Copie d'un document trouvé aux archives des Seychelles
_"Comme vous le savez sans doute, le coton,
naguère,
était la principale ressource des Seychelles. Le
commerce
du coton
était si actif que plusieurs bateaux y étaient
entièrement affectés ... Je venais d'être nommé
capitaine
de l'un de
ces bateaux, qui avait pour nom " Les Six-
Soeurs". Il jaugeait six cents tonneaux.
J'avais vingt ans,
l'esprit
aventureux. J'avais passé toute ma jeunesse à
apprendre le métier. Ce commandement venait me
récompenser. J'étais fier d'avoir déjà accomplis
trois
voyages et de
les avoir tous réussis. Et puis ... Le ciel me
précipita dans une épouvantable apocalypse ...
*
_L e vingt sept juillet mille huit cent dix neuf, je
sortais
du barachois de Mahé. J'emportais une cargaison de
coton pour
l'île Maurice. J'avais, de plus, une trentaine
de passagers à mon bord.
_" C'était un vendredi. Certains de mes
passagers, par
superstition, répugnaient à partir ce jour-là. Me
rendant
à leur désir, je mouillai en rade de l'île
Sainte-Anne. Je
ne fis hisser
les voiles que le lendemain, vingt-huit
juillet. Il
était deux heures du matin. Le temps était
superbe et la brise était belle. Elle nous permit de
filer
sept à huit
noeuds pendant quatre jours. J'avais mis le
cap à l'est
pour m'élever dans le vent.
_ "Nous voici au premier août. Il est huit
heures du
matin. Je viens de quitter mon quart. Mes calculs me
situent par
2°18 sud et 61° de longitude est. Je suis las,
je m'allonge sur ma couchette et j'attrape un livre
au
hasard ... Je l'ouvre ... C'est le récit du naufrage
de la
"Méduse", tout récent encore.
J'étais en train de
m'apitoyer sur le sort de son malheureux équipage
...
Une voix
formidable retentit, venant des soutes ;
_" Au feu ! Au feu ! Nous brûlons ! "
A moitié nu, je cours jusqu'au gaillard d'arrière.
Mon
équipage m'y attend, consterné. Je fais carguer le
grand
hunier. Je donne l'ordre de puiser de l'eau le long
du
bord avec des
seaux et de faire la chaîne jusqu'à ceux qui
se
précipitent avec moi dans la cale ... Parvenu sur les
lieux du sinistre, je constate que le feu a pris
dans des
balles de coton, entre le pied du grand mât et
l'épontille
avant, sous
des voiles de rechange. Cet incendie ne peut
être dû
qu'aux marques, imprimées au fer chaud, que
l'on a coutume, aux Seychelles, d'appliquer sur les
balles
de
coton.
Auprès de moi, il y avait M. Lesage, ancien
représentant
du
gouvernement anglais aux Seychelles. J'aurais dû
l'écouter : Il me conseillait de faire fermer
hermétiquement toutes les ouvertures et de me
diriger
vers la terre
la plus proche. Hélas, je vois bien,
maintenant, que j'aurais dû suivre son conseil ...
Mais je
ne croyais
pas le danger si sérieux que cela, et je
persistai dans mon attitude : A tout prix, je
voulais
essayer de
sauver mon bateau ...
_" Nous déversons une énorme quantité d'eau :
On nous
en fait parvenir depuis le pont et j'y fais ajouter
celle qui
était dans
les barriques de la cale, normalement prévue
pour notre
consommation : On roule les fûts et on les
défonce sur
place. Le feu s'étend, s'étend toujours ! Plus
le torrent
déversé est important, plus le feu augmente.
Les flammes
jaillissent de tous les côtés.
_" Bientôt il nous faut évacuer la cale : La
fumée nous
asphyxie.
Remonté sur le pont, je fais fermer les
écoutilles,
les dromes et même les sabords de la
chambre. Tout le monde s'active avec ardeur. Tout à
coup, je
regarde devant moi : Le feu s'est frayé un
passage par la braie du grand mât ... Il prend à
l'amure
de la grand-voile et, en moins de temps qu'il n'en
faut
pour le dire,
il s'élance dans le gréement. Pour comble
de malheur,
l'équipage, composé de Lascars, se met à
désespérer et se lamente en baissant les bras. Les
noirs
créoles, ceux
sur lesquels je croyais pouvoir compter le
plus,
poussent des cris aigus, des plaintes déchirantes ...
_"Ah ! Monsieur ! Quel affreux tableau ! Je
m'étonne
encore, en ce
qui me concerne, d'avoir gardé, très claire,
la notion de
ce qui était mon devoir ... Mon devoir ...
C'est à lui seul que je pensais ... Hurlements des
hommes, crépitement des flammes, sourd fracas causé
par les ravages de l'incendie à l'intérieur du
bateau ...
Oui, Monsieur, j'étais bouleversé ... Mais je
restais calme.
Mon âme était
déchirée, mais ma pensée demeurait
calme, libre
et froide.
_" Après un instant de réflexion, je décidai de
faire
mettre la chaloupe à la mer avant que les mâts,
consumés à
leur emplanture, ne s'écroulent. Nous
chargerions sur l'embarcation tous les vivres qui
nous
tomberaient
sous la main et nous la filerions le plus loin
possible
derrière nous afin de la mettre en sécurité. Je
ferais
ensuite saborder le bateau pour le couler et, grâce
aux balles de
coton qui flotteraient et aux débris de la
mâture, nous
construirions un radeau pour les gens qui
n'auraient pas pu avoir de place dans la chaloupe.
_" Suivant mon idée, je donne l'ordre aux rares
"soucanis" qui ne s'étaient pas laissés
abattre par le
désespoir de
frapper les palans des vergues et de se
mettre aux caillornes afin de mettre la chaloupe à
la mer
...
_Tout à coup, deux passagères me prennent les
genoux.
L'une d'elles, Madame Malfille, les yeux hagards et
pleins de larmes, les vêtements en désordre, me
présente
ses deux
enfants et hurle :
_" Capitaine ... Au nom de Dieu ! ... Sauvez
mes enfants !
Je veux bien
sacrifier ma vie, mais eux, je ne veux pas
qu'ils
meurent ! "
_" Devant cette douleur, mon courage est
ébranlé
pendant un moment. Il me faut faire effort pour lui
répondre :
_" Calmez-vous, Madame, je vous en prie ...
