. Ses mains étaient serrées sur le 

volant, côte à côte.

Sa tempe perlait un peu. 






Je vais vous conter l'histoire qu'il m'a rapportée ... Il y 

manquera le sel de la langue créole, et sa mélodie. 










_ " Ce n'est pas une " histoire-d' homme-de-bois", Monsieur. 

C'est une histoire vraie. Elle m'est arrivée, à moi, il n'y a pas 

trois mois. Comprenne qui pourra, mais c'est à moi qu'elle est 

arrivée. " 



_ Je compris que le récit serait long : L'homme ferma les 

paupières.

Il parlait sans presque bouger les lèvres. 

_ " C'était un soir, Monsieur, un soir de pleine-lune. La 

montagne était blafarde mais claire : Chaque arbre, chaque 

détail, se détachait avec une netteté surprenante. Pas un 

souffle d'air. Les roussettes grinçaient et couinaient dans les 

manguiers.

Il n'était pas tard encore ... 




Je venais juste de conduire un couple de touristes au casino 

de Beau-Vallon. Le téléphone sonne à la borne : Je décroche : 

Voix féminine, créole, jeune ... 


_ " À minuit, au Katiolo, le dancing de l'Anse-Faure ... Je 

serai à la porte. Il faudra me ramener chez moi, au Niole. " 


_ Le Katiolo à minuit ... Pourquoi pas ? 






Le récit cessa un instant . L'homme avait ouvert les mains. Il 

les promenait à plat sur son volant. Ses paumes étaient 

moites, un peu.

Renversant la tête, les yeux mi-ouverts maintenant, il 

continuait : 

_ " À minuit ... Monsieur ... Pourquoi pas ? ... Les impôts 

sont lourds, et j'ai cinq enfants ... 




Je me rends à l'Anse-Faure à l'heure voulue. La lune est 

haute, toute ronde. La route est nette. Les arbres défilent, 

palmiers et feuillus ...

Je traverse un hameau désert ... Deux chiens ... Plus loin, un 

chat ...

Je ne roule pas vite : J'ai le temps. 


Pointe-Larue : L'aéroport est éteint. Au portail du camp 

militaire, une sentinelle est à son poste ... Le canon de son 

arme luit. 

Voici le Katiolo, au bord de la route. Mes phares, tandis que 

ma voiture prend un virage, éclairent la boutique du boucher 

... La mer est juste derrière, plate, toute plate. Au dancing, la 

soirée bat son plein. Les lumières clignotent, rouges, vertes,    

bleues. La sonorisation donne très fort : C'est l'heure de la 

lambada. 













_ Je roule sur les graviers, doucement, les vitres ouvertes. 

J'arrive à la porte ... Une femme en surgit au même instant. 

Elle était invisible la seconde d'avant. 



Elle était très belle, Monsieur : grande, mince, jeune : Vingt 

ans peut-être ? ... Une antilope, une gazelle ! _ Au premier 

abord, on ne voyait que ses yeux, étincelants, comme des 

braises. Ses cheveux étaient finement tressés et tirés en 

arrière. Elle portait une robe de mousseline, Monsieur ... 

Comme une robe de mariée ! Elle s'assit à l'arrière ... Elle 

avait de longues jambes d'ébène. Je me préparai à

refermer la portière ... 




_ Le récit du chauffeur de taxi s'accélère ... Ses yeux sont

grands-ouverts, perdus au loin ... 




_ J'allais donc refermer la porte. Je m'aperçois que ma

 passagère frissonne. Elle était très jeune, Monsieur, je l'ai 

dit. La fraîcheur avait dû la saisir, au sortir de la danse... Je 

ui couvris les épaules avec ma veste. 



Nous voilà partis pour le Niole. La route est étroite et 

sinueuse ...

Mais elle voulait arriver avant la demie ... J'accélérai. 

La maison est un peu à l'écart, juste avant le pont. Elle est 

verte, avec des balustres blancs. Elle s'accroche à un glacis. 

La façade était bien visible, mais un petit nuage descendu des 

Trois-Frères la cachait en partie. On aurait dit qu'elle était 

illuminée de l'intérieur ... Un katiti se mit à crier.


Je m'aperçus très vite qu'elle avait oublié de me rendre ma 

veste. Mais je me dis que je la récupèrerais le lendemain 

matin , en passant par là ... 


Le lendemain, Monsieur ... Je reviens au Niole ... Je frappe à 

la porte de la maison ... Arrive une pauvre femme vieillie 

avant l'âge, vêtue de noir ... `




_ " Une jeune-femme, dites-vous ? _ La nuit dernière ! " 




Croyez -en ce que vous voudrez, mais c'est à moi que c'est 

arrivé, à moi-même, il y a moins de trois mois ! ... Ce n'est pas 

une "histoire d'homme-de bois ! " 












_ Eh bien, Monsieur ... Il n'y avait pas de jeune-fille dans cette

maison. Il n'y en avait plus ! ... La fille de la maison , elle 

s'appelait  Flora. Elle était morte depuis deux ans, depuis 

deux ans juste, le soir de mon aventure ... Jour pour jour ! _ 

Quand je l'ai ramenée chez elle il y avait deux ans qu'elle était 

morte ! ... Comprenez-vous ça,  Monsieur ?


_ Morte au soir de ses noces, deux ans plus tôt ... Ah ! 

Monsieur !






_ Le lendemain-matin, je me suis rendu au cimetière de Bel-

Air, tout là-haut ... La tombe était bien là où l'on m'avait dit : 

Près d'un gros rocher ... Elle s'appelait bien Flora, Monsieur : 

C'est écrit sur la croix !



 ... Et sur la dalle, soigneusement pliée ... Il y avait ma veste,

Monsieur ... Celle que voilà ! 












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