HÔTEL DES VENTES
La porte n'est pas ouverte. Elle est entrouverte
seulement. S'y glisser. Il faut du temps pour que les yeux s'habituent : On est
dans l'obscurité, un demi-jour tout au plus. Des masses incertaines luisent. On
devine des meubles : Tables, chaises, commodes et bahuts, fauteuils et canapés.
Des cuivres imprécis reluisent un peu. Un grand miroir, peut-être deux. Quand
la pupille s'est accommodée, on devine, accrochés aux murs, des cortèges de
portraits encadrés, de gravures, de lithogravures. Sur des étagères s'alignent
des bibelots en séries imprécises.
J'allais dire qu'on entre là comme dans un temple : De
fait, on parle peu, et à voix basse seulement. Peu d'agitation, peu de gestes.
On se déplace en glissant les pieds, comme on le faisait avec des patins de
feutre sur le plancher si bien ciré de l'aïeule que l'on visitait de temps en
temps ... O ! Pas très souvent à dire vrai.
Une commode Louis XV en bois de rose, marquetée, un
vaisselier en ronce de noyer, luisant d'avoir été si bien ciré ... Une de ces
vieilles armoires que l'on appelait des cabinets, si hautes qu'elles ne
rentreraient plus dans nos appartements, trop bas de plafonds. Une chaise
bancale (.."C'est dommage, elle aurait été parfaite pour la chambre d'amis
... Mais, au prix où sont les réparations !).
Lorsqu'on se fait un peu plus attentif, on
s'aperçoit très vite que, parmi les quelques visiteurs, tous ne sont pas là
pour les mêmes raisons. Il y a les professionnels, ceux qui sont là pour faire
des affaires. Ils vont droit vers ce qui les intéresse : Pour un brocanteur ce
sera l'étagère des bibelots, pour le bouquiniste, les cartons dans lesquels
sont empilés les livres, pour l'antiquaire, qui vient parfois de très loin, ce
seront les meubles anciens, les tableaux, les vases peut-être. Ceux-là osent
prendre les objets en main, les retourner, chercher les signatures ou les
estampilles, vérifier l'état des bronzes et des tiroirs ... Ils iront, furtivement,
jusqu'aux vitrines dans lesquelles on expose l'argenterie, les bijoux, les
manuscrits ... Ils prendront un air détaché et, insensiblement, se
rapprocheront d'un employé de la salle des ventes, l'aboyeur sans doute,
peut-être le Commissaire-priseur lui-même, s'il s'agit d'une chose sérieuse ...
Les consignes seront données à voix basse, les visages restant de profil, afin
que les concurrents éventuels n'en sachent rien.
Et puis il y a les autres, les
amateurs, ceux qui n'ont besoin de rien mais qui entrent là comme on entrerait
dans une galerie d'art. Ceux-là sont réellement respectueux, en général,
silencieux, sobres de gestes et de mouvements. Ils ne touchent rien, ils vont
doucement mais leurs yeux sont partout : D'abord une vue d'ensemble, puis on va
d'un objet à l'autre, sans en oublier un. On ne touche pas. On a un peu
l'impression qu'ils craignent d'être des intrus. Sur cette table ce fichu jeté,
de cachemire ou de shantung ... Là, ce sucrier de porcelaine avec une anse ébréchée
... Ce miroir dans lequel on s'attendrait presque à voir apparaître une image
... La machine à coudre et la travailleuse qui sont dans le coin : Il reste un
fil à l'aiguille de l'une, une pelote de laine sur le couvercle de l'autre ...
Sans doute vend-on tout cela dans le cadre des procédures de succession :
_" Nous ferons tout vider, nous ferons
changer les fenêtres et doubler les murs en placoplâtre, refaire les
tapisseries et repeindre les plafonds. Nous pourrons louer."
_" J'ai tout vendu. Que voulais-tu que je
fasse de tout cela ! "
Mais la machine à coudre, le sucrier, le
moulin à café même, et la pendule ...
_ " La pendule, elle ressemble tant à
celle qui se trouvait chez ma grand'mère, sur la cheminée du petit salon !
"
C'est pour cela que l'on est muet,
que l'on n'ose rien toucher, que l'on a tant de respect : Ce que l'on vient
voir avant la vente, finalement, ce sont ces objets qui conservent les
stigmates de notre passé, ce sont les douceurs de nos nostalgies. On cherche là
des témoins, des repères, des amis. On essaie de se retrouver soi-même ...
