PAPEETE
Le nom, d’abord … Et tous les rêves qui l’emplissent : Parfums de
cocotiers, de tiaré, de mangues et d’ananas. Couleurs : Paul Gauguin et
les autres. Montagnes vertes, plages blanches ou noires, ciel tout bleu. Le
lagon d’émeraude, l’océan bleu de roi … Paréos, vahinés alanguies, fleur de
frangipanier à l’oreille, orchidées et couronnes de fougères…
Pirogues et chansons …
Le nom : Le panier, l’eau … Le
panier dans l’eau ? Quoi qu’il en soit, ce nom fait rêver !
J’ai vu arriver Bernard Moitessier dans le port de Papeete, sur son voilier
dénommé Joshua, voilier rouge qui venait de l’autre bout du monde.
Moitessier : Un dieu ivre d’espace et de soleil !
J’ai vu les traces d’Alain Gerbault et croisé celles de Gauguin … J’ai vu des
hommes qui étaient venus là pour mordre dans le fruit de l’arbre à pain. Les
chemins étaient bordés de goyaviers et de buissons d’hibiscus. Les rivières
claires couraient dans les vallées ; Des chevrettes roses sautaient sous
les galets. Sous les cascades, les jeunes filles tordaient leur tresse
dans les éclats de rire.
J’ai vu …
Les maisons de bois ont laissé la place aux immeubles de béton. Le palais de la
reine a disparu. De grands magasins ont été construits. Les bureaux se sont
multipliés. Des quais ont été élevés. Les îlots ont été rattachés à la grande
terre : De grands cargos, de grands paquebots y accostent. Des grues ont
été installées.
Les bonitiers sont toujours là, hérissés de cannes en bambou. Ils sont
maintenant bien abrités de la houle. Devant la plage, juste en face de la passe
à travers le récif, les voiliers sont toujours secoués par les vagues. Des
pirogues sont alignées, prêtes pour la mise à l’eau : Nombre de pirogues
prêtes à la course, coques de matière plastique … La grande course de pirogues,
« Hawahiki Nui », de Papeete jusqu’à Bora Bora, c’est
splendide !
Les climatiseurs ronronnent, mais on ne les entend guère : Comment
voudriez-vous entendre autre chose que les voitures ? – Les
voitures ? – Plutôt que des voitures, parlons de ce train qui enroule et
déroule ses anneaux, dès cinq heures du matin : « trucks », bus,
camions, voitures en tous genres, mais surtout énormes voitures tous terrains.
Cela sort d’on ne sait où … C’est un seul corps, un seul long et horrible
serpent. Cela avance parfois, d’un seul bloc, d’un seul élan, et puis cela se
bloque, on ne sait pourquoi, en attendant de repartir, tout à la fois. C’est
bruyant, cela sent mauvais. L’air même s’en opacifie. Et c’est comme ça tout
autour de l’île … On peut le dire sans presque exagérer ! – Un serpent –
Une pieuvre allongeant et rétractant ses tentacules !
Mais les vahinés ? – Les vahinés ? … Elles sont devenues caissières
de supermarchés ! On peut aussi les voir, le soir, quand elles dansent
dans les hôtels de tourisme …
Le tourisme, Monsieur … Le tourisme ! – Grands yachts de grand, très grand
luxe, avec, chacun, plate-forme pour hélicoptère ! Limousine de six mètres
de long … Et des garçons en descendent pour prendre le linge sale et embarquer
le linge propre. Casino ! - Une belle a perdu sa boucle d’oreilles de
diamant en descendant l’escalier… Perles de culture, perles noires, perles grises,
perles « aile de mouche », perles dans les vitrines, perles vendues à
la sauvette, cachées au creux d’un mouchoir. Perles qui ont roulé sur le
trottoir, quand la police est arrivée…
Les jeunes dieux qui se dressaient sur le récif pour lancer le harpon ? …
Ils sont au collège ou au lycée, et leurs parents sont devenus
fonctionnaires : Ils jouent au loto, cultivent du «pakalolo». Ils boivent
de la bière et ils fricotent dans les systèmes électoraux.
Les îles Tuamotu, les îles Marquises, les îles sous le vent, les îles Australes
… Ah ! oui, allez-y vite : Le chancre est entrain de les toucher,
mais il en reste quelques unes dans lesquelles on peut avoir envie de jouer les
Robinsons.
Des atolls, il y en a qui sont tout
petits. Vus d’avion, on dirait qu’un ange a laissé tomber une alliance sur
l’eau. L’île Maria, quand on va vers l’archipel des Gambier, est un anneau
parfait. Son lagon est versicolore.
De temps à autre la goélette mouille son ancre près de chaque atoll pour
embarquer la récolte de coprah. Si l’océan est trop profond pour qu’on puisse y
mouiller une ancre, le bateau fait des ronds dans l’eau pendant que les
chaloupes font le va et vient. Mais sur ces petits atolls, il n’y a pas de
résidents permanents. On n’y vient que pour la récolte.
L’atoll dont je vais vous parler est tout petit, mais il est habité toute
l’année et ceci depuis longtemps : Il y a eu deux familles, installées ici
depuis des lustres et des lustres. L’une demeurait à l’extrémité sud de
l’atoll, l’autre à l’extrémité Nord. Je ne connais pas l’histoire de ces deux
familles, toujours est-il que le temps a passé ... Il ne reste plus, au sud,
qu’une vieille dame, seule, bien vieille. Au nord, il ne reste plus qu’un
vieillard, bien vieux.
Il faudrait connaître leur histoire pour savoir pourquoi ils sont fâchés : Ils
ne se parlent plus, ils ne se voient plus, ils ne se rencontrent plus ... Et ce
n’est pas facile sur un atoll si petit ... Il faut y mettre du sien!
Bien entendu, sur l’île, il n’y a pas d’eau, pas plus que sur toutes les îles
... Il y a une ancienne citerne en béton, que les hommes de La Légion Étrangère
ont construit, il y a longtemps ... Du temps où les deux familles n’hésitaient
pas à se rencontrer. Cette citerne collecte les eaux de pluie, qui ruissellent
sur son toit de tôles. Il manque d’ailleurs des tôles : Elles ont rouillé et
puis le vent les a plus ou moins arrachées, un jour où le vent d’un cyclone a
soufflé.
Le vieux, la vieille, vont jusqu’à la citerne, quand ils ne peuvent pas faire
autrement. Mais alors, qu’il s’agisse du vieux, qu’il s’agisse de la vieille,
on emmène le chien avec soi. Car il y a un chien sur l’île. Un grand diable de
chien efflanqué. C’est le seul qui n’a pas été mangé. Il n’a pas été mangé
parce qu’il rend des services : Quand on va jusqu’à la citerne, on emmène le
chien. Il fréquente indifféremment l’un et l’autre des habitants et ,
semble-t-il, il n’a rien à faire de leurs vieilles querelles. Mais quand on va
à la citerne ...
Si “l’autre”y est déjà, le chien se
met à japper. On sait alors que ce n’est pas le moment d’y aller !
Quant à sa nourriture ... Lorsqu’il ne pêche pas
assez de poissons sur le récif, ( car les chiens savent pêcher!) il fait le chemin
entre le nord et le sud … Le chemin qui est sa trace et n’est rien d’autre que
sa trace : C’est lui qui assure la seule liaison entre la vieille et le
vieux ! Et cela fait des années que cela dure ! Ne me demandez pas le nom de ce
petit atoll, je l’ai oublié. Je le regrette.
Les deux vieillards sont-ils toujours là ? Et le chien ?
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