LE NAUFRAGE DU
CHALUTIER L’ESSOR
*
Non, je ne veux pas le voir ! … Je
ne veux pas aller au port de la Cotinière … Je ne veux pas voir les foules, les
touristes, ni les marins-pêcheurs. Je ne veux surtout pas voir les
marins-pêcheurs … J’aurais trop pleuré !
Tout cela, je ne veux pas le voir !
Les fêtes de la mer, je sais ce que
c’est, à La Cotinière : Les mâts pavoisés, les quais en fête … On ne sait
plus comment se faufiler pour aller acheter une gaufre ou bien un cornet de
glace … Vendeurs de beignets et vendeurs de barbe à papa … Chapeaux de paille,
shorts et débardeurs, jupes courtes et vareuses bleues, vareuses rouges … La
musique des accordéons, les accents des orphéons … Non, je ne veux pas le voir
…
Ancre de marine à La Brée-Les-Bains
Je sais les badauds en goguette. Je sais
les marchands de crêpes … crêpes au Nutella et crêpes Suzette … Les marchands
de cacahuètes … Je sais les enfants et leurs ballons de baudruche. Je sais les
bannières, les calicots. Je sais les pavillons qui frissonnent dans les
haubans. Je sais les barques qui vont et viennent dans le port. Je sais le ciel
bleu, plus bleu que la tunique de lin de la Vierge Marie, mère des marins. Je
sais la cravate de Monsieur le maire et je sais l’étole de Monsieur le Curé qui
bénira l’océan.
Nous sommes le dimanche onze Août de
l’année mille neuf cent quatre-vingt-seize. Il fait beau, quoique de petites
ondées sporadiques aient fait fleurir des parapluies sur les quais. Ils ont été
vite repliés … Le vent est là, mais il est léger somme toute … Rien ne manque
aux fêtes de la mer. L’océan est calme : Juste un peu de houle, longue …
Comme une respiration.
Comme tous les ans, le dimanche le plus
rapproché du quinze août, c’est la fête de la mer … La jetée du port est
couverte de monde en cette après-midi du cœur de l’été. Les terrasses des
brasseries et des restaurants … Tables et chaises colorées, bière à pleines
chopes, pineau des Charentes et vin blanc … Langoustines, homards, crabes,
crevettes et poissons : On a bien mangé …
Non, je ne veux pas voir tout
cela ! – Je ne veux pas voir les chalutiers partis en mer, tout pavoisés,
chargés de promeneurs … Je ne veux pas les voir doubler le musoir de la jetée,
passer le phare, passer les bouées … Je ne veux pas voir les mouchoirs qui
s’agitent, les bras qui se lèvent, les mains … Je ne veux pas voir tous ces
chalutiers qui sortent, qui piquent vers le large, qui virent et qui
reviennent. Je ne veux pas voir ces gens heureux, je ne veux pas voir ces
enfants, ces jeunes filles, ces jeunes gens, ni ces vieux …
Bateau dans le port de
St. Denis d'Oléron
Un chalutier polyvalent de douze mètres
de long … Coque en polyester … Construit en mille neuf cent quatre-vingt-onze …
Il a un joli nom : « l’Essor » …
Affolement : Le bateau s’est
brusquement retourné … Non, je ne veux pas voir les canots de sauvetage … Je ne
veux pas entendre les cris … Je ne veux pas voir les nageurs, je ne veux pas
voir les plongeurs, je ne veux pas entendre les alarmes ni les hurlements …
Je ne veux pas voir tous les chalutiers
s’assembler autour de la coque renversée … Je ne veux pas entendre dire que des
femmes, des enfants, des hommes sont morts noyés … Qu’ il y a des disparus dont
on ne sait ce qu’ils sont devenus … Neuf … Dix … Plus encore ?
Bateaux de pêche dans le port de Boyardville
Je ne veux pas entendre dire qu’il y a
sans doute d’autres victimes, prises dans les plis du filet … Car le filet
était resté sur le pont : Il a été projeté à la mer …
Je ne veux pas voir les ambulances, les
voitures des pompiers, les hélicoptères qui tournent et longent les plages …
Les badauds agglutinés … Surtout les badauds, je ne veux pas les voir !
Ah ! Les nouvelles courent
vite : J’étais sur la route, sur la route côtière, à la hauteur de la
Menounière … Je me dirigeais vers La Cotinière, moi aussi …
Je ne veux pas les voir … Je ne veux pas
y aller ! - Que ferais-je ? - Un de plus dans la foule … Non, je ne
veux pas voir cela !
Le patron du chalutier, c’était Loïc
Riou … Il faut le respecter :
Le tribunal de Rochefort a reconnu qu’il
ne pouvait échapper au sort : Une vague prenant le bateau par l’arrière et
le faisant chavirer … Il faut le respecter : Les foules sont si énormes,
le jour des fêtes de la mer, à La Cotinière … Y avait-il trop de
passagers sur le pont de l’Essor ? … Tous les ans, l’affluence était
telle … Comment limiter le nombre de touristes embarqués ?
Livre Publié aux éditions du Croît-Vif
LoÏc Riou … Il avait emmené avec lui sa
petite Gwendoline, âgée de sept ans à peine … Priez , si vous savez le faire,
priez pour les dix victimes de ce malheur … Priez, si vous savez le faire,
devant les croix de la chapelle des marins, à La Cotinière, tout au bord du
quai … Il n’y aura plus jamais de bateaux pavoisés qui feront la parade
lors des fêtes de la mer, à La Cotinière … Mais pensez, pensez à tous les péris
en mer, ceux-là et tous ceux qui les ont précédés, ceux qui les ont suivis …
C’était en souvenir de tous ceux-là que l’on organisait les fêtes de la mer …
Et, pour que nul ne soit oublié, je vais
vous donner la liste des péris de ce jour-là … Un beau dimanche après-midi … Le
onze août 1996 … Je vais ajouter ceci : Parmi les dix victimes, sept
appartenaient à la famille du patron, LoÏc Riou …
Gwendoline Riou 7 ans
Laurence Angibaud 33 ans
Marion
Angibaud
4 ans
Ludovic Angibaud
28 ans
Yolande Angibaud 48 ans
Sandra Megnant 30 ans
Lydie Foissard 7 ans
Jean-Claude Simonet 20 ans
Chantal Hubert 35 ans
Damien Hubert 8 ans
Allez jusqu’à la chapelle toute proche …
Recueillez-vous un instant devant le mémorial des péris en
mer … Et priez si
vous savez le faire ! Ah priez !
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Chapelle des marins - La Cotinière.
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Bonne lecture !
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