_ " Ah! Ce livre, je le veux. Il
y avait le même sur le coin du bureau de mon grand-père, la reliure était
semblable à celle-ci. Je n'ai pas pu l'avoir lorsque le grand-père a disparu :
L'un de mes frères, probablement, s'en était emparé, ou bien ce sera quelque
cousin"... Samedi prochain, je viendrai à la vente.
Le jour de la vente, si on est
un peu habitué, on arrive de bonne heure pour avoir une place assise. On n'est
plus trop ému par le cérémonial : L'estrade du Commissaire-priseur, son marteau
d'ivoire, l'énoncé traditionnel des conditions de vente ... L'aboyeur et ses
aides, qui pêchent dans le tas :
_" On vous présente une
lithographie de Moreau, dans son cadre aux palmettes, en excellent état : Il y
a seulement quelques traces d'humidité sur les bordures. Et pour cette
lithographie nous allons débuter à ..."
_" On vous propose
maintenant un coffret à bijoux en laque de Chine. Il est vide mais en bon état.
Les charnières sont en cuivre."
Avant de passer aux meubles,
on liquidera tous les objets utilitaires d'abord : Paniers, outils, vaisselles
tout-venant, livres en vrac, brochés ... Invraisemblables lots où l'on trouve
de tout à la fois, une chose faisant vendre l'autre ...
_" Mais que
peuvent-ils donc bien faire de tout cela ?"
Les professionnels ont
chacun leurs signes ... L'un clignera de l'oeil, l'autre hochera le menton,
imperceptiblement, le troisième lèvera l'index qu'il portait à sa bouche, tel
autre affichera un complet désintérêt, jusqu'à ce que les dernières enchères
soient tombées ... Les avant-dernières car, tout à coup, il se manifestera à
haute voix ou en levant très haut la main.
_ " Adjugé à Monsieur
Larifflette. Quatre cent cinquante cinq francs !"
Les amateurs sont souvent plus
fébriles, Ils parviennent plus mal à cacher leurs désirs. Ils lèvent la main
dès les premières enchères. Pas très haut, juste ce qu'il faut ... Dame, on a
un peu honte de manifester ses envies. Et puis, cet étalage de vie privée ...
Au fur et à mesure que montent les
prix, les pommettes deviennent plus roses, puis plus rouges ... Ce n'est pas
tellement pour la valeur de la chose, mais c'est pour l'envie qu'on en a. Les
mains tremblent parfois.
_" Je le veux, ce livre. Je l'ai
distingué, je l'ai choisi. Il est si semblable à celui de mon grand-père ... Il
m'appartient déjà, n'est-ce pas ? "
On est prêt à faire des folies
: On ne lâchera pas.
_ " Ce livre relié, j'en avais
tellement envie. Et puis tu sais mon chéri, je l'ai eu pour presque rien. Le
Commissaire Priseur, lorsqu'il l'a adjugé m'a dit :
_" Vous avez eu raison,
Madame, cela vaut mieux que ça. Si vous aviez dû l'acheter un jour de grande
vente spécialisée !"
_ " Au bout du compte, qu'as-tu
acheté, à la salle des ventes cette année ? _ Un livre relié : C'est un
exemplaire des "Essais" de Montaigne. Un coffret à bijoux en laque de
Chine : Il ressemble à celui que ta mère rangeait sur la table de sa coiffeuse.
Un châle en shantung qui est presque le même que celui que ta grand'mère offrit
à ta soeur. Une gravure représentant le port de La Rochelle : Il y avait la
même au mur de la salle à manger, chez ton oncle. Un petit bouddha en bronze :
C'est ton arrière grand père qui était allé en Chine, mais tu ne l'as pas
connu. Une petite tête d'ivoire provenant probablement d'une église des
Philippines. Elle a les yeux bordés de véritables cils. Sous la vitre derrière
laquelle tu l'as placée, elle rappelle les chérubins des églises de notre
enfance "
... À la salle des ventes,
c'est toujours son enfance que l'on achète. Le Commissaire-priseur vend des
morceaux d'enfance, des choses douces, d'amour frustré, fade, fané, d'amour
perdu, nécessaires et futiles à la fois.
_"
Aujourd'hui, il y avait des dentelles et des doubles-rideaux. Je n'ai rien
acheté, mais si tu savais comme cela m'a rappelé la maison de ma tante Angèle,
celle qui offrait toujours des bonbons à la menthe ou bien des bonbons anglais
... Tu te souviens ?"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire