C’était en 1973, je
crois. Je me trouvais à Vientiane, capitale du Laos.
Poussière rouge
recouvrant les maisons et les arbres, odeurs de frangipannier , robes safranées
des bonzes et bonzillons, pagodes aux toits d’or, portes sculptées,
cyclo-pousses et vieux taxis déglingués. Marché du matin et marché du soir,
balanciers de bambou sur l’épaule pour porter les marmites de soupe. Des oies,
des poules, des ours enchaînés et , tout au fond, dans l’ombre, les baraques de
bois bancales des fumeries d’opium. Le Mékong insane roule ses humeurs jaunes.
De l’autre côté, c’est un autre pays, auquel on n’accède pas, mais on voit
passer des fantômes sur la rive.
Situation étrange d’un
pays en état de guerre. J’habite une ville fermée. J’ignore le pays voisin,
auquel nous n’avons pas accès.
Situation étrange d’un
pays sur lequel règne un Roi qui réside à Luang Prabang, ville mythique. Mais
le pouvoir est à Vientiane où siège un Prince du sang.
Situation étrange d’un
pays dont la majeure partie est occupée par les troupes d’un autre prince du
sang, aidées par celles des voisins vietnamiens.
À Vientiane, nous
avons vu entrer, silencieux, les soldats du Pathet Lao, inquiétants. Ils sont
allés dans leurs casernes et on ne les a revus que lorsque l’un d’entre eux, en
mobylette, allait faire ses courses en ville.
Étrange situation
figée, incompréhensible : Les troupes ennemies sont en présence dans la même
ville. Rien ne bouge. Dans le pays voisin, Phnom-Pen va bientôt tomber, chacun
le sait. La danse de Shiva le destructeur va bientôt commencer.
Un matin, passant vers
le centre ville ... Un piédestal. Il n’était pas là hier encore. Un piédestal,
et rien dessus ... Le ciment n’est pas sec encore.
C’est curieux : les
nations à l’avenir incertain sont celles qui édifient le plus de monuments :
Tout en haut de l’avenue Lan Xang s’élève un arc de triomphe monumental, décoré
d’apsaras et de têtes d’éléphants.
Le Laos est le Royaume
des cent millions d’éléphants ! Vous avez dit Royaume ! Pour combien de temps ?
C’est sans doute cette incertitude qui pousse à l’édification, là, d’une statue
...
Le lendemain, je
repasse au même endroit. Le piédestal doit avoir séché suffisamment : On a posé
quelque chose dessus. Quelque chose, mais je ne peux deviner quoi car un voile
le recouvre. Ce n’est pas très haut, ce n’est pas énorme ... En tout cas, ce ne
peut pas être une statue ...
Je retourne voir ce
qui s’est passé le jour suivant. Rien n’a changé ... Un voile cache toujours
les choses. Deux policiers veillent. Les passants sont indifférents ... Sans
doute en ont-ils vu d’autres !
Et puis un jour, le
voile s’est soulevé : Le vent, sans doute. Les deux policiers sont toujours là.
Ou leur relève très probablement.
Alors je vois ! Je
vois, en bronze, une énorme paire de chaussures ! Seules, les chaussures sont
là. Il n’est pas possible que l’on ait élevé un monument pour une paire de
“tatanes”, si belles soient-elles ! Mais elles sont vraiment très grandes, très
bien faites aussi. Une paire de chaussures montantes, solides, faites pour la
marche. Alors je comprends : C’est bien une statue qu’on va élever là. Dans les
pays de l’Asie du sud-est on coule beaucoup de bronze. On élève beaucoup de
statues. Elles représentent des soldats, des chefs, censés symboliser l’unité
de peuples qui n’en ont guère. Mais des godasses !
Puis les chaussures
ont disparu pendant quelques jours et le piédestal est resté vide. Qu’allait-on
vraiment faire ici ? Il m’en souvient ... C’était réellement de très grandes
chaussures ... Pour quel géant ?
La fois suivante, vous
en souvenez-vous très chère, vous étiez avec moi. La statue entière était sur
son socle. Elle était voilée des pieds à la tête. Elle était grande, grande ...
Voilée des pieds à la tête, ou de la tete aux pieds, comme vous voudrez, cachée
derrière le drapeau du pays aux cent millions d’éléphants ... Mais le voile
cachait mal les chaussures ... Sacrés godillots ! Énormes.
Enfin, le jour de
l’inauguration, nous avons compris : La statue, fort bien réalisée d’ailleurs,
n’avait pas été coulée dans la même fonderie que les chaussures. Qui avait fait
l’erreur ? Je ne sais, mais l’une des deux fonderies n’avait pas respecté les
proportions imposées par les artistes. Ah ! Pour ça, il avait des tatanes, le
Roi du Laos !... Car c’était bien du Roi qu’il s’agissait. On avait ajusté les
chaussures au reste du corps et ... Celà faisait un Roi Patagon ( Car chacun
sait que la Patagonie est le pays des grands pieds. ) Lorsque le voile tomba,
Au moment où jouait la musique des khens ... Nul ne broncha. Chacun regardait
le bout de ses propres chaussures;
Mais le soir même, la
statue avait été enlevée, corps et chaussures !
On ne l’a jamais revue
car quelques jours plus tard, le Roi du Laos était destitué et Le Prince rouge
prenait le pouvoir.
Il y a, quelque part
dans les environs de Vientiane sans doute, une paire de chaussures à récupérer,
mais on ne peut guère envisager d’en chausser la statue de Napoléon : Le Petit
Caporal était bien trop petit !
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