lundi 11 février 2019

LE COUPE-PAPIER





LE COUPE-PAPIER










                     J'ai trouvé l'autre jour, dans le fond d'un

panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au dix

 neuvième siècle, du temps de mon grand-père, que je

n'ai pas connu. Un volume jaunâtre, dont la couleur était

 affadie par le temps. Vous savez bien, sur la première de

couverture vous trouvez le nom d'un éditeur ... Existe-t-il

 encore ? _ On n'en parle plus guère : Tant de maisons

 d'édition ont maintenant disparu ! Tout en bas, vous

trouvez une date, écrite en chiffres romains la plupart du

 temps : Cela fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que

 l'on peut lire. Il faut réfléchir un peu pour le déchiffrage,

 mais l'initié y parvient sans trop de mal. Je n'en dirai

pas plus. Peu importe le titre de l'ouvrage, et peu

importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai péché-là,

 au fond du panier, c'est un livre broché. Au dos, vous

pouvez lire son prix : 3 fr. 50, autant dire qu'il n'est pas

sorti des presses avant hier, cela vous renvoie à

l'indication portée sur la couverture; elle est du reste

 répétée ici, mais en chiffres arabes cette fois : 1906 ...

Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce livre, on me l'a

vendu vingt francs d'aujourd'hui ( à propos, cela va faire

combien d'euros ?).







                    Un livre broché n'a pas du tout la même

 odeur qu'un livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge

 son nez entre deux pages, l'odeur est indéfinissable :

Cela sent un peu le chiffon, mais avec quelque chose de

subtilement très différent, qui rappelle la boîte à ouvrage

 de ma grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu,

aussi, comme le vieil album de photos de ma famille :

Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ... Mais

 oui, cela sent un peu la pomme, et puis le cigare et la

pipe ... Mais alors, ces odeurs de fruit et de tabac, elles

 sont adoucies, amorties, transformées : Ce sont des

odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles

sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !


 



                   Un livre broché, c'est souple, un peu mou.

C'est un composé de quelques dizaines de feuillets

rattachés les uns aux autres par du fil blanc noué. On

 sait que, si le fil venait à casser, le feuillet tout entier

viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui ont

 été imprimées toutes ensemble, sur une même feuille,

qu'on a ensuite a pliée. 




              







                   Si on voulait extraire un feuillet, on

 s'apercevrait que, sur la même feuille, les textes

 destinés, chacun, à être déposés sur une page, sont

typographiés tête-bêche,  de manière à se retrouver dans

 le même sens une fois le livre composé. 

- Y pense-t-on parfois ? 





                






                 Mais un livre broché à la manière d'autrefois a

d'autres mystères, que notre époque ne connaît plus ...

En fait, si j'ai acheté ce livre, chez le bouquiniste, c'est

parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus, bien

plus que vingt francs ! Ces volumes étaient vendus "non

 coupés" ... C'est à dire que le fabricant, ("Achevé

d'imprimer le douze septembre mil neuf cent six par

Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir cousu les

 feuillets, n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ...

 Songez donc : Vous n'avez jamais goûté ce pur plaisir !

 ... Vous saisissez le coupe-papier de la main droite ... Il

était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier, d'ébène ou de

 corne ... Il était là, dans le fond du tiroir de droite ...

 Vous l'aviez oublié ou bien vous ignoriez jusqu'à la

fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? _ C'est un

truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé dans le

fond du tiroir avec un bâton de cire rouge et un cachet

monogrammé dont on se servait autrefois, paraît-il, pour

 clore les plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces

choses là, on les voit encore parfois, chez les antiquaires

 ...














                  J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le coupe papier.

J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du bureau. La

main gauche, paume largement ouverte sur la première

de couverture, Le coupe- papier dans la main droite, que

 l'on tient avec trois doigts, fermement pour qu'il ne

dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons, trop

pressés, irrespectueux ! ... Couper les feuillets d'un livre

 broché, c'est une cérémonie. Comme toute cérémonie,

elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et ses

avancées ... Là ! ... Lorsque la lame est bien passée entre

les pages ... Attention, il faut la faire passer entre toutes

les pages qui constituent le feuillet, sans en oublier une,

 sous peine de blasphème ! 












                    D'un seul coup ... Il vaut mieux y aller d'un

 seul coup, pour éviter les hésitations et les remords,

 sources d'avatars tels que déchirures ou dentelures ...

 Trancher le papier d'un seul coup, en un seul

crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la lame.

 Le bord des pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ...

 Presque rien si le coupe papier est en bon état, juste un

 effilochement de quelques centièmes de millimètres,

 comme un minuscule liseré d'écume légère. Le papier

 fraîchement coupé, cela a son odeur particulière, qui

sent un peu l'acier de la lame.












                    Allez ! Vous l'avez bien réussie, cette

 ouverture, feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre,

 vous le feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous

 y replongez le nez ... Vous allez maintenant, comme aux

 murs d'une exposition, examiner l'une après l'autre les

 eaux fortes ou les xylogravures ... Commencerez-vous la

 lecture aujourd'hui ou bien reposerez vous le livre pour

 ne le reprendre que plus tard ? ... Un livre broché, non

coupé ... Sensation d'avoir ouvert une porte, de se

trouver à l'entrée d'un chemin qui ne se révèle que pour

 vous, qui n'a jamais été foulé avant vous ! Sensation

d'avoir ouvert vous même la boîte aux merveilles :

Personne n'a jamais lu ces pages avant vous ! Le plein

épanouissement de ces sensations vaut bien que,

 scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour couper les

 pages d'un livre il faut un bon coupe-papier, taillé dans

 une matière de qualité. Il faut ensuite respecter les

 gestes et leur enchaînement, prendre son temps, et puis

 trancher, trancher d'un seul coup. On peut, entre deux

coupures de feuillets, reprendre son souffle, caresser à

nouveau de la main gauche bien à plat la première de

couverture. On peut, à la fin, souffler sur le bureau, à

l'endroit où le livre était posé : Les duvets blancs nés du

 papier coupé s'envolent et dansent dans un rayon de

lumière.


                



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