RELATION DU VOYAGE DU SIEUR
ANACLETO GOMEZ,
NATIF DE PORTO, AU PORTUGAL ...
Le sieur Anacleto Gomez était propriétaire d'un
tonnie, sur lequel il
s'embarqua à Trinquebar pour se rendre à
Trinquemalay, avec une
quantité de passagers qui, comme lui, après avoir
été réduits aux plus
cruelles
extrémités de la faim et de la soif pendant une traversée de près
de cinquante
jours sont venus se perdre sur l'Ile-du-Nord, à six lieues de
l'île
Seychelles. ( L'île de Mahé était alors désignée sous le nom d'île
Seychelles. )
Le sieur Gomez partit de Trinquebar le vingt
Novembre mille sept cent
quatre-vingt-huit
pour Négapatnam où il arriva le soir du même jour. Il
repartit de Négapatnam pour Trinquemalay à huit heures
du matin, le
vingt-deux du
même mois et fit route tout le jour avec bon train jusque
vers les huit heures du soir : Le vent, qui avait
soufflé du Nord au Nord-
Ouest étant devenu trop violent, la mer embarquant
de tous les bords et la
pluye tombant
à verse, le tandel fit mettre bas la voile, qui fut déchirée par
morceaux en
l'amenant.
Le lendemain à la pointe du jour il fit le Sud-Ouest
pour tâcher
d’accoster.Il se trouva devant Trinquemalay, à
environ six lieues, mais
étant sans voile
et ayant fait tout ce chemin par la force des courants et du
vent,
d'autres courants l'ont dépareillé de terre si violemment qu'à dix
heures du matin, personne n'en avait plus
connaissance.
N'ayant point encore perdu tout espoir, bien qu'à la
dérive, tout le monde
s'occupa à raccommoder cette voile pour tâcher
d'approcher la terre, après
quoi on a
continué avec cette mauvaise voile ... (
mot illisible ) à faire le
Sud-Ouest toute la nuit jusqu'au jour ( mot illisible ) passés au Sud-Ouest
les ont
forcés à virer de bord et à gouverner au Nord-Ouest. Ils ont tenu
cette route
jusqu'au lendemain à quatre heures du matin, vingt-neuf du
mois, qu'ils
ont touché sur deux pièces de bois, l'une après l'autre, qui
étaient entre
deux eaux, ce qui leur a fait croire qu'ils étaient sur les basses
de Ceylan, en
conséquence de quoi ils ont amené la voile pour sonder, ce
qu'on a fait,
sans trouver de fond, la voile, en l'amenant, s'étant derechef
mise en pièces et étant hors d'état d'être
raccommodée ; ils ont resté à sec,
en proye aux vents et aux courants qui, au
soleil levant, leur ont fait
reconnaître Batacale, à la distance de sept à huit
lieues.
Etant absolument sans voiles, tout le monde fournit
des draps, nappes,
serviettes,
même des jupes de femmes passagères pour refaire une voile à
dessin de
rattrapper cette terre qu'on avait reconnue au soleil levant , mais
le malheur
avait voulu que tout le monde travaillât avec la plus grande
activité après cette voile qui devait faire leur
salut, dès qu'elle a été faite, à
dix heures du
matin, on s'est trouvé sans terre, sans qu'aucun d'eux ait pu
dire ou juger
de quel côté elle leur restait.
Ayant donc perdu cette terre de vue, et toute
espérance de la rattraper, ils
ont tenu
conseil sur la route qu'on devait tenir et, n'étant pas absolument
d'accord, on
fit les airs du vent depuis le Nord jusqu'à l' Ouest, autant que
le vent l'a
permis pendant la nouvelle lune, jusqu'au dernier quartier, que
les vents ont
passé au Nord-Est. Pour lors, on fit route directe à l'Ouest
pendant
vingt-quatre heures, mais, croyant que cette route n'était pas la
meilleure pour rattraper la pointe de Gal ou le cap
Comorin, ils ont fait le
Nord-Ouest
jusqu'à la pleine lune en décembre.
Etant donc sans ressources, ni l'espérance d'une
côte, puisqu'ils n'avaient
ni eau ni
vivres, ni instruments de marine et que tous les jours leurs noirs
mouraient de
faim et de soif, ils se sont accordés à diriger leur route sur
les Maldives par le moyen d'un mauvais compas de
route et d'une
mauvaise et informe carte, croyant qu'ils n'en
étaient pas éloignés.
Tellement
était si (mot illisible ), qu'un des
mariniers se jetta à la mer de
désespoir et qu'un autre, peu de jours après, se
pendit ; beaucoup de gens
d'ailleurs
mourant tous les jours, les autres jeûnant la faim et la soif, étant
réduits à
boire de l'eau de mer et leur urine, n'ayant pour toute nourriture
que du poisson qu'ils prenaient de temps en temps et
qu'on faisait sécher
au soleil ( ce qui les rendait rouges comme du sang
et leur causait de
violents maux de tête. ) N'ayant d'eau douce que
lorsqu'il tombait de la
pluye, qu'ils ramassaient
soigneusement ayant resté plus d'une fois deux,
trois, quatre
et cinq jours sans boire ni manger.