Nous allons
tâcher de
nous sauver tous. "
**
_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le
coup
d'une scène
pareille, je les rejoins et je ravive leur
courage en
leur donnant l'exemple ... Je tirais sur une
corde ... Elle casse ... Je perds l'équilibre ...
J'étais monté
sur le
panneau de la grande écoutille ... Il bascule ... Je
tombe dans la
cale en poussant un grand cri. René, un
Créole de chez nous s'assure en se passant une corde
autour des
reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à son aide,
je me sors de
cette fournaise où m'attendait une mort
certaine : Je suffoquais déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes
à faire
ce que nous
voulions. Nous faisons embarquer les
femmes et les
enfants d'abord ... Monsieur Lesage et six
"soucanis" vigoureux assureront la
sécurité de
l'embarcation. En hâte, nous leur jetons les
provisions
du haut du pont.
_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les
Lascars
s'efforcent
de prendre le contrôle de la chaloupe ... Les
gardiens de
celle-ci se défendent avec ardeur. J'essaie
vainement de dominer de la voix le tumulte des
vagues,
des flammes
et des hommes ... Le danger est trop
pressant, la panique est trop générale: Personne ne
m'écoute et chacun court à sa perte ... Je ne
désespère
pas encore cependant : J'ai essayé la prière et
l'appel à la
raison ...
J'utilise la menace maintenant ...
_" Du bateau on me hèle à grands cris :
_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se
remplit ! "
_" Soudainement, le bateau a pris de la
vitesse, une
grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour
cela
que la
chaloupe embarque tant d'eau ... Ce que je
l'a arrachée. Le malheureux a eu une jambe cassée
pendant l'attaque de la chaloupe ... De rage, il a
trouvé la
force de se
traîner là et d'essayer de nous faire couler.
L'embarquement dans la chaloupe se fait
précipitamment, dans le plus grand désordre ... Un
grand nombre d'hommes sautent en même temps que
nous. Je fais
alors couper la remorque et nous
abandonnons le bateau beaucoup plus tôt que je ne
l'avais prévu ...
_"Il restait des hommes à bord du bateau. La
situation y
était
terrible : Cris de rage, pleurs, gémissements,
malédictions ... Je frémis encore en y pensant.
Pourtant,
dans la
chaloupe, devait se dérouler une scène encore
plus déchirante ... Nous y étions cinquante cinq ...
C'était
trop de
moitié ! ... Nous faisions eau de toutes parts. Au
moindre
mouvement un peu brusque, nous risquions de
chavirer ...
J'offre de tirer au sort pour désigner ceux qui
devront se
sacrifier pour le salut commun ... Aussitôt, on
proteste en
disant que le temps presse, qu'il faut
immédiatement
trouver une solution à la surcharge ...
Les esclaves,
disent la plupart des marins et des
passagers,
ont traîtreusement essayé de nous voler
l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on, de toute
façon, si
c'est nous
qui sommes désignés par le sort, ils n'ont
aucune chance de s'en tirer car ils n'ont pas les
compétences nécessaires pour la manoeuvre ... Il ne
serait que juste de les obliger à se jeter à la mer
et, au
besoin, de les y jeter nous-mêmes ...
_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs
appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont
fait
constitue le
geste le plus sublime dont j'ai pu être
témoin dans mon existence:
_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils
s'écrient :
_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne
pouvons
nous sauver tous dans cette embarcation ... Aussi
nous
allons nous
sacrifier pour vous et pour vos compagnons
... Que Dieu vous conduise à bon port et qu'il vous
conserve de longs jours ... "
_" Après ces paroles, ils se précipitent à la
mer, nous
laissant tous
aux yeux des larmes d'admiration.
Quelques autres noirs courageux suivent leur exemple
...
Mais il en
est qui résistent et ils sont les victimes d'un
épouvantable carnage. Ceux qui ont été jetés à la
mer
sans être
blessés reviennent vers nous et s'accrochent
des deux mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à
coups de
bûches qu'on leur écrase les doigts ! ... Bientôt,
la mer est
rouge de sang
et nos vêtements sont couverts de
lambeaux de chair et de cervelle ... Comme si nous
avions tous
pris part à ce massacre horrible ... mais
inévitable.
_" Mon domestique personnel, un jeune Créole
d'une
quinzaine d'années, avait trouvé refuge dans la
chaloupe.
Perdu
au-milieu de toutes mes préoccupations, je l'avais
oublié ... Je
l'aimais beaucoup pourtant ... Il me supplie
et sa voix me
fait souvenir de lui ... Je prie le Second de
l'épargner,
je le lui ordonne, même ... Mais c'est surtout
à Monsieur
Lesage qu'il doit la vie : Celui-ci le fait
asseoir entre ses jambes pour le protéger. Enfin la
tuerie
cesse. Notre premier soin est d'écoper l'eau que les
secousses incessantes et violentes ont fait
embarquer ...
_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore
trente
huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que
notre
embarcation
ne mesure que vingt-huit pieds de long sur
cinq de large et n'a que vingt-six pouces de creux !
Elle
est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus
de
cinq pouces !
***
_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le
coup
d'une scène
pareille, je les rejoins et je ravive leur
courage en
leur donnant l'exemple ... Je tirais sur une
corde ... Elle casse ... Je perds l'équilibre ...
J'étais monté
sur le
panneau de la grande écoutille ... Il bascule ... Je
tombe dans la
cale en poussant un grand cri. René, un
Créole de chez nous s'assure en se passant une corde
autour des
reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à son aide,
je me sors de
cette fournaise où m'attendait une mort
certaine : Je suffoquais déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes
à faire
ce que nous
voulions. Nous faisons embarquer les
femmes et les
enfants d'abord ... Monsieur Lesage et six
"soucanis" vigoureux assureront la
sécurité de
l'embarcation. En hâte, nous leur jetons les
provisions
du haut du pont.
_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les
Lascars
s'efforcent
de prendre le contrôle de la chaloupe ... Les
gardiens de
celle-ci se défendent avec ardeur. J'essaie
vainement de dominer de la voix le tumulte des
vagues,
des flammes
et des hommes ... Le danger est trop
pressant, la panique est trop générale: Personne ne
m'écoute et chacun court à sa perte ... Je ne
désespère
pas encore cependant : J'ai essayé la prière et
l'appel à la
raison ...
J'utilise la menace maintenant ...
_" Du bateau on me hèle à grands cris :
_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se
remplit ! "
_" Soudainement, le bateau a pris de la
vitesse, une
grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour
cela
que la
chaloupe embarque tant d'eau ... Ce que je
l'a arrachée. Le malheureux a eu une jambe cassée
pendant l'attaque de la chaloupe ... De rage, il a
trouvé la
force de se
traîner là et d'essayer de nous faire couler.
L'embarquement dans la chaloupe se fait
précipitamment, dans le plus grand désordre ... Un
grand nombre d'hommes sautent en même temps que
nous. Je fais
alors couper la remorque et nous
abandonnons le bateau beaucoup plus tôt que je ne
l'avais prévu ...
_"Il restait des hommes à bord du bateau. La
situation y
était
terrible : Cris de rage, pleurs, gémissements,
malédictions ... Je frémis encore en y pensant.
Pourtant,
dans la
chaloupe, devait se dérouler une scène encore
plus déchirante ... Nous y étions cinquante cinq ...
C'était
trop de
moitié ! ... Nous faisions eau de toutes parts. Au
moindre
mouvement un peu brusque, nous risquions de
chavirer ...
J'offre de tirer au sort pour désigner ceux qui
devront se
sacrifier pour le salut commun ... Aussitôt, on
proteste en
disant que le temps presse, qu'il faut
immédiatement
trouver une solution à la surcharge ...
Les esclaves,
disent la plupart des marins et des
passagers,
ont traîtreusement essayé de nous voler
l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on, de toute
façon, si
c'est nous
qui sommes désignés par le sort, ils n'ont
aucune chance de s'en tirer car ils n'ont pas les
compétences nécessaires pour la manoeuvre ... Il ne
serait que juste de les obliger à se jeter à la mer
et, au
besoin, de les y jeter nous-mêmes ...
_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs
appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont
fait
constitue le
geste le plus sublime dont j'ai pu être
témoin dans mon existence:
_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils
s'écrient :
_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne
pouvons
nous sauver tous dans cette embarcation ... Aussi
nous
allons nous
sacrifier pour vous et pour vos compagnons
... Que Dieu vous conduise à bon port et qu'il vous
conserve de longs jours ... "
_" Après ces paroles, ils se précipitent à la
mer, nous
laissant tous
aux yeux des larmes d'admiration.
Quelques autres noirs courageux suivent leur exemple
...
Mais il en
est qui résistent et ils sont les victimes d'un
épouvantable carnage. Ceux qui ont été jetés à la
mer
sans être
blessés reviennent vers nous et s'accrochent
des deux mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à
coups de
bûches qu'on leur écrase les doigts ! ... Bientôt,
la mer est
rouge de sang
et nos vêtements sont couverts de
lambeaux de chair et de cervelle ... Comme si nous
avions tous
pris part à ce massacre horrible ... mais
inévitable.
_" Mon domestique personnel, un jeune Créole
d'une
quinzaine d'années, avait trouvé refuge dans la
chaloupe.
Perdu
au-milieu de toutes mes préoccupations, je l'avais
oublié ... Je
l'aimais beaucoup pourtant ... Il me supplie
et sa voix me
fait souvenir de lui ... Je prie le Second de
l'épargner,
je le lui ordonne, même ... Mais c'est surtout
à Monsieur
Lesage qu'il doit la vie : Celui-ci le fait
asseoir entre ses jambes pour le protéger. Enfin la
tuerie
cesse. Notre premier soin est d'écoper l'eau que les
secousses incessantes et violentes ont fait
embarquer ...
_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore
trente
huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que
notre
embarcation
ne mesure que vingt-huit pieds de long sur
cinq de large et n'a que vingt-six pouces de creux !
Elle
est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus
de
cinq pouces !
_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le
coup
d'une scène
pareille, je les rejoins et je ravive leur
courage en
leur donnant l'exemple ... Je tirais sur une
corde ... Elle casse ... Je perds l'équilibre ...
J'étais monté
sur le
panneau de la grande écoutille ... Il bascule ... Je
tombe dans la
cale en poussant un grand cri. René, un
Créole de chez nous s'assure en se passant une corde
autour des
reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à son aide,
je me sors de
cette fournaise où m'attendait une mort
certaine : Je suffoquais déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes
à faire
ce que nous
voulions. Nous faisons embarquer les
femmes et les
enfants d'abord ... Monsieur Lesage et six
"soucanis" vigoureux assureront la
sécurité de
l'embarcation. En hâte, nous leur jetons les
provisions
du haut du pont.
_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les
Lascars
s'efforcent
de prendre le contrôle de la chaloupe ... Les
gardiens de
celle-ci se défendent avec ardeur. J'essaie
vainement de dominer de la voix le tumulte des
vagues,
des flammes
et des hommes ... Le danger est trop
pressant, la panique est trop générale: Personne ne
m'écoute et chacun court à sa perte ... Je ne
désespère
pas encore cependant : J'ai essayé la prière et
l'appel à la
raison ...
J'utilise la menace maintenant ...
_" Du bateau on me hèle à grands cris :
_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se
remplit ! "
_" Soudainement, le bateau a pris de la
vitesse, une
grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour
cela
que la
chaloupe embarque tant d'eau ... Ce que je
l'a arrachée. Le malheureux a eu une jambe cassée
pendant l'attaque de la chaloupe ... De rage, il a
trouvé la
force de se
traîner là et d'essayer de nous faire couler.
L'embarquement dans la chaloupe se fait
précipitamment, dans le plus grand désordre ... Un
grand nombre d'hommes sautent en même temps que
nous. Je fais
alors couper la remorque et nous
abandonnons le bateau beaucoup plus tôt que je ne
l'avais prévu ...
_"Il restait des hommes à bord du bateau. La
situation y
était
terrible : Cris de rage, pleurs, gémissements,
malédictions ... Je frémis encore en y pensant.
Pourtant,
dans la
chaloupe, devait se dérouler une scène encore
plus déchirante ... Nous y étions cinquante cinq ...
C'était
trop de
moitié ! ... Nous faisions eau de toutes parts. Au
moindre
mouvement un peu brusque, nous risquions de
chavirer ...
J'offre de tirer au sort pour désigner ceux qui
devront se
sacrifier pour le salut commun ... Aussitôt, on
proteste en
disant que le temps presse, qu'il faut
immédiatement
trouver une solution à la surcharge ...
