mardi 25 novembre 2014

LES SIX SOEURS





























_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore trente huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que notre embarcation ne mesure que vingt huit pieds de long sur cinq de large et n'a que vingt six pouces de creux ! Elle est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus de cinq pouces !


_" Nous avions cent quatre vingt lieues à parcourir comme cela pour espérer atteindre la terre la plus proche, l'île Frégate, l'une des Seychelles ... Il faut considérer, de plus, que dans ces parages les brises sont souvent très fortes, la mer très grosse. A ceux qui, comme moi, savaient ce qu'est la mousson, il restait très peu d'espoir ... Par ailleurs, il était évident que le peu de vivres et la petite quantité d'eau récupérés ne pouvait suffire aux besoins de tant de monde pendant tout le temps qu'exigeait le trajet que nous avions à faire...

_" D'une part, le risque de couler ... D'autre part, la crainte de mourir de faim ou de soif ... Aucune autre perspective ne s'offrait à nous. 






























_" Tout ce que nous possédions se résumait à fort peu de choses : Une bouilloire pour l'eau chaude, une marmite de bouillon, récupérée dans la cuisine, un pot de terre contenant la valeur de quelques bouteilles d'eau et dans lequel on vida le bouillon, trois agneaux, deux tortues géantes, deux petits pourceaux, six régimes de bananes. C'était tout. La fumée avait été si épaisse que tous ceux qui avaient essayé d'entrer dans la cabine ou dans la soute aux vivres avaient été immédiatement suffoqués ... Monsieur Lesage fut choisi comme responsable de nos faibles provisions. C'était lui qui en ferait une répartition équitable. Chacun promit de ne pas demander à boire avant la fin du quatrième jour et nous fîmes promettre à Monsieur Lesage qu'il refuserait l'eau, impitoyablement, à ceux qui auraient la faiblesse de lui en demander avant le moment convenu ...










_" Pour équiper notre chaloupe, nous avions sept avirons, un prélart, une voile et plusieurs bouts, un compas de route, le sextant du Second et le nécessaire pour mesurer le temps qui s'écoulait. Deux avirons en croix et la voile nous tinrent lieu de misaine. Je taillai le prélart et en fis une grand-voile. Ayant coupé les extrémités des plus petits avirons, je fis un capelage pour installer les haubans et les étais du grand mât ... Pendant ce temps-là, une place au fond de l'embarcation fut assignée à chacun. Sur chaque banc fut placé un homme de confiance à qui fut donnée la consigne de frapper sans merci celui qui aurait l'air de vouloir bouger de sa place !










_" Nous n'avions pas encore choisi notre cap. Lorsqu'on en fut là, j'insistai pour que l'on se dirigeât vers les Maldives : Nous pouvions y aller en courant toujours grand-largue. Nous profiterions d'abord des vents du sud-est, qui règnent au sud de l'équateur, puis de ceux du sud-ouest, qui soufflent au nord de celui-ci. Je pense toujours que c'était là le meilleur choix. Ile ne prévalut pas : C'est une route vers les Seychelles qui me fut imposée. Je n'insistai pas, parce que, de toute façon, j'étais intimement persuadé que nous étions tous destinés à la mort ... À moins d'un miracle ... Dans cet état d'esprit, je considérais qu'il n'était point utile de rendre notre situation pire encore, en provoquant des disputes inutiles ...












_"Le temps était couvert ... La brise était faible, soufflant du sud-sud-est. Barrant avec deux avirons, nous maintenions le cap au sud-ouest. Nous avancions à peu près d'un mille à l'heure. Il était dix heures du matin. Notre navire en flammes avait dérivé vers le nord depuis que nous l'avions quitté ... Nous avions vu successivement tomber ses trois mâts. Il ne nous apparaissait plus qu'à travers un épais nuage de fumée sortant de sa coque en feu. En tombant, chaque mât avait déclenché une explosion, faisant jaillir des morceaux de bois comme autant de langues de feu déchirant le nuage ... Mes yeux, bien malgré moi, ne pouvaient se détacher de ce spectacle. Ah ! Monsieur ! Qu'elles étaient tristes, les pensées qui m'assaillaient ! Par combien de sophismes, imaginant quelque miraculeux sauvetage, n'ai-je pas lutté contre la certitude de notre perte !

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