LE COUPE-PAPIER
J'ai trouvé l'autre jour, dans le fond d'un
panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au
dix
neuvième
siècle, du temps de mon grand-père, que je
n'ai pas connu. Un volume jaunâtre, dont la couleur
était
affadie par
le temps. Vous savez bien, sur la première de
couverture vous trouvez le nom d'un éditeur ...
Existe-t-il
encore ? _ On
n'en parle plus guère : Tant de maisons
d'édition ont
maintenant disparu ! Tout en bas, vous
trouvez une date, écrite en chiffres romains la
plupart du
temps : Cela
fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que
l'on peut
lire. Il faut réfléchir un peu pour le déchiffrage,
mais l'initié
y parvient sans trop de mal. Je n'en dirai
pas plus. Peu importe le titre de l'ouvrage, et peu
importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai
péché-là,
au fond du
panier, c'est un livre broché. Au dos, vous
pouvez lire son prix : 3 fr. 50, autant dire qu'il
n'est pas
sorti des presses avant hier, cela vous renvoie à
l'indication portée sur la couverture; elle est du
reste
répétée ici,
mais en chiffres arabes cette fois : 1906 ...
Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce livre, on me
l'a
vendu vingt francs d'aujourd'hui ( à propos, cela va
faire
combien d'euros ?).
Un livre broché n'a pas du tout la même
odeur qu'un
livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge
son nez entre
deux pages, l'odeur est indéfinissable :
Cela sent un peu le chiffon, mais avec quelque chose
de
subtilement très différent, qui rappelle la boîte à
ouvrage
de ma
grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu,
aussi, comme le vieil album de photos de ma famille
:
Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ...
Mais
oui, cela
sent un peu la pomme, et puis le cigare et la
pipe ... Mais alors, ces odeurs de fruit et de
tabac, elles
sont
adoucies, amorties, transformées : Ce sont des
odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles
sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !
Un livre broché, c'est souple, un peu mou.
C'est un composé de quelques dizaines de feuillets
rattachés les uns aux autres par du fil blanc noué.
On
sait que, si
le fil venait à casser, le feuillet tout entier
viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui
ont
été imprimées
toutes ensemble, sur une même feuille,
qu'on a ensuite a pliée.
Si on voulait extraire un feuillet, on
s'apercevrait
que, sur la même feuille, les textes
destinés,
chacun, à être déposés sur une page, sont
typographiés tête-bêche, de manière à se
retrouver dans
le même sens
une fois le livre composé.
- Y pense-t-on parfois ?
Mais un livre broché à la manière d'autrefois a
d'autres mystères, que notre époque ne connaît plus
...
En fait, si j'ai acheté ce livre, chez le
bouquiniste, c'est
parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus,
bien
plus que vingt francs ! Ces volumes étaient vendus
"non
coupés"
... C'est à dire que le fabricant, ("Achevé
d'imprimer le douze septembre mil neuf cent six par
Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir
cousu les
feuillets,
n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ...
Songez donc :
Vous n'avez jamais goûté ce pur plaisir !
... Vous
saisissez le coupe-papier de la main droite ... Il
était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier,
d'ébène ou de
corne ... Il
était là, dans le fond du tiroir de droite ...
Vous l'aviez
oublié ou bien vous ignoriez jusqu'à la
fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? _
C'est un
truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé
dans le
fond du tiroir avec un bâton de cire rouge et un
cachet
monogrammé dont on se servait autrefois, paraît-il,
pour
clore les
plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces
choses là, on les voit encore parfois, chez les
antiquaires
...
J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le coupe papier.
J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du
bureau. La
main gauche, paume largement ouverte sur la première
de couverture, Le coupe- papier dans la main droite,
que
l'on tient
avec trois doigts, fermement pour qu'il ne
dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons,
trop
pressés, irrespectueux ! ... Couper les feuillets
d'un livre
broché, c'est
une cérémonie. Comme toute cérémonie,
elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et
ses
avancées ... Là ! ... Lorsque la lame est bien
passée entre
les pages ... Attention, il faut la faire passer
entre toutes
les pages qui constituent le feuillet, sans en
oublier une,
sous peine de
blasphème !
D'un seul coup ... Il vaut mieux y aller d'un
seul coup,
pour éviter les hésitations et les remords,
sources
d'avatars tels que déchirures ou dentelures ...
Trancher le
papier d'un seul coup, en un seul
crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la
lame.
Le bord des
pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ...
Presque rien
si le coupe papier est en bon état, juste un
effilochement
de quelques centièmes de millimètres,
comme un
minuscule liseré d'écume légère. Le papier
fraîchement
coupé, cela a son odeur particulière, qui
sent un peu l'acier de la lame.
Allez ! Vous l'avez bien réussie, cette
ouverture,
feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre,
vous le
feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous
y replongez
le nez ... Vous allez maintenant, comme aux
murs d'une
exposition, examiner l'une après l'autre les
eaux fortes
ou les xylogravures ... Commencerez-vous la
lecture
aujourd'hui ou bien reposerez vous le livre pour
ne le
reprendre que plus tard ? ... Un livre broché, non
coupé ... Sensation d'avoir ouvert une porte, de se
trouver à l'entrée d'un chemin qui ne se révèle que
pour
vous, qui n'a
jamais été foulé avant vous ! Sensation
d'avoir ouvert vous même la boîte aux merveilles :
Personne n'a jamais lu ces pages avant vous ! Le
plein
épanouissement de ces sensations vaut bien que,
scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour
couper les
pages d'un
livre il faut un bon coupe-papier, taillé dans
une matière
de qualité. Il faut ensuite respecter les
gestes et
leur enchaînement, prendre son temps, et puis
trancher, trancher
d'un seul coup. On peut, entre deux
coupures de feuillets, reprendre son souffle,
caresser à
nouveau de la main gauche bien à plat la première de
couverture. On peut, à la fin, souffler sur le
bureau, à
l'endroit où le livre était posé : Les duvets blancs
nés du
papier coupé
s'envolent et dansent dans un rayon de
lumière.
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