Les esclaves,
disent la plupart des marins et des
passagers,
ont traîtreusement essayé de nous voler
l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on, de toute
façon, si
c'est nous
qui sommes désignés par le sort, ils n'ont
aucune chance de s'en tirer car ils n'ont pas les
compétences nécessaires pour la manoeuvre ... Il ne
serait que juste de les obliger à se jeter à la mer
et, au
besoin, de les y jeter nous-mêmes ...
_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs
appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont
fait
constitue le
geste le plus sublime dont j'ai pu être
témoin dans mon existence:
_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils
s'écrient :
_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne
pouvons
nous sauver tous dans cette embarcation ... Aussi
nous
allons nous
sacrifier pour vous et pour vos compagnons
... Que Dieu vous conduise à bon port et qu'il vous
conserve de longs jours ... "
_" Après ces paroles, ils se précipitent à la
mer, nous
laissant tous
aux yeux des larmes d'admiration.
Quelques autres noirs courageux suivent leur exemple
...
Mais il en
est qui résistent et ils sont les victimes d'un
épouvantable carnage. Ceux qui ont été jetés à la
mer
sans être
blessés reviennent vers nous et s'accrochent
des deux mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à
coups de
bûches qu'on leur écrase les doigts ! ... Bientôt,
la mer est
rouge de sang
et nos vêtements sont couverts de
lambeaux de chair et de cervelle ... Comme si nous
avions tous
pris part à ce massacre horrible ... mais
inévitable.
_" Mon domestique personnel, un jeune Créole
d'une
quinzaine d'années, avait trouvé refuge dans la
chaloupe.
Perdu
au-milieu de toutes mes préoccupations, je l'avais
oublié ... Je
l'aimais beaucoup pourtant ... Il me supplie
et sa voix me
fait souvenir de lui ... Je prie le Second de
l'épargner,
je le lui ordonne, même ... Mais c'est surtout
à Monsieur
Lesage qu'il doit la vie : Celui-ci le fait
asseoir entre ses jambes pour le protéger. Enfin la
tuerie
cesse. Notre premier soin est d'écoper l'eau que les
secousses incessantes et violentes ont fait
embarquer ...
_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore
trente
huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que
notre
embarcation
ne mesure que vingt-huit pieds de long sur
cinq de large et n'a que vingt-six pouces de creux !
Elle
est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus
de
cinq pouces !
_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le
coup
d'une scène
pareille, je les rejoins et je ravive leur
courage en
leur donnant l'exemple ... Je tirais sur une
corde ... Elle casse ... Je perds l'équilibre ...
J'étais monté
sur le
panneau de la grande écoutille ... Il bascule ... Je
tombe dans la
cale en poussant un grand cri. René, un
Créole de chez nous s'assure en se passant une corde
autour des
reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à son aide,
je me sors de
cette fournaise où m'attendait une mort
certaine : Je suffoquais déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes
à faire
ce que nous
voulions. Nous faisons embarquer les
femmes et les
enfants d'abord ... Monsieur Lesage et six
"soucanis" vigoureux assureront la
sécurité de
l'embarcation. En hâte, nous leur jetons les
provisions
du haut du pont.
_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les
Lascars
s'efforcent
de prendre le contrôle de la chaloupe ... Les
gardiens de
celle-ci se défendent avec ardeur. J'essaie
vainement de dominer de la voix le tumulte des
vagues,
des flammes
et des hommes ... Le danger est trop
pressant, la panique est trop générale: Personne ne
m'écoute et chacun court à sa perte ... Je ne
désespère
pas encore cependant : J'ai essayé la prière et
l'appel à la
raison ...
J'utilise la menace maintenant ...
_" Du bateau on me hèle à grands cris :
_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se
remplit ! "
_" Soudainement, le bateau a pris de la
vitesse, une
grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour
cela
que la
chaloupe embarque tant d'eau ... Ce que je
l'a arrachée. Le malheureux a eu une jambe cassée
pendant l'attaque de la chaloupe ... De rage, il a
trouvé la
force de se
traîner là et d'essayer de nous faire couler.
L'embarquement dans la chaloupe se fait
précipitamment, dans le plus grand désordre ... Un
grand nombre d'hommes sautent en même temps que
nous. Je fais
alors couper la remorque et nous
abandonnons le bateau beaucoup plus tôt que je ne
l'avais prévu ...
_"Il restait des hommes à bord du bateau. La
situation y
était
terrible : Cris de rage, pleurs, gémissements,
malédictions ... Je frémis encore en y pensant.
Pourtant,
dans la
chaloupe, devait se dérouler une scène encore
plus déchirante ... Nous y étions cinquante cinq ...
C'était
trop de
moitié ! ... Nous faisions eau de toutes parts. Au
moindre
mouvement un peu brusque, nous risquions de
chavirer ...
J'offre de tirer au sort pour désigner ceux qui
devront se
sacrifier pour le salut commun ... Aussitôt, on
proteste en
disant que le temps presse, qu'il faut
immédiatement
trouver une solution à la surcharge ...
Les esclaves,
disent la plupart des marins et des
passagers,
ont traîtreusement essayé de nous voler
l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on, de toute
façon, si
c'est nous
qui sommes désignés par le sort, ils n'ont
aucune chance de s'en tirer car ils n'ont pas les
compétences nécessaires pour la manoeuvre ... Il ne
serait que juste de les obliger à se jeter à la mer
et, au
besoin, de les y jeter nous-mêmes ...
_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs
appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont
fait
constitue le
geste le plus sublime dont j'ai pu être
témoin dans mon existence:
_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils
s'écrient :
_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne
pouvons
nous sauver tous dans cette embarcation ... Aussi
nous
allons nous
sacrifier pour vous et pour vos compagnons
... Que Dieu vous conduise à bon port et qu'il vous
conserve de longs jours ... "
_" Après ces paroles, ils se précipitent à la
mer, nous
laissant tous
aux yeux des larmes d'admiration.
Quelques autres noirs courageux suivent leur exemple
...
Mais il en
est qui résistent et ils sont les victimes d'un
épouvantable carnage. Ceux qui ont été jetés à la
mer
sans être
blessés reviennent vers nous et s'accrochent
des deux mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à
coups de
bûches qu'on leur écrase les doigts ! ... Bientôt,
la mer est
rouge de sang
et nos vêtements sont couverts de
lambeaux de chair et de cervelle ... Comme si nous
avions tous
pris part à ce massacre horrible ... mais
inévitable.
