mardi 12 février 2019

LA LETTRE ....






LA   LETTRE














               La lettre que j'ai reçue aujourd'hui, j'ose à peine

 en parler, en ces temps où il suffit de porter à l'oreille,

 en passant devant chez le boulanger ou encore lorsqu'on

 se promène sur la plage, un petit appareil téléphonique

 d'autant plus pratique que les conversations qu'il

permet évitent, en somme, d'avoir à rencontrer son

prochain.











                Je relève ma boîte aux lettres dès que le facteur

 est passé. Ils sont nombreux ceux qui, comme moi, ne

 peuvent se résoudre à appeler le facteur autrement que

 facteur : "Préposé", cela vous a un petit air de

"technicien de surface " qui ne me convient pas du tout

et auquel je ne me ferai jamais ... Et d'abord, préposé à

quoi ? _ Faudrait-il ajouter "Préposé à la distribution du

 courrier" ?





               







               Aussitôt après le passage du facteur, donc, j'ai

sauté jusqu'à la porte et , d'un tour de clef, j'ai ouvert ma

 boîte aux lettres, modèle normalisé. Il y avait l'habituelle

 poignée de petits journaux gratuits distribués pour

 raisons publicitaires : Je n'ouvre jamais ces journaux,

 ils vont tout droit à la poubelle ... Il vaut mieux ne pas

les faire entrer chez soi, on ne saurait vite plus comment

 lutter contre leur accumulation. Il y avait aussi une

bonne poignée de tracts, de questionnaires, de dépliants

 et autres choses qui, également, prennent directement le

 chemin de la poubelle ... Qui en est vite remplie ! Il y

avait quelques enveloppes dont l'aspect laisse deviner

 qu'elles ne contiennent elles-aussi, que des publicités ...

On vérifie pour la forme, et on jette aussi, les enveloppes

 et leur contenu. J'ai mis à part deux enveloppes

 blanches dont la présentation ne laisse aucun doute : Ce

sont des relevés bancaires ... On les examinera plus tard.

 Une fois ce tri effectué, il restait une enveloppe

 oblongue; son papier était d'une texture inaccoutumée,

d'une couleur légèrement différente de celle à laquelle on

 est habitué.












                    J'ai pris cette enveloppe par un coin, tenant

 les deux enveloppes de la banque dans la main gauche.

Le timbre était inhabituel, le tampon d'oblitération

difficilement déchiffrable. Je suis rentré chez moi. Je me

 suis débarrassé des lettres dont l'ouverture pouvait être

remise. Je suis allé jusqu'à mon bureau. Je me suis assis

 à ma table de travail. Recevoir d'on ne sait où une lettre

d'on ne sait qui, à propos d'on ne sait quoi, cela demande

 méthode et requiert le respect des rites.











                   Les journaux et les prospectus, on les jette.

 Les lettres de la banque, on en remet l'ouverture à plus

 tard ... Ouverture brutale et barbare : On déchire un

angle, on passe un doigt sous le rabat, on poursuit la

 déchirure ... De toute façon, on jette l'enveloppe

 aussitôt. Mais cette lettre là, on commence par

l'examiner : Le nom, l'adresse, ce sont bien les miens.

 L'écriture est belle, alerte, élancée, régulière ...











                   _ " Mais où donc ai-je déjà vu cette écriture ?

Je la connais, mais je n'arrive pas à me souvenir ... "












                   On retourne l'enveloppe : " Non, il n'y aucune

 mention de l'expéditeur." Il faut poursuivre l'examen

selon le cérémonial. On revient au timbre, dont on scrute

 à nouveau la figurine : Stylisée, elle conserve son

énigme. Le pays d'origine ? _ Son nom doit être écrit là,

 mais les caractères dans lesquels il est écrit ne sont pas

 des caractères latins, allez donc y comprendre quelque

chose ! Respect pourtant, respect dû à une

correspondance qui vient certainement de très loin, d'un

 pays où les coutumes ne sont pas les nôtres, où la langue

 est autre ... 













                     _" Et pourtant, je suis sûr que je connais

 cette écriture. C'est même celle de quelqu'un qui m'est

proche, très proche, j'en mettrais ma main au feu ! ...

Quelqu'un qui me serait proche ... Mais que fait-il donc

dans ce pays-là, de l'autre côté du globe ? ... Il est vrai

 que les gens voyagent si facilement à notre époque, et

jusque dans des pays dont la seule idée, il y a quelques

 années, eut paru invraisemblable ! "













                      On a beau tourner et retourner l'enveloppe,

on ne sait toujours rien de plus. On ouvrirait bien ...

Mais, au fond, on fait durer le plaisir. Car c'est un plaisir

 : Quelqu'un, quelqu'un qui m'est proche, qui m'est cher

 sans doute, quelqu'un qui se trouve sur un continent

lointain, dans je ne sais trop quel pays, pour je ne sais

 trop quelle raison ... Et je tâte l'épaisseur de la lettre : Il

 y a plusieurs feuillets, contenus là-dedans. Celui qui

 m'écrit ne se débarrasse pas d'une corvée : Il se fût

 contenté d'expédier une carte postale ... Quelqu'un qui

 pense à moi, auquel je suis assez cher pour qu'il ait pris

 sur son temps pour m’écrire.

On prend le canif qui est utilisé comme coupe-papier …

Son le manche est guilloché. On ouvre le canif,

lentement. On glisse la lame dans l'angle du rabat de

 l'enveloppe. On procède à petits coups, à tout petits

coups, par courtes avancées soigneuses. C'est à peine si

 l'on entend crisser le papier ... Non, on n'a pas passé la

 lame sous les feuillets, les pages de la lettre s'en seraient

 trouvées coupées en deux ... On a bien fait attention.

 L'enveloppe ouverte, on saisit les feuillets entre le pouce

 et l'index, on les déplie, on va tout droit au dernier

d'entre eux, tout au bas de la page, là où se trouve

 forcément la signature ...












                    _" Ah! C'est lui ! Évidemment, cela ne

pouvait être que lui ! "









                   Tout à coup, on est bien aise. On a maintenant

 tout son temps, tout son temps pour permettre au visage

 de son correspondant de sortir des limbes, de prendre

 réalité : Il est là, c'est lui ... Nous verrons tout à l'heure

ce qu'il a à nous dire ... Mais que je suis bien aise de le

 recevoir !




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