Chanson
Il était une frégate
Larguez les ris
Il était une frégate
Larguez les ris
Qui n’avait jamais vogué
Larguez les ris dans la grand’voile
Larguez les ris dans les huniers …
Quant au navire,
il est irrémédiablement perdu …
_" Il y a une demi-heure que
je dors ... Un effroyable choc, soudain, fait bondir tous les dormeurs de ce
malheureux bateau ... Le Saint-Abbs vient de heurter un récif de corail ! ...
Il barbotte au milieu des écueils pleins d'écume ... Le veilleur avait bien, une
minute plus tôt, aperçu de l'écume qui moussait à l'avant ... Mais il était
bien trop tard pour éviter la catastrophe !
_" Je cours vers l'arrière.
Là-bas, la scène est consternante, même pour les coeurs les plus fermes ... Des
hommes courent sans raison, çà et là. Des espars se brisent à hauteur de nos
oreilles. Des lames colossales emportent tout sur leur passage ... C'est une
confusion invraisemblable ! La nuit est d'un noir profond, qu'assombrit encore
une pluie diluvienne ... Autour du bateau, on ne voit plus rien ...
Que l'écume blanche des rouleaux
qui déferlent, se fracassent autour de nous avec d'impitoyables rugissements.
Le navire roule terriblement. Nous nous cramponnons aux cordages pour ne pas
être balayés par-dessus bord.
_" Petit à petit, le bateau vire sur le récif. Sa proue se dirige face aux vagues. Tout à coup, au moment où la coque est encore en travers, le grand mât, le mât de misaine, le mât d'artimon, toute la mâture se brise et s'abat d'un seul coup, avec un grand bruit. Le pont étant dénudé, le bateau présentant enfin son étrave à la vague, les mouvements deviennent alors moins éprouvants.
_"Il est minuit maintenant.
Depuis deux heures, tous les passagers sont à l'arrière ... en pyjama ! Le
navire est giflé par les vagues ... Chacune nous submerge, chacune brise
quelque chose en passant. Trempés, gelés, nous nous risquons à quitter
l'arrière et nous nous réfugions dans le salon. La nuit se passe en
discussions, en supputations quant à notre probable position géographique ...
Il semble bien qu'à ce moment-là, le capitaine et ses officiers l'ignorent
complètement ...
En fait, ce n'est que beaucoup
plus tard, que nous saurons sur quel récif nous avons fait naufrage ...
Quant au navire, il est
irrémédiablement perdu. Il a talonné durement. Ses ponts sont défoncés. Les
cabines sont inondées et la quantité d'eau qu'il y a dans les cales montre qu'à
l'évidence le fond du navire est éventré. La terre est donc notre seul espoir.
Le matin l'éclaire et nous la révèle proche. Certains désespèrent, d'autres,
plus optimistes, conservent l'espoir...
_"La conduite de l'équipage est parfaite : Tout le monde reste discipliné ... Mais la nature impose ses lois : Je m'endors, rêvant sans doute d'un sort meilleur. Je dors jusqu'au matin.
_" Terre ! " crie
quelqu'un ... Juste au moment où nous nous réveillons ... Ce cri est accueilli
comme une véritable bénédiction : L'espoir revient avec le petit matin!
_" Là ... Nous en sommes
sûrs ... Presque sous le vent ... On distingue, sans erreur possible ... L'ombre
d'une petite île basse.
Dans la lumière encore pâle, elle
semble couverte de roseaux ou de bambous que surmonteraient leurs fleurs, comme
de grands panaches...
Lorsque le soleil disperse les
brumes matinales, on apporte les longues-vues ... Il apparaît clairement qu'il
ne s'agit ni de roseaux ni de bambous, mais que d'innombrables vols d'oiseaux
de mer planent au-dessus de l'île, au ras du sol ... La lumière devient plus
vive. Elle nous découvre une seconde île, plus grande et plus haute, sous le vent
... Elle est un peu plus éloignée ...
_" Nous avons fait naufrage
entre ces deux îles, sur le récif qui court sans doute de l'une à l'autre. Nous
saurons plus tard que la plus petite est l'île Bird. La plus grande est l'île
Juan de Nova. Nous nous trouvons dans le groupe des îles Farquhar, situé à deux
cents milles au nord-est de Madagascar. Les rouleaux se fracassent sur le récif
et le submergent complètement à marée haute. De toute évidence, aucun bateau ne
saurait demeurer intact au milieu de semblables déferlantes.
Les vagues énormes, soulevées par les vents du sud-est et poussées jusque-là en une course ininterrompue à travers l'Océan Indien, sur plus d'un millier de milles, s'écrasent sur les écueils qui brisent leur course triomphante. Celui qui n'a pas assisté à pareil spectacle peut difficilement imaginer leur déchaînement.
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