_" Mon domestique personnel, un jeune Créole
d'une
quinzaine d'années, avait trouvé refuge dans la
chaloupe.
Perdu
au-milieu de toutes mes préoccupations, je l'avais
oublié ... Je
l'aimais beaucoup pourtant ... Il me supplie
et sa voix me
fait souvenir de lui ... Je prie le Second de
l'épargner,
je le lui ordonne, même ... Mais c'est surtout
à Monsieur
Lesage qu'il doit la vie : Celui-ci le fait
asseoir entre ses jambes pour le protéger. Enfin la
tuerie
cesse. Notre premier soin est d'écoper l'eau que les
secousses incessantes et violentes ont fait
embarquer ...
_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore
trente
huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que
notre
embarcation
ne mesure que vingt-huit pieds de long sur
cinq de large et n'a que vingt-six pouces de creux !
Elle
est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus
de
cinq pouces !
_" Nous avions cent quatre-vingt lieues à
parcourir
comme cela
pour espérer atteindre la terre la plus
proche, l'île
Frégate, l'une des Seychelles ... Il faut
considérer, de plus, que dans ces parages les brises
sont
souvent très
fortes, la mer très grosse. A ceux qui,
comme moi,
savaient ce qu'est la mousson, il restait très
peu d'espoir
... Par ailleurs, il était évident que le peu de
vivres et la
petite quantité d'eau récupérés ne pouvait
suffire aux
besoins de tant de monde pendant tout le
temps
qu'exigeait le trajet que nous avions à faire...
_" D'une part, le risque de couler ... D'autre
part, la
crainte de
mourir de faim ou de soif ... Aucune autre
perspective
ne s'offrait à nous.
_" Tout ce que nous possédions se résumait à
fort peu de
choses : Une
bouilloire pour l'eau chaude, une marmite
de bouillon,
récupérée dans la cuisine, un pot de terre
contenant la valeur de quelques bouteilles d'eau et
dans
lequel on
vida le bouillon, trois agneaux, deux tortues
géantes, deux
petits pourceaux, six régimes de bananes.
C'était tout.
La fumée avait été si épaisse que tous ceux
qui avaient
essayé d'entrer dans la cabine ou dans la
soute aux
vivres avaient été immédiatement suffoqués ...
Monsieur
Lesage fut choisi comme responsable de nos
faibles
provisions. C'était lui qui en ferait une
répartition équitable. Chacun promit de ne pas
demander à boire avant la fin du quatrième jour et
nous
fîmes
promettre à Monsieur Lesage qu'il refuserait l'eau,
impitoyablement, à ceux qui auraient la
faiblesse de lui
en demander
avant le moment convenu ...
_" Pour équiper notre chaloupe, nous avions
sept
avirons, un
prélart, une voile et plusieurs bouts, un
compas de route, le sextant du Second et le
nécessaire
pour mesurer
le temps qui s'écoulait. Deux avirons en
croix et la
voile nous tinrent lieu de misaine. Je taillai le
prélart et en fis une grand-voile. Ayant coupé les
extrémités
des plus petits avirons, je fis un capelage
pour installer les haubans et les étais du grand mât
...
Pendant ce temps-là, une place au fond de
l'embarcation
fut assignée
à chacun. Sur chaque banc fut placé un
homme de confiance à qui fut donnée la consigne de
frapper sans merci celui qui aurait l'air de vouloir
bouger
de sa place !
_" Nous n'avions pas encore choisi notre cap.
Lorsqu'on
en fut là,
j'insistai pour que l'on se dirigeât vers les
Maldives :
Nous pouvions y aller en courant toujours
grand-largue. Nous profiterions d'abord des vents du
sud-est, qui règnent au sud de l'équateur, puis de
ceux
du sud-ouest,
qui soufflent au nord de celui-ci. Je pense
toujours que
c'était là le meilleur choix. Il ne prévalut
pas : C'est
une route vers les Seychelles qui me fut
imposée. Je
n'insistai pas, parce que, de toute façon,
j'étais
intimement persuadé que nous étions tous
destinés à la
mort ... A moins d'un miracle ... Dans cet
état
d'esprit, je considérais qu'il n'était point utile de
rendre notre situation pire encore, en provoquant
des
disputes
inutiles ...
_"Le temps était couvert ... La brise était
faible, soufflant
du
sud-sud-est. Barrant avec deux avirons, nous
maintenions le cap au sud-ouest. Nous avancions à
peu
près d'un mille à l'heure. Il était dix heures du
matin.
Notre navire
en flammes avait dérivé vers le nord depuis
que nous
l'avions quitté ... Nous avions vu
successivement tomber ses trois mâts. Il ne nous
apparaissait
plus qu'à travers un épais nuage de fumée
sortant de sa
coque en feu. En tombant, chaque mât
avait déclenché une explosion, faisant jaillir des
morceaux de
bois comme autant de langues de feu
déchirant le
nuage ... Mes yeux, bien malgré moi, ne
pouvaient se
détacher de ce spectacle. Ah ! Monsieur !
Qu'elles étaient tristes, les pensées qui
m'assaillaient !
Par combien de sophismes, imaginant quelque
miraculeux sauvetage, n'ai-je pas lutté contre la
certitude
de notre
perte !
_" Je vous l'avoue franchement ... Ce que je
craignais
plus que la
mort, c'était la perte de ma réputation ...
Quel triste
cadeau à faire à ma famille que celui d'une
mémoire
souillée par des médisances et des
supputations ! N'allait-on pas me rendre responsable
de
la mort de
tant de gens confiés à ma sauvegarde ?
N'allait-on pas attribuer cette catastrophe à mon
imprudence, à
l'insuffisance de mes capacités peut-être
? Mon coeur
était brisé par ces pensées ...
_" Vers quatre heures de
l'après-midi la fumée qui
enveloppait les "Six-Soeurs" se
dissipa un peu. Il nous
sembla que seule sa proue flottait encore ...
L'arrière
devait avoir entièrement brûlé ou
bien avoir coulé.
_" A cinq heures, la mer
avait beaucoup grossi. Elle était
devenu franchement mauvaise. Sans
relâche, il nous
fallait écoper l'eau qui embarquait à chaque
instant ...
