TAHITI
Monsieur de Bougainville, avec sa perruque
sur la tête, bien poudrée, débarqua à Tahiti en 1768. Il n’y resta que dix
jours. Cela lui suffit pour publier un livre dithyrambique. Je ne pense pas
qu’il eût le temps de faire le tour de l’île. L’eût-il fait à pied ou à dos
d’homme ? ... La reine de Tahiti ne se déplaçait que par ce moyen là … Il lui
eût fallu combien de jours ?
Mon arrière-grand-père, qui se prénommait
Ludovic, était médecin et botaniste. Il fréquentait la cour et trouvait qu’on y
faisait la “bringue” d’une façon incomparable. Il demeura à Tahiti beaucoup
plus longtemps que Monsieur de Bougainville. Il emprunta à l’un des habitants
un cheval et un cabriolet. Il fit, lui, le tour de l’île. Ce n’est pas
difficile, il n’y a qu’une seule route, on ne risque pas de s’égarer. C’était
vers 1880 je crois. Il fit étape à Taravao et mit deux jours pour accomplir sa
promenade, admirant les paysages et herborisant au passage.
Moi, en 1962, lors de mon premier passage à
Tahiti, j’avais loué un “pot de yaourt” et j’avais sacrifié au rite du tour de
l’île, m’émerveillant devant les haies d’hibiscus, les fruits de l’arbre à
pain, les larges feuilles des taros. Je m’émerveillais aussi des rivières qui
coulent sur des galets noirs, des lavandières qui frottaient le linge sur les
rochers et je m’émerveillais de leurs éclats de rire. Il me fallut quelques
heures pour accomplir mon tour.
Il n’y a toujours qu’une route, peut-on
dire, à laquelle on a ajouté une “traversière”. Il n’y a plus de chevaux, si ce
n’est sur le champ de courses de Pirae. Il n’y a plus de cabriolets si ce n’est
des cabriolets pétaradants.
Il y a peu de cabriolets, à dire le vrai :
la mode est plutôt aux énormes “paquebots” tous-terrains rutilants de chromes
et de nickels. Plus ils sont gros, plus on est fier !
-” Hi, yah ! Tu as vu ma bagnole ? - Rien
que les pneus, ils coûtent plus d’un million ! Regarde la largeur !”
Chaque cargo qui accoste dans le port, qu’il
soit français, japonais ou coréen, apporte sa cargaison de voitures neuves. Il
en repart bien quelques unes dans les îles environnantes, mais le plus grand
nombre demeure à Tahiti.
Alors, pensez ... Tout un peuple de
fonctionnaires, dont la plupart travaillent à Papeete ... Ils habitent presque
tous hors de la ville, et particulièrement sur la côte qui possède des plages,
vers Punauia, Paea et papara. Leurs bureaux ouvrent tous à la même heure, vers
sept heures et demie, et les écoles ouvrent leurs portes en même temps, donc
tout le monde prend la route en même temps. File indienne, embouteillages,
queue-leu-leu, ralentissements, accidents ... les deux roues qui tentent de se
faufiler ...
Si vous voulez arriver à sept heures et
demie à votre bureau, il vous faut partir de chez vous à cinq heures et demie.
Vous aurez peut-être une chance d’être à l’heure, à moins que ...
Pour en être certain, je vous conseille, si
vous habitez au-delà de Punauia, de partir de chez vous, carrément, vers cinq
heures du matin. Il n’y aura personne sur la route. Vous arriverez avec une
avance confortable, ce qui vous laissera le temps de préparer un café !
-” Hi, Yah ! Tu as vu ma “bagnole”. Rien que
les pneus, ils valent plus d’un million. Tu as vu leur largeur !”
J’ai imaginé une petite histoire, que l’on
pourrait raconter aux petits enfants. Elle parlerait d’une île, une petite île
au-milieu de l’océan. Ce serait une île jolie, avec de longues plages blanches,
blondes ou noires, des rochers de toutes les couleurs, des fleurs et des arbres
aux feuilles multiformes, des oiseaux de toutes les couleurs et des habitants
qui auraient toujours le sourire et qui chanteraient sans cesse, accompagnés du
chant des cascades. On s’y promènerait en pirogue à balancier sur un lagon
versicolore, en mangeant des fruits délicieux. Il n’y aurait qu’un chemin pour
faire le tour de l’île, mais ce ne serait pas grave car il n’y aurait pas de
voitures.
Et puis un jour, quelqu’un aurait acheté une
automobile, ce qui aurait fait envie aux autres. Bientôt il y aurait eu
tellement d’automobiles qu’elles seraient obligées de tourner en rond, à la
queue-leu-leu, et cela ferait comme un manège pour les petits enfants, un
manège comme il en vient pour les fêtes, sur la place des villages. Les
automobiles ne pourraientt même plus s’arrêter. On serait obligé d’installer
des feux, des feux rouges, des feux verts, des feux orange. Il y aurait des
moments réservés pour avancer, d’autres pour reculer, d’autres enfin pour
s’arrêter.
-"Attrapez la queue du Mickey !"
Et
comme on n’obéirait pas toujours aux feux, on serait obligé de construire un
tribunal pour juger les contrevenants et une prison pour punir ceux qui le
mériteraient. L’île, l’île jolie deviendrait un enfer ! ... Jusqu’à ce qu’on
interdise les automobiles ... On parlerait d’installer un petit train !
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