La quantité d'oiseaux de toutte espèce et surtout des goélettes blanches
dont
examinèrent le coucher (mot illisible
) de la pleine lune de Janvier
leur rendit leur courage et ( mot illisible ) la direction des oiseaux qui
portait au Sud-Ouest , route qu'ils s' étaient
proposés de suivre jusqu'au
lendemain
matin mais, vers minuit, à la lueur de la lune, ils aperçurent un
haut _ fond
de roches et de corail. On sonda aussitôt, la voile dehors, et on
a trouvé six
brasses d'eau, ils ont amené la voile sur le champ et sondé
derechef, trouvé sept brasses , ils se sont disposés
à préparer une ancre
pour mouiller, resondé
de nouveau, trouvé treize brasses, par lequel fond
ils ont
mouillé.
Le câble ayant été coupé par les coraux vers les
quatre heures du matin,
peu après ils ont resondé sans fond et se sont laissé aller en dérive au vent
et au courant jusqu'à que le temps, qui était chargé
et couvert d'un grain
fort épais , qui ne s'est dissipé que vers les huit
heures du matin , se fut
bien
éclairci. Alors ils approchèrent, sans la connaître, l'île de Silhouette,
droit au Nord. Ils s'en étaient alors éloignés de
dix-huit lieues environ, et
firent route dessus.
Etant arrivés par son travers vers sept heures du
soir, et ne voyant aucun
endroit
propre à mettre à terre, ils se sont déterminés à aller mouiller vis à
vis une
grande anse de sable qu'on voyait sur l'
isle du Nord, que personne
ne connaissait
et où ils ont mouillé par les quatre à cinq brasses, vers les
huit heures
du soir.
Le tonnie étant mouillé, du bord on aperçut au clair
de la lune des tortues
sans nombre,
qui montaient à terre ; la faim et la soif poussant fortement
tous ces infortunés et n'ayant à bord du tonnie aucun petit bateau pour
descendre à
terre, les sieurs Gomez et Guillot prirent le parti de se jeter à
la nage pour
tâcher de procurer à tout le monde les premiers secours.
Ces messieurs, ayant manqué de se noyer en allant à
terre sont restés
toutte la nuit sur l'île et les
autres à bord, sans pouvoir se communiquer.
Au jour, ceux de terre ont fait de leurs mains une
espèce de cati-maron
pour tâcher d'aller à bord porter quelques secours à
leurs camarades, mais
la mer étant
trop mauvaise, ils n'ont pu s'en servir : le tonnie ayant
beaucoup fatigué toutte
la nuit sur son câble, qui s'est trouvé coupé par les
coraux vers les neuf heures du matin s'est jeté au plein le jour de la pleine
lune en
Janvier et s'est aussitôt rompu en deux, de manière cependant que
tout le monde
s'est heureusement sauvé avec une partie de leurs effets.
La lame ayant jetté
au plein le reste de leurs effets, ils les ont tous ramassés
en mauvais
état mais avec peu de pertes. Tout le monde à terre, après
avoir encore souffert la soif pendant deux jours, à
force de chercher on a
trouvé de l'eau dans une mare pleine de tortues qui
la rendaient détestable
mais
excellente pour le moment. On s'en est servi pour boire et pour faire
cuire les
tortues et les oiseaux dont ils ont vécu l'espace de près d'un
mois.
Ennuyés de cette vie et de cette nourriture toute de
viande et voyant, sans
les
connaître, des îles plus considérables qui, vraissemblablement devaient
donner de
plus grands secours, à la pluralité des voix, on s'est déterminé à
faire un cati-maron dans l'espérance de pouvoir
joindre quelqu'une de ces
isles , mais,
n'ayant ni hâches ni herminettes,
enfin aucun instrument
tranchant qu'un mauvais couteau, tout ayant été
perdu dans le naufrage,
on n'a pu faire, au lieu d'un véritable cati-maron qu'un assemblage de cinq
gros morceaux
de bois des débris du tonnie,
semblable à un mauvais rât ,
( mot illisible ) long, qui surnageait si peu
que les sieurs Coutous et
Crambre ( ? ) qui ont eu le courage d'entreprendre
le voyage de cette isle à
celle de Seychelles étaient sur ce rât dans l'eau jusqu' à la moitié du
corps.
Ces deux messieurs, pleins d'intrépidité et
d'espérance de trouver un
soulagement à
leur misère et d'en procurer à leurs infortunés compagnons
ont donc
entrepris le voyage le dimanche matin premier février avec trois
lascars, sans
vivres, sans eau douce, avec une mauvaise voile et trois
mauvaises pagayes faittes de bouts de planches des débris du tonnie et ont
attrapé par
le plus grand hazard le lundi vers
les trois ou quatre heures du
matin la pointe
du Nord de l'île Sainte-Anne dont heureusement le récif
les a pris et
les a jettés dedans en leur faisant
un chapeau de leur rât,
ayant attrapé comme ils ont pu l'établissement du
sieur Hangard, ils s'y
sont reposés et on les a remis à Seychelles vers
deux heures après midi :
Ces messieurs
m'ayant instruit du sort de leurs compagnons, j'ai expédié
le soir même
deux pirogues des habitants pour aller chercher les pauvres
naufragés qui, craignant que les navigateurs du cati-maron n'eussent
péri, se croyaient encore une fois sans
ressources.
A Seychelles, le 1-Xbre. 1789.
Gillot
( Document recueilli de l'original, conservé aux
Archives Nationales des
Seychelles. _ On a conservé l'orthographe et la
ponctuation de son auteur :
Antoine
Gillot, Commandant des îles Seychelles
_ Ces documents, très abîmés par acidification du
papier ont été restaurés
mais certains mots demeurent illisibles à jamais. )
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