Nous rentrâmes les avirons devenus inutiles et
les vents
nous portèrent à l'ouest-sud-ouest. La nuit
venue, nous
avions définitivement perdu de vue les
"Six-Soeurs". Le
ciel, d'ailleurs, était si nuageux que la lune
nous était
cachée, alors qu'elle était dans
son plein. Le vent
soufflait avec force, la mer
déferlait contre la coque de
notre embarcation. Nous étions
lentement poussés sous
le vent. Nous n'avions pas de lumière, nous
embarquions des lames énormes et
nous ne savions pas
quelle route nous faisions. Les
ténèbres, le fracas du vent
et de la mer, les eaux phosphorescentes ...
Lugubre
tableau, bien fait pour saisir
d'angoisse l'âme la mieux
trempée ! Cette première nuit fut
remplie d'horreur et
sembla durer une éternité ...
_" Au lever du jour, le
temps se calma et nos angoisses
s'apaisèrent un peu. Nous étions
le deux août. A midi,
nous avions fait le point, qui
nous situait par 20° de
latitude sud. On distribua à chacun une banane
et un
morceau de la tige à laquelle le
régime est suspendu.
Nous sucions la sève âcre de
cette tige pour nous
désaltérer ... Malgré ceci, la
soif revint, tellement
impérieuse pour certains d'entre
nous que je résolus,
autant pour donner l'exemple que
pour satisfaire un
besoin, de vaincre ma répugnance et de boire
mon
urine. Plusieurs en firent autant
et cela nous procura un
grand bien-être. Je remarquai
que, sans doute par suite
de nos privations, quelques jours plus tard,
l'urine, en se
refroidissant, perdait sa mauvaise odeur et
désaltérait
beaucoup mieux.
_" Vers quatre heures de
l'après-midi, la brise redevient
très forte et la mer est plus mauvaise que
jamais ... Je
fais assurer solidement tous les
objets indispensables, en
les attachant aux bancs. Je fais fermer tous
les caissons
qui contiennent nos maigres provisions.
_"Je pensais en effet que,
si nous venions à chavirer,
ceux qui savaient nager
parviendraient peut-être à
redresser l'embarcation et à
poursuivre le voyage ...
J'avais vu faire des pêcheurs de mon pays,
dans des cas
semblables : Ils guettent une grosse vague ...
Au
moment où elle déferle, elle imprime une
secousse au
bateau, ce qui chasse une partie de l'eau
qu'il contient...
Ils se précipitent de l'autre
bord, opèrent un mouvement
de bascule qui permet de vider le reste ...
_" Cette nuit fut encore plus angoissante que
la
précédente. Seul Dominique, le Maître d'équipage,
avait
le précieux talent nécessaire pour barrer en
attaquant les
lames au bon
endroit. Mais, vers minuit, il vint une
vague si
rapide, si inattendue, qu'elle le fit choir au fond
de la chaloupe et qu'elle nous inonda ... Ce ne fut
par le Maître d'équipage et à faire écoper l'eau par
les
autres. La situation empirait d'instant en instant :
Les
jointures du
bateau avaient été ouvertes en plusieurs
endroits sous
les coups de boutoir de la mer. Nous
avions en permanence six pouces d'eau au-dessus du
plancher,
quoi que nous fassions pour écoper ... La
panique fut portée à son comble : L'éventualité d'un
sacrifice humain fut à nouveau mise sur le tapis ...
rendit grâce à l'Eternel.
_" Vers midi, une nouvelle observation nous
situa par
2°59 de latitude sud. La même ration que la veille
fut
distribuée.
Au milieu du jour, le temps s'était mis au
beau, mais,
malheureusement, les vents s'étaient mis à
nous pousser
vers le sud ... Avec des vents pareils ... ( Et
il était à
craindre qu'ils ne perdurent) ... Nous n'avions
plus aucune
chance d'atteindre les Seychelles. Tout le
monde se repentit alors de ne pas avoir suivi mes
conseils lorsque j'avais proposé de mettre le cap
sur les
Maldives ... La côte d'Afrique, elle, se trouvait à
une telle
distance que
l'idée de l'atteindre ne nous vint même pas
à l'esprit
... Je fis maintenir le cap à l'ouest.
_" A huit heures du soir, il tomba un grain.
Nous
abattîmes les voiles, les détachâmes de leurs
vergues,
puis nous les
étendîmes sur le pont pour recevoir la
pluie ... Ce
que nous avions recueilli représentait à peu
près la
valeur de quatre bouteilles. Nous versâmes
précautionneusement cette eau dans le pot.
_" Quant à nous, Monsieur ... C'était vraiment
une
grande pitié
que de nous voir aspirer de tous nos pores
cette
humidité, ouvrir la bouche pour y recevoir
quelques
gouttes, et lécher nos vêtements avec avidité ...
Ah ! Notre
sort était bien affreux et notre soif était bien
grande !
_" Le cinq août, à cinq heures du matin, le
vent cessa de
souffler,
aussitôt, nous couchâmes les mâts que nous
avions remis
en place la veille au soir. Nous nous mîmes
aux avirons,
mettant le cap au sud pour monter en
latitude. Je fus parmi les premiers à prendre les
avirons,
avec le
Second et quelques passagers. Ensuite, à tour de
rôle, chacun
se mit à ramer de bonne grâce. Un
passager, un
seul, refusa de ramer, prétendant ne pas
savoir s'y
prendre parce qu'il ne l'avait jamais fait ... Je
lui demandai de se placer auprès d'un rameur et, au
moins,
d'essayer de l'aider ... Il refusa de nouveau ... Je
lui dis
résolument que, puisqu'il ne voulait pas nous
aider, il nous était impossible de garder parmi nous
une
personne
aussi inutile qu'embarrassante ... Je le
menaçai de le faire jeter à l'eau ... A l'instant,
il saisit un
aviron, et s'en débrouilla aussi bien que les autres
!
_" Notre observation de midi nous donnait une
augmentation de quatre milles en latitude. Monsieur
Lesage
procéda à la distribution d'eau ... Chacun en
reçut un
boujaron. On tua deux moutons, dont le sang
fut recueilli dans un pot que vidèrent avec avidité
plusieurs personnes. La chair fut partagée de façon
équitable. On la mangea crue.
-"Malgré ces périls et malgré ces angoisses,
l'amour
parvenait encore à trouver sa place. Mademoiselle
Palmas était
très attachée à Monsieur Moreau, notre
Second ...
