LA LETTRE
La lettre que j'ai reçue aujourd'hui, j'ose à peine
en parler, en
ces temps où il suffit de porter à l'oreille,
en passant
devant chez le boulanger ou encore lorsqu'on
se promène
sur la plage, un petit appareil téléphonique
d'autant plus
pratique que les conversations qu'il
permet évitent, en somme, d'avoir à rencontrer son
prochain.
Je relève ma boîte aux lettres dès que le facteur
est passé.
Ils sont nombreux ceux qui, comme moi, ne
peuvent se
résoudre à appeler le facteur autrement que
facteur :
"Préposé", cela vous a un petit air de
"technicien de surface " qui ne me
convient pas du tout
et auquel je ne me ferai jamais ... Et d'abord,
préposé à
quoi ? _ Faudrait-il ajouter "Préposé à la
distribution du
courrier" ?
Aussitôt après le passage du facteur, donc, j'ai
sauté jusqu'à la porte et , d'un tour de clef, j'ai
ouvert ma
boîte aux
lettres, modèle normalisé. Il y avait l'habituelle
poignée de
petits journaux gratuits distribués pour
raisons
publicitaires : Je n'ouvre jamais ces journaux,
ils vont tout
droit à la poubelle ... Il vaut mieux ne pas
les faire entrer chez soi, on ne saurait vite plus
comment
lutter contre
leur accumulation. Il y avait aussi une
bonne poignée de tracts, de questionnaires, de
dépliants
et autres
choses qui, également, prennent directement le
chemin de la
poubelle ... Qui en est vite remplie ! Il y
avait quelques enveloppes dont l'aspect laisse
deviner
qu'elles ne
contiennent elles-aussi, que des publicités ...
On vérifie pour la forme, et on jette aussi, les
enveloppes
et leur
contenu. J'ai mis à part deux enveloppes
blanches dont
la présentation ne laisse aucun doute : Ce
sont des relevés bancaires ... On les examinera plus
tard.
Une fois ce
tri effectué, il restait une enveloppe
oblongue; son
papier était d'une texture inaccoutumée,
d'une couleur légèrement différente de celle à
laquelle on
est habitué.
J'ai pris cette enveloppe par un coin, tenant
les deux
enveloppes de la banque dans la main gauche.
Le timbre était inhabituel, le tampon d'oblitération
difficilement déchiffrable. Je suis rentré chez moi.
Je me
suis
débarrassé des lettres dont l'ouverture pouvait être
remise. Je suis allé jusqu'à mon bureau. Je me suis
assis
à ma table de
travail. Recevoir d'on ne sait où une lettre
d'on ne sait qui, à propos d'on ne sait quoi, cela
demande
méthode et
requiert le respect des rites.
Les journaux et les prospectus, on les jette.
Les lettres
de la banque, on en remet l'ouverture à plus
tard ...
Ouverture brutale et barbare : On déchire un
angle, on passe un doigt sous le rabat, on poursuit
la
déchirure ...
De toute façon, on jette l'enveloppe
aussitôt.
Mais cette lettre là, on commence par
l'examiner : Le nom, l'adresse, ce sont bien les
miens.
L'écriture
est belle, alerte, élancée, régulière ...
_ " Mais où donc ai-je déjà vu cette écriture ?
Je la connais, mais je n'arrive pas à me souvenir
... "
On retourne l'enveloppe : " Non, il n'y aucune
mention de
l'expéditeur." Il faut poursuivre l'examen
selon le cérémonial. On revient au timbre, dont on
scrute
à nouveau la
figurine : Stylisée, elle conserve son
énigme. Le pays d'origine ? _ Son nom doit être
écrit là,
mais les
caractères dans lesquels il est écrit ne sont pas
des
caractères latins, allez donc y comprendre quelque
chose ! Respect pourtant, respect dû à une
correspondance qui vient certainement de très loin,
d'un
pays où les
coutumes ne sont pas les nôtres, où la langue
est autre
...
_" Et pourtant, je suis sûr que je connais
cette
écriture. C'est même celle de quelqu'un qui m'est
proche, très proche, j'en mettrais ma main au feu !
...
Quelqu'un qui me serait proche ... Mais que fait-il
donc
dans ce pays-là, de l'autre côté du globe ? ... Il
est vrai
que les gens
voyagent si facilement à notre époque, et
jusque dans des pays dont la seule idée, il y a
quelques
années, eut
paru invraisemblable ! "
On a beau tourner et retourner l'enveloppe,
on ne sait toujours rien de plus. On ouvrirait bien
...
Mais, au fond, on fait durer le plaisir. Car c'est
un plaisir
: Quelqu'un,
quelqu'un qui m'est proche, qui m'est cher
sans doute,
quelqu'un qui se trouve sur un continent
lointain, dans je ne sais trop quel pays, pour je ne
sais
trop quelle
raison ... Et je tâte l'épaisseur de la lettre : Il
y a plusieurs
feuillets, contenus là-dedans. Celui qui
m'écrit ne se
débarrasse pas d'une corvée : Il se fût
contenté
d'expédier une carte postale ... Quelqu'un qui
pense à moi,
auquel je suis assez cher pour qu'il ait pris
sur son temps
pour m’écrire.
On prend le canif qui est utilisé comme coupe-papier
…
Son le manche est guilloché. On ouvre le canif,
lentement. On glisse la lame dans l'angle du rabat
de
l'enveloppe.
On procède à petits coups, à tout petits
coups, par courtes avancées soigneuses. C'est à peine
si
l'on entend
crisser le papier ... Non, on n'a pas passé la
lame sous les
feuillets, les pages de la lettre s'en seraient
trouvées
coupées en deux ... On a bien fait attention.
L'enveloppe
ouverte, on saisit les feuillets entre le pouce
et l'index,
on les déplie, on va tout droit au dernier
d'entre eux, tout au bas de la page, là où se trouve
forcément la
signature ...
_" Ah! C'est lui ! Évidemment, cela ne
pouvait être que lui ! "
Tout à coup, on est bien aise. On a maintenant
tout son
temps, tout son temps pour permettre au visage
de son
correspondant de sortir des limbes, de prendre
réalité : Il
est là, c'est lui ... Nous verrons tout à l'heure
ce qu'il a à nous dire ... Mais que je suis bien
aise de le
recevoir !
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