NOS VÊTEMENTS
Avril est pluvieux souvent. Les averses
tombent dru. La neige se rencontre encore en
certains
endroits et,
ailleurs, ce sont les orages qui font tomber la
grêle
..." Comme des hallebardes ", selon l'expression
consacrée. Le plus désagréable, c'est la boue,
lorsqu'on
marche sur
les chemins, à travers champs, à travers
monts et vallées, surtout si l'on a la malchance de
passer
là où un
troupeau a piétiné, là encore où les
pneumatiques d'une motocyclette ont creusé des
ornières en
forme d'arabesques profondes.
Pourtant, à bien y réfléchir, quel que soit le
temps, chaud
ou froid, sec ou pluvieux, marcher est
aujourd'hui un vrai plaisir, comparativement à ce
qu'ont
connu nos
parents, à ce que nous avons connu nous-
mêmes lorsque nous étions enfants. Ce bonheur nous
est
offert ... Y
songeons-nous de temps en temps ? ... Par les
industriels
du textile et du vêtement.
Nous avons connu les lourdes capotes de drap
que portaient
les soldats de la guerre de quatorze et,
encore, ceux
de quarante. Lourdes capotes, pantalons,
blousons de
drap rouge-garance, bleu-marine ou kaki.
Drap de laine
foulée, dégraissée, grattée, rasée, que l'eau
alourdit
encore en l'imbibant comme une éponge. Drap
rêche, raide,
difficile à laver, encore plus difficile à
repasser ... Et vous devez le repasser " à la
pattemouille",
avec un fer
très chaud, en appliquant sur le tissu un
linge de toile humide : À la chaleur, l'eau siffle,
la vapeur
monte, se
développe ... L'opération fait naître une odeur
de suint qui
imprègne toute la maison. Oh ! La corvée de
lavage et de
repassage, pour le soldat qui s'apprête à la
revue des permissionnaires ! Les chemises de toile
sont
plus faciles à traiter : Lourdes au lavage, malgré
tout
elles se
repassent plus aisément. Encore y faut-il tout un
savoir-faire
et tout un art ! Je ne parlerai des
chaussettes de laine que pour rappeler la crasse qui
les
enduisait si
vite et les trous qui obligeaient si souvent à
les repriser ... Il faudrait encore parler des
chaussures de
cuir, avec
leurs semelles à clous, leurs fers et leurs
talons : Il arrivait que, décousues, elles se
missent à
bailler comme gueules d'alligators. Mouillé, le cuir
devenait raide, dur même, blessant ...
_ " Graissez, graissez vos chaussures, tous les
soirs avant
de dormir. Graisse de porc ou graisse de
phoque, graissez vos chaussures ..."
Les chaussures de marche étaient très mal
imperméabilisées, les chaussettes devenaient
vite
humides, puis complètement trempées ... Gare aux
ampoules,
gare aux pieds blessés !
Ma pauvre mère, je n'oublie pas les journées
où
bouillonnait la lessiveuse sur son feu de bois. Lourds
draps de
toile de lin ou de toile de coton, certains de
chanvre encore ... La lessiveuse crache la vapeur,
tremble
et s'agite,
souffle, écume. Je n'oublie pas l'effort des bras
et celui des
mains, frottant, frottant avec le cube de
savon et
frottant avec la brosse en chiendent. Je n'oublie
pas les reins
douloureux à force de se plier sur le bord
du lavoir, la torsion, à quatre mains, pour
l'essorage,
l'étendage
sur les fils, dans la cour de la maison ...
Lourds, lourds les draps à étendre ! Il faudrait
parler
encore des
"carreaux" de fonte mis à chauffer sur le
poêle, du petit manipule pour en saisir la poignée
sans
trop se
brûler la main. Il faudrait parler de la
"mouillette" pour l'humidification, de
l'amidon, utilisé
pour les chemises, que sais-je encore : J'ai
certainement
oublié
plusieurs étapes, en toutes ces opérations ! Ma
mère,
lorsqu'elle " se mettait en lessive", en avait pour
trois jours ! Ah ! oui ... Il faudrait encore parler
des
boules de " bleu " utilisées pour que le
linge paraisse
plus blanc …
Lorsque je suis arrivé à l'étape hier au soir,
au sortir des
monts de l'Aubrac, j'ai posé ma veste sur
un cintre; je
l'ai suspendue dans la salle de douches. J'ai
accroché mon
"poncho" de nylon à la poignée d'une
fenêtre haute, tout simplement. J'ai lavé mon
pantalon
tout maculé
de boue; je l'ai lavé entièrement, à l'eau
froide, et je
l'ai rincé dans le lavabo. J'ai rapidement
décrotté mes
chaussures; j'en ai passé les semelles sous
le robinet .
Les chaussures étaient demeurées sèches à
l'intérieur et les chaussettes l'étaient donc aussi.
Mes
chaussettes ne sont plus trouées. Ce sont elles,
pourtant,
qui donnent
toujours le plus de soucis : Il faut les
allonger sur le radiateur du chauffage central pour
espérer les faire sécher pendant la nuit …
Merveilleux tissus, si faciles à
entretenir !
... Le sac à
dos en est plus léger ! Comme ils sont loin,
les draps
peignés, grattés, foulés. Les toiles lourdes et
rêches ne sont plus que souvenirs : On se couche
dans un
drap léger,
qui se salit peu, demeure frais et n'exacerbe
pas les
odeurs. Au matin, tout le linge est prêt à enfiler,
sec, souple,
propre. Il n'y a plus de repassage ! On a
même inventé
des tissus qui " respirent ", permettant
l'effort sans
les inconvénients de la transpiration.
Mieux, on a
inventé des tissus qui sont chauds lorsqu'il
le faut et
frais lorsque le soleil brille. Les chaussures
elles-mêmes
sont devenues légères, souples et étanches.
Marcher est
devenu, dans ces conditions, un vrai
bonheur. Les
intempéries ne sont plus redoutables ni
redoutées.
Soldats de l'Empereur, vous qui traversiez
des continents entiers sous la pluie et sous la
neige, dans
vos uniformes
de drap, avec tout votre barda sur le dos
et les pieds
dans vos lourds godillots ... Poilus de
Quatorze et de Quarante, embourbés, imbibés sous la
pluie de la
Champagne et des Ardennes, pèlerins au long
cours,
marchands et rouliers, marins trempés par les
embruns, s'enroulant tous, le soir venu, dans leurs
couvertures humides plus ou moins habitées par la
vermine ...
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