Nul ne l'ignorait. Bien qu'elle fût elle-même
très affaiblie par la faim, je la vis obliger
celui-ci à
accepter la moitié de sa ration d'eau et la moitié
du pain
qu'elle avait
reçu.
_" Monsieur Moreau repoussa cette offre, mais
je crus
cependant devoir intervenir dans ces délicats débats
en
déclarant que
quiconque recevait une ration était tenu
de la
consommer ou de la restituer à Monsieur Lesage
afin d'augmenter la part commune.
_" Nous recevions parfois du ciel quelques
secours
inespérés ...
Des poissons-volants, poursuivis par des
bancs de bonites ou des dorades fendant l'air et,
heurtant nos voiles, retombaient dans le bateau ...
Ils
devenaient, de droit, la propriété de celui qui s'en
saisissait le premier. Ce soir-là, c'est moi qui fus
favorisé
: Un fou
s'était imprudemment posé sur l'espar qui nous
servait de
gouvernail _ Je réussis à l'attraper _ J'en bus
le sang et je
partageai la chair avec le Maître d'équipage.
_" Le six, le temps était beau et nous avions
gagné 38
minutes en latitude depuis la veille. Monsieur
Lesage
nous distribue notre ration d'eau et notre part du
troisième mouton, que nous avions tué et qui fut
mangé
cru comme les deux premiers. Le manque de sommeil
nous faisait cruellement souffrir. Après beaucoup
d'essais et avec beaucoup d'efforts, nous avons fini
par
trouver une solution ... Tout le creux du bateau
était
occupé par
les marins et les passagers, le tillac l'était par
les femmes et
les enfants ... Sur les trois bancs de
l'arrière nous étions installés : trois des
passagers, le
Second, le maître d'équipage qui tenait la barre et
moi-
même. Les jambes repliées, le dos sans appui, nous
étions obligés, pour soulager l'inconfort de notre
posture, d'appuyer notre tête tantôt sur les genoux
du
voisin,
pendant qu'il posait la sienne sur notre dos
, tantôt de nous étreindre à bras-le-corps comme
lorsqu'on s'embrasse et de placer notre tête sur
l'épaule
l'un de l'autre. Pitoyable repos, continuellement
troublé,
interrompu
sans cesse, à chaque secousse infligée par
les vagues à notre bateau ! Aussi nous faisions
d'affreux
cauchemars ... Tant d'affreux cauchemars que
l'insomnie
nous
paraissait encore préférable au sommeil !
_" Le sept le temps était toujours beau. Les
vents étaient
toujours
favorables. En frottant deux morceaux de bois
l'un contre
l'autre, nous réussîmes à faire du feu ...
C'était un événement considérable ! Nous apportâmes
tous nos
soins à la conservation du feu.
_" Il fut placé dans la seule marmite que nous
possédions. Nous l'alimentions avec le bois que nous
arrachions aux caissons de la chaloupe. Nos deux
petits
cochons furent immédiatement saignés et débités en
tranches. On
les fit cuire en les appliquant sur les parois
extérieures
de la marmite.
_"La joie revint parmi l'équipage. Elle releva
quelque
peu leur
moral, que tant de calamités avaient abattu. Je
vis un marin
tirer sa pipe, qu'il avait conservée
précieusement, et la fumer avec un plaisir que seul
un
fumeur peut
comprendre ... Nous n'étions pourtant pas
au bout de
nos aventures ...
_" Le Second fit une plaisanterie à destination
de l'un
des passagers
au sujet de ses appréhensions, puis de
grands éclats de rire se firent entendre : Quelques
matelots, après avoir fait accroire au cuisinier
qu'on
allait être
obligé de manger de la chair humaine,
essayaient de le persuader qu'il serait sacrifié le
premier
à cause de sa
fonction :
_" Un cuisinier, disaient-ils, est à l'avance
moitié cuit !"
_" La tête lamentable du pauvre diable et son
burlesque
effroi
avaient déclenché cette surprenante gaîté.
_"Le huit au matin ... Triste devoir... Il nous
fallut jeter à
la mer le corps d'une jeune négresse, morte
d'inanition.
Son corps avait à peine touché l'eau que nous eûmes
la
douleur de le voir dévorer par un requin énorme qui
nous suivait depuis quelques jours déjà ... Peu de
temps
après, nous fûmes pris dans les grains. Nous
espérions
recueillir de l'eau en assez grande quantité pour ne
plus
avoir à
souffrir de la soif ... Hélas ! _ Malgré tous nos
efforts, nous ne réussîmes à en recueillir que trois
ou
quatre
bouteilles !
_" Dans la journée, le vent passa à l'est. Il
devint très
violent. Je
faisais gouverner au sud-ouest, un quart
ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de latitude.
Cette
route nous
menait aux Seychelles.
_" La mer était forte. nous embarquions
beaucoup d'eau
par-dessus
les plats-bords. J'estimai que cela ne devait
pas nous
empêcher de porter nos deux voiles hautes
Nous ressentions en effet le besoin de faire cesser
nos
souffrances,
que chaque heure rendaient de plus en plus
insupportables ... Nous préférions à la
prolongation de
cette souffrance le risque d'une mort subite.
_"Il nous avait été facile de mesurer la
latitude, que
même pour la longitude ... Nous pensions, et cet
espoir
était assez général, que nous allions bientôt
arriver ...
Quelques passagers impatients se hasardaient même à
déclarer que nous pourrions bien avoir dépassé notre
objectif, ce qui aurait effectivement pu se produire
si
nous n'avions étés sur la bonne latitude ... Je
tentai de
les ramener à
la raison mais, l'un d'eux, Monsieur Le
Moulec, s'entêtait dans son erreur et contribuait
ainsi à
abattre le moral des autres. J'eus quelques paroles
dures
et, ... folie
dont nous avons ri plus tard ... nous ne
trouvâmes pas mieux à faire que de nous provoquer en
duel : Nous croiserions le fer dès notre arrivée à
terre !
_" Vers la fin de la journée, il fut beaucoup
question du
brick le "Courrier", lequel devait être
parti des Seychelles
peu après
nous. Certains rêvaient d'une rencontre avec
lui. En
pleine nuit, nous fûmes soudain réveillés par des
cris :
_" Navire ! Navire ! "
Notre joie fut aussi vive que vite dissipée.
_" Le neuf à midi, mes observations indiquant
une
latitude de 4°34, je fis gouverner à
l'ouest-nord-ouest,
promettant à tout le monde que nous allions bientôt
apercevoir la
terre et que nos tourments allaient bientôt
cesser. Toute
la journée, l'attente fut tendue. La nuit
arriva et
nous n'avions encore rien vu.
_"Pourtant, pendant la nuit, l'homme de barre
me
toucha du doigt ... Il me faisait remarquer que l'on
voyait
le fond comme
s'il n'y avait que quelques brasses d'eau
sous la
coque. De peur de faire naître des espérances qui
pourraient être déçues, je recommandai le silence
absolu
jusqu'à ce
que le jour se lève ... J'avais eu raison car, le
jour venu, le fond ne nous apparaissait plus du
tout.
Mais je ne cherchai pas à dissimuler ma joie lorsque
je
vis que nous
étions entourés par un grand nombre
d'oiseaux de mer. Du goémon flottait autour du
bateau.
Tout cela montrai que la terre était proche.
_" Terre" !
_" Il était dix heures du matin et nous étions
le dix août
lorsque
retentit le premier cri ... Jamais un mot ne
déclencha en nous pareille joie ! _ La terre ...
C'était la
fin de nos
peines, de nos privations, de nos larmes ...
C'était le port, le salut, la vie ! ... C'était pour
chacun de
nous un père, une mère, une famille, une patrie ! La
terre, enfin, c'était le Paradis, pour nous, pauvres
marins
qui sortions
de l'Enfer ! Quels débordements de joie!
Quelle béatitude ! Quelle ivresse ! ... Il n'y a pas
de mots,
dans aucune langue humaine, pour rendre de pareils
bonheurs !
_" A plusieurs reprises, nous fûmes obligés de
menacer
pour obliger
tout le monde à rester immobiles. Tant de
mouvements simultanés risquaient de faire chavirer
la
chaloupe et
de faire avorter toutes nos espérances ... Les
plus malades tentaient, à ce spectacle, de redonner
vie à
leurs regards abattus.
_" Tout ce qu'il nous restait de vivres fut immédiatement
distribué :
Nous reçûmes chacun deux boujarons d'eau
et une banane
à demi-pourrie. Personne ne songea aux
deux tortues géantes, tant le bonheur anéantissait
toutes
nos autres
facultés.
_" La distance qui nous séparait de cette île
fortunée
diminuait à vue d'oeil ... Nous en étions à peu près
éloignés de sept lieues lorsque nous l'avions
découverte.
L'éloignement
nous avait laissé croire qu'il s'agissait de
Frégate ... Nous la reconnûmes bientôt pour "La
Digue".
_"Nous devions avoir encore d'autres frayeurs
... Un gros
orage
s'élevait dans le sud ... Heureusement, un vent
fort nous poussait : Nous dévorions l'espace.
_"Vers deux heures, nous nous trouvions dans le
canal
qui sépare
les îles Marianne et La Digue. Je connaissais
les lieux. Je
fis contourner l'île à bonne distance parce
que, frangée
de récifs comme elle l'est, elle est
inabordable de ce côté.
_" Dès qu'on nous avait aperçu, tous les
habitants
s'étaient portés sur le rivage ... A quatre heures
de
l'après-midi, je découvris une anse de sable propice
au
débarquement.
Tout le monde nous tendit les bras et
nous reçut
fraternellement.
_" J'avais donc fait échouer la chaloupe sur le
rivage ...
La plupart de mes compagnons d'infortune étaient si
faibles que,
sans l'aide qu'on leur apporta, ils n'auraient
pas pu
débarquer ...
_" Deux passagers moururent subitement : un
matelot et
un enfant. On
plaça les plus faibles des survivants sur
des feuilles de bananier, dont la fraîcheur adoucit
un peu
les tortures
que leur faisait souffrir leur peau, écorchée
en plusieurs endroits. Nos visages brûlés par les
ardeurs
du soleil,
notre surprenante maigreur, due à nos
privations, firent que même nos amis hésitaient à
nous
reconnaître,
mais j'ai plaisir à dire très fort que jamais le
dévouement et
l'hospitalité ne furent mieux exprimés
que par les habitants de La Digue : Ils
s'empressaient
auprès des victimes à consoler avec autant
d'empressement que des égoïstes auraient pu avoir à
les
fuir.
_"Nous passâmes deux jours sur cette île, le
temps de
nous remettre de nos fatigues et de notre jeûne. Je
m'embarquai ensuite, avec tous ceux dont la santé
étaient suffisante pour qu'il m'accompagnent sur une
barque que
Monsieur Boisbrun-Morel avait eu la
générosité de nous prêter. Nous fîmes voiles vers
Mahé
le douze
août. Nous y arrivâmes à quatre heures de
l'après-midi.
_"Ici finit, Monsieur, la triste relation de
cette terrible
aventure ...
Tout ce qui resterait à en dire ne regarde que
moi ... Et se
laisse d'ailleurs deviner aisément : Scènes
de famille si
touchantes, pendant lesquelles les coeurs se
mettent à nu,
dévoilent tous leurs trésors de tendresse
maternelle et filiale ... Embrassements et caresses
sans
fin ... Malgré moi, je pleure encore en y pensant
... Je
vois toujours ma vieille mère qui m'enlace, animée
d'une
force
supranaturelle ... Elle se repaît de ma vue ...
Comme on fait à propos d'un objet aimé que l'on
retrouve alors qu'on croyait l'avoir perdu à jamais
...
J'entends mon père ... vieillard extrèmement bon,
mais
pointilleux à
la manière antique quant à l'honneur ... Il
dissimulait
la joie de son coeur, la retardant jusqu'à ce
que mes réponses le satisfassent ... Il put alors,
enfin, la
laisser
déborder au grand jour, cette joie ... Ce fut là, oui,
le plus grand
bonheur de ma vie. Je crois que Dieu me
l'envoya pour me payer de toutes les difficultés
que, par
sa volonté,
j'avais supportées sans me plaindre ...
_"Je n'ai plus qu'à ajouter quelques mots, pour
en finir :
Mon père fit
remorquer la chaloupe jusqu'à Mahé. Elle
nous avait
sauvés ... Il la fit porter à bras dans le verger
... Il l'y
conserva religieusement pendant de nombreuses
années. Plus
tard, la voyant tomber en ruines, je la fis
brûler. Je recueillis ses cendres avec soin et je
les fis
placer dans
une urne d'argent. Elle les contient encore.
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