A dix heures du matin, la
marée étant
basse, nous sortîmes de notre
cabine en
nous agrippant à un filin : le pont était si
mouillé et tellement incliné qu'il était
impossible de se tenir
debout. Nous étions
prêts à débarquer.
On s'occupa d'abord de mon
épouse,
Sibella, et, comme on ne pouvait
envisager de se servir d'une chaise, on lui
passa une corde autour du corps. On la
descendit, lentement,
précautionneusement dans le
grand canot.
Ensuite, ce fut le tour de la servante, puis
le mien et enfin celui du docteur.
Il y avait dans
l'embarcation, en plus de
nos bagages et de nos armes à
feu, quatre
moutons vivants, de la volaille, un porc,
deux chiens greyhounds, un terrier, un
jeune chiot et dix-neuf
personnes. Le soleil
brillait mais les embruns nous arrosaient.
Le bateau plongeait sans
cesse. Nous ne
pouvions rien voir.
Il était midi lorsque nous
nous sommes
éloignés de notre pauvre
navire pour
gagner le rivage ... qui nous
paraissait si
peu engageant ! Le grand
canot était
manoeuvré à l'aviron, mais il était en
même temps remorqué par un
canot à
quatre rameurs. Le Commandant était
resté à bord, en compagnie du steward en
attendant que nous ayons débarqué. Le
petit canot retourna les
chercher pendant
que les autres membres de l'équipage
débarquaient les provisions
et le matériel.
Je voulus les aider, mais ils
refusèrent.
Sibella et la servante
s'occupaient des
choses fragiles : cartes,
livres, compas. Elle
plaçait tout cela dans un trou au milieu du
sable, trou qui n'était pas
autre chose que
le nid déserté d'une énorme
tortue de mer ...
Tout ayant été rangé en
sécurité, au-
dessus du niveau de la marée
haute, je me
mis à prospecter pour trouver
un endroit
propice à l'installation de
notre
campement. Le vent et le
sable nous
cinglaient. Tout près, je trouvai ce que je
cherchais : Le sol était de
bonne qualité,
l'endroit était abrité par
une dune de
quatre à cinq pieds de haut
que recouvrait
une broussaille vigoureuse
d'un vert vif ...
Le vallon surplombé par la
dune était
également verdoyant. Un espace fut
nettoyé pour dresser une
tente. On
apporta rapidement des espars, des
voiles, tout ce qu'il fallait ... La tente fut
dressée pour les passagers et
le matériel.
Le grand canot et le youyou
furent traînés
jusqu'à ce qu'ils soient en sécurité, au-
dessus du niveau des
hautes-eaux. Un feu
fut allumé pour les hommes d'équipage
qui allaient dormir autour de
lui. Avant la
nuit, nous étions à l'abri. Nous avions des
couvertures pour préparer nos couches et
nous étendre, nous avions à
boire et à
manger. Nous avions même eu
droit à une
gorgée de thé chaud. Tout le monde était
sauf et en sécurité. Nous
invitâmes
l'équipage à se joindre à
nous pour la
prière du soir, seuls
quelques-uns, peu
nombreux, s'étaient déjà effondrés dans
un lourd sommeil dû à
l'épuisement. Nos
prières montèrent vers les cieux,
remerciant Dieu de nous avoir
tirés de
cette terrible situation.
*
_"Pouvez-vous seulement
imaginer ce que
représente un tel
débarquement ? _ Les
seuls êtres vivants que nous
avions pu
apercevoir sur l'île étaient
quelques petits
crabes et des oiseaux de mer,
blancs, qui
avaient tout l'air d'être
ébahis de nous voir
là, sur ce rivage qui leur appartenait.
_" Pouvez-vous imaginer
ce que cela
représente ? _ Nous nous trouvions un
instant auparavant sur un navire tout
neuf, jaugeant soixante-quinze
tonneaux,
ayant appareillé de Liverpool
le trois mai
mille huit cent trente six
... Pour ma part,
j'étais alors Major de
l'Armée des Indes. Je
rejoignais mon affectation à Bombay.
Mon épouse, Sibella m'accompagnait,
ainsi que sa servante, Louise
...
_" Et puis ... Quand on y
repense …
_"Le temps était
couvert. Le ciel était chargé de grains. D'après les calculs,
compte-tenu de la distance qu'il estimait
avoir parcourue depuis l'île Sainte-Marie,
le Commandant pensa qu'il
était temps de
changer de cap. On vira à
minuit. La nuit
était sombre et pluvieuse. Le
vent soufflait
du secteur sud. Le navire
filait huit à neuf
noeuds ...
_" Le douze, alors que
j'étais allongé sur ma couchette, au côté de Sibella ... Le navire talonne !
_" Les deux premières
fois, il n'y eut que
des raclements insignifiants
... Si légers
que je ne bougeai pas ... Je
restais allongé,
écoutant intensément ... Je voulais croire
que ce n'était pas vraiment
une côte que
nous avions touchée ... Que nous avions
eu la chance de ne frôler que l'un des
innombrables récifs si
fréquents dans ces
mers tropicales ...
_"Hélas ! Il se passa
moins d'une minute
avant qu'une vague nous ait soulevés ... Le
navire retomba de tout son
poids sur les
rochers. Il y eut un horrible
craquement.
La roue de la barre vola en éclats. La
mécanique se brisa. Le navire
entier
craquait, comme s'il allait à
l'instant être
réduit en pièces. Il continuait à taper sur
la roche. Au bout d'une demi-heure, il se
coucha sur le flanc gauche
... A partir de ce
moment, il se mit à taper encore plus
lourdement. Les vagues
déferlaient, se
brisaient sur la coque, nous
submergeaient avec une
violence de plus
en plus grande. Pour ajouter
à l'horreur de
la situation, à chaque coup de boutoir, la
cloche du bord tintait ...
_" Dès le premier choc,
nous nous étions
tous précipités sur le pont. Nous gardions
le silence le plus complet. Au bout d'un
moment, le charpentier
proposa au
Commandant de couper les mâts
pour
alléger le bateau. Celui-ci, en effet, à
chaque lame, cognait avec une
telle
violence que son
démantèlement était à
craindre ...
_"Attendons que le jour
se lève ... Il ne
faut pas faire de bêtises
..."
-" Une heure plus tard,
cependant, le
navire continuant cogner
aussi fort sur les
rochers, le Commandant
lui-même
ordonna de couper les mâts
... Ils
s'abattirent avec un fracas
épouvantable. A
partir de ce moment, le bateau
resta en
repos.
-"Pendant tout ce
temps-là, l'équipage, sur
le pont, était demeuré parfaitement calme
et discipliné. Sibella, la servante, le
docteur et moi-même, nous
étions restés
sur nos couchettes, offrant au Ciel nos
prières ...
Le Commandant arriva : _
" Voudriez-
vous avoir l'amabilité de
descendre jusqu'à
la cabine inférieure : Nous
allons couper le
mât de misaine."
_" L'inclinaison du
navire était telle, et le
pont était si mouillé, que
nous avions
l'impression de nous trouver
perchés sur
la crête d'un mur ! Il nous
était quasiment
impossible de nous déplacer ... Sibella
était assise tout en haut, du
côté au vent.
En frappant la coque, une
lourde vague la
projeta au loin. Elle tomba à
plat-ventre :
Elle ne pouvait rien faire et je ne pouvais
rien pour l'aider ... Un
moment plus tard,
profitant d'un instant
favorable, en
rampant, nous avons gagné la cabine
inférieure. Nous nous sommes
assis à
même le plancher, du côté
sous-le-vent.
_" Je fis alors quelques
expéditions
jusqu'à notre cabine, promettant chaque
fois à Sibella de revenir
très vite : Nous
nous étions juré de périr
ensemble si nous
devions être noyés en cas de
démembrement du navire ... Je
parvins à
ramener notre literie : Nous nous en
servîmes pour nous asseoir de
façon
acceptable. Je ramenai aussi
des
vêtements chauds qui se
trouvaient à
portée de mes mains ... Nous nous
habillâmes du mieux qu'il
nous était
possible. Mais nous étions
tout mouillés et
nous grelottions de froid. Nos montres,
nos chaînes d'or et quelques bibelots
furent mis en sécurité.
_" Attentif à notre
sort, le Commandant
ne fit couper le mât de
misaine qu'au
moment le moins dangereux.
Nous étions
toujours assis à l'intérieur
du bateau et
nous adressions toujours au
Ciel nos plus
pressantes prières ... Il y
avait peu de
chances pour que le navire
demeurât
entier jusqu'au jour : Il était plein d'eau et
les caisses de la cargaison cognaient sous
le pont. A travers les lattes
de ce dernier,
nous apercevions les lumières
de la nuit ...
Autant dire que chaque vague déversait
des torrents dans la cabine
... Le navire
cognait de plus en plus fort
sur le roc. A
chaque assaut de la mer on
entendait une
détonation telle que nous
aurions pu
croire que la coque avait
explosé.
_"Et le vent soufflait
toujours
furieusement. La pluie l'accompagnait par
intermittences. La nuit était noire. Nous
ignorions complètement sur quoi nous
avions fait naufrage : Était-ce sur un
écueil ou sur une île ?
(À SUIVRE .... DÈS DEMAIN !)
(À SUIVRE .... DÈS DEMAIN !)
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