EN PROVENCE
On peut vivre plusieurs vies à la fois. Il suffit de
changer de
peau. Quand j'étais interne au collège de Lorgues,
dans les collines du Var, je
changeais de peau chaque fois que
je gagnais le "champ d'euf",
comprenez le champ de football,
qui était plutôt un vaste terrain vague, sur
lequel, en principe,
nous n'avions pas le droit d'aller sans être accompagnés.
Je
m'organisais et, compte tenu des facilités offertes par "mon
emploi du temps",
je parvenais à m'échapper de plus en plus
souvent. J'avais repéré les pièges à
ressort que certains de
mes condisciples posaient dans l'herbe, amorcés d'une
miette
de pain ou d'une grosse fourmi. On piégeait beaucoup les
petits oiseaux
en Provence, pour les faire griller en
brochettes. Le piégeur se faisait une
gloire de ses prises ...
Moi, je détendais les ressorts et je désamorçais les
pièges.
C'était de l'autre côté du "champ d'euf" que je
"changeais de peau", très vite.
_" Changer de peau ...Tu vois ce que je veux dire ?
... Le coeur qui se dilate, le sang qui pétille et court plus vite.
Le corps
qui devient plus léger ... Ce n'est pas seulement la
peau qui change.
Petits murets en pierres sèches formant terrasses
sur les
pentes, cailloux tranchants, et les amandiers ... Des
vignes devenues un peu
sauvages, des buissons, des oliviers
aux feuillages argentés ... Parfois un
chêne-liège à l'écorce
épaisse et gercée ... Tu cours, tu cours, tu dévales
vers le bas:
Facile : Ce n'est qu'un rythme à prendre. Tu ne cours pas, tu
sautes, comme une chèvre. A peine le temps de toucher le sol
... Un coup de
talon, tu décolles à nouveau ... On dirait qu'il
t'est poussé des ailes ! Il
suffit d'avoir l'oeil juste : Il faut
choisir l'endroit exact où le pied va
toucher le sol ... Il va le
toucher si peu ! ... Personne pour regarder. Seul
j'existe.
Les terrasses sont trop haut, trop sèches, trop
caillouteuses, trop étroites, personne ne les cultive plus. Seuls
y demeurent
les oiseaux et les sauterelles qui jaillissent du sol
dans le soleil ... A
peine le temps de les apercevoir, d'entendre
leur bruissement ou
leurs cris. Les cigales, elles, chantent,
chantent. On ne les voit pas, mais
l'air entier est un chant de
cigales. parfois, elles chantent tant qu'on ne les
entend plus.
Si le rythme est bien pris, tu ne
t'essouffles
même pas : Le talon tape, et c'est reparti ! En fait, l'élan n'est
jamais interrompu. Tu dévales la pente en oblique ... Pas à la
verticale : La
descente dure plus longtemps, pour le plaisir.
Un caillou branle sous le pied ?
_ Tu l'as déjà abandonné
avant qu'il ne chute. Le bonheur, quoi !
Jusqu'en novembre et, si tu as un peu chance
jusqu'en décembre même, tu peux trouver quelque chose à
grappiller dans les
vignes ... Tu as déjà goûté ces raisins
flétris à force de mûrir, gorgés de
sucre et de parfums ?
Parfois tu trouveras aussi des figues et des amandes,
laiteuses
ou un peu durcies. Le bonheur ! ... Le bonheur, au parfum du
ciste,
de la lavande, du romarin et du jasmin.
Un jour, j'ai dévalé jusque dans une plantation
d'oliviers. Des femmes s'occupaient à récolter les fruits,
violets à force d'être
mûrs, presque noirs, gras, sentant bon !
Certaines tendaient des couvertures,
en les tenant par les
coins. D'autres étaient montées dans les branches; elles
jetaient les olives dans les couvertures afin qu'elles ne
s'abîment pas. Je
grimpai. Je cueillis les olives. Lorsque je
repartis, on me donna des biscuits
et un verre de vin rosé. Le
bonheur !
Revenu au "champ d'euf", il me fallut
quelque
temps pour reprendre mes esprits : Pas facile de changer à
nouveau de
peau ! J'en avais la tête qui tournait _ "Calme-toi,
mon coeur" _ Je
me glissai dans une salle de classe ...
Au collège, personne, jamais, ne me reprocha
mes escapades. Est-il possible que personne ne s'en aperçût
? _
Si c'est intentionnellement qu'on a fermé les yeux, on a
bien fait : Ce
sont ces escapades qui m'ont permis de revêtir
enfin ma propre peau,
incomparable à celle des autres ... Et
de m'y trouver à l'aise